Mai 1968 et le Mai rampant italien
En guise de conclusion

En guise de conclusion :
Mai-68 français, Mai rampant italien dévoilement et discontinuité

 

Un cycle de dix ans (1967-77) couvre les événements que nous venons d’évoquer. Les luttes ouvrières y ont, pour la dernière fois, exprimé une opposition globale au système, même si elles ne l’ont pas toujours contesté dans ses fondements. Elles ont ainsi particulièrement insisté et exprimé une exigence d’égalité qui transparaît à travers de nombreuses revendications. La classe ouvrière en grève et en lutte a ainsi semblé donner raison à ceux qui ne voyaient dans les luttes de l’époque qu’une répétition des grandes luttes du passé et à ceux qui croyaient encore au fait que « les étudiants devaient, de leurs mains fragiles, remettre le flambeau de la révolution dans les mains robustes et calleuses de la classe ouvrière » ou, du moins, dans les mains de ses organisations officielles.

Pourtant, ce mouvement n’a été ni la répétition du passé, ni une répétition générale pour le futur. Il constitue un moment historique singulier qui voit la conjonction unique de deux mouvements de lutt partiellement séparés qui expriment une crise de la reproduction des rapports sociaux, à travers, d’une part, la remise en question de toutes les institutions et des rôles traditionnels et d’autre part, la remise en cause de la centralité du travail.

L’exigence d’égalité n’a pas été saisie comme exigence radicale principale de Mai-68. Elle est pourtant très présente, mais elle s’exprime sur un air de liberté, de libération des désirs et aussi sous des formes d’auto-organisation et non sous les auspices autoritaires du stalinisme, du trotskisme ou du maoïsme. Ces formes égalitaires manifestaient l’autonomie de la classe du travail par rapport au capital, mais déjà dans un au-delà de son affirmation en tant que future classe dominante. Elles affirmaient aussi l’autonomie des étudiants par rapport aux institutions universitaires. Tout cela, mêlé dans la rue donnait parfois l’impression d’une gigantesque fête, d’un haut niveau de tension vers la communauté humaine, mais c’est ce qui a suspendu le mouvement au-dessus du vide. En effet, l’autonomie, dans un rapport social de dépendance réciproque entre les classes, ne peut être que partielle et fugitive. Il faut qu’elle se transforme en autre chose et pour cela qu’elle se pose les questions du pouvoir et de l’État, c’est-à-dire qu’elle n’oublie pas la dimension politique de la lutte et aussi la question de la nature du capital, afin de ne pas se tromper sur les tâches à accomplir (révolution comme processus ou comme rupture immédiate, pratiques alternatives ou communisation, etc.).

Si Mai-68 et le Mai rampant italien, en tant que mouvements de lutte anti-capitaliste, sont parfaitement adéquats à leur époque, c’est que la transformation des rapports sociaux est aussi au programme d’une société en voie de totale capitalisation.

C’est parce que le capital amorçait une nouvelle phase de domination de tous les aspects de la vie vers une société du capital qui conservait encore des éléments de l’ancienne société bourgeoise, que la révolte va embrasser la totalité des rapports sociaux capitalistes. C’est cette parfaite adéquation qui explique les interprétations divergentes ultérieures, en termes de victoire ou de défaite. Pour nous, il y a bien eu défaite et nous n’avons pas fini d’en payer les effets dans la barbarisation grandissante des rapports sociaux837. Ce que certains appellent victoire, pour la louer (les tendances hédonistes, individualistes, virtualistes) ou la fustiger (les multiples tendances républicaines autoritaires), n’est au contraire que le produit de cette défaite. Cela explique les dérives actuelles des mouvements particularistes. Partis de l’universalisme des mouvements de la fin des années soixante, leur caractère particulariste se coulait alors ou profitait de l’élan du mouvement général, encore prolétarien, mais déjà au-delà, englobant toutes les émancipations. C’était le propre de la référence majeure à l’autonomie, de rendre compte de tout cela. Mais après la défaite, le sens d’émancipation fut brisé par la révolution du capital dans la mesure où, nous l’avons vu, c’est alors le capital qui émancipe… des limites de l’ancienne société bourgeoise pour développer pleinement sa société du capital.

Les références à l’autonomie des collectifs de lutte ou à l’autogestion, sont remplacées par les références à une autonomie individuelle dans l’egogestion avec en complément, le cas échéant, une dimension collective réduite à des références identitaires.

Mais quelles sont les raisons de cette défaite ?

Tout d’abord, il faut reconnaître que ce n’est pas toute la classe qui est montée « à l’assaut du ciel ». Les grèves ont pu se généraliser (comme en France) ou connaître une intensité remarquable, mais limitée géographiquement (comme en Italie). Il n’empêche qu’elles n’ont pas forcément exprimé les mêmes contenus, en fonction de la position des différentes fractions de la classe dans le procès de production. C’est d’ailleurs pour cette raison, qu’au moins en Italie, la question de la composition de classe a atteint une telle importance, sans qu’elle puisse vraiment être résolue. Des obstacles sont restés insurmontables.

Il y a notamment celui, à l’intérieur de la classe, constitué par la majorité des ouvriers qualifiés. Pour ces derniers, les restes de l’identité ouvrière fonctionnent comme histoire d’un âge d’or, celui de l’époque du métier où ils avaient l’impression de changer le monde, au sein de rapports d’exploitation.

Ce passé de l’ouvrier qualifié que l’on peut voir digne de respect, l’évolution du procès de production et de travail l’a transformé en mythe chargé de valoriser l’inéluctable, c’est-à-dire la contrainte au travail salarié. Dans le mouvement, surtout en France, cette fraction de classe a représenté une force conservatrice, parce que si en période de paix sociale relative ou de basse intensité de lutte, la « fierté ouvrière » lui permet d’affirmer une positivité pour s’opposer à la déqualification, à une baisse de pouvoir d’achat ; en période de forte combativité, cette positivité la tire en arrière. Sa « culture ouvrière » l’amène à la tentation de figer le temps, à reproduire le passé (les occupations d’usines), à la recherche d’une identité perdue qui n’est plus présentable aux nouveaux ouvriers tellement elle est floue (le développement des forces productives a déqualifié une grande partie de la force de travail, elle a tué le métier) ou peu convaincante (le syndicat n’apparaît plus comme le représentant de la communauté du travail).

Son incompréhension est donc grande vis-à-vis des pratiques des jeunes camarades et des OS en particulier. Elle a été particulièrement grande par rapport à tout ce qui relève de l’exigence égalitaire soulevée par les OS, exigence qui venait heurter la conception ouvrière traditionnelle de l’unité de classe, basée sur le respect de la hiérarchie capitaliste des qualifications, appliquée aussi dans les pays dits socialistes. Les pratiques des OS étaient donc vues comme fractionnement de la lutte, obstacle à l’unité, comme faisant « objectivement » le jeu des patrons et non pas radicalisation de la lutte en dehors des chemins battus du mouvement ouvrier traditionnel.

La conséquence la plus immédiate de cet état de fait a été le manque de dynamique interne à la classe. De ce fait, elles n’ont pas réussi à relier le côté lutte de masse, pourtant d’un niveau encore jamais atteint dans ces deux pays et de l’autre, l’activité de minorités agissantes ou d’avant-gardes ouvrières. Ce caractère de minorité n’était pas simplement le fait d’une subjectivité révolutionnaire minoritaire, mais provenait aussi du fait objectif que l’ouvrier-masse, catégorie centrale de l’opéraïsme historique, n’était objectivement qu’une minorité, surtout en Italie, certes de masse, mais une minorité à l’échelle du rapport social global. Une minorité qui ne faisait masse que par sa concentration dans les forteresses ouvrières.

Comme le dit aujourd’hui Tronti (op. cit., p. 134) : « La grande usine est le contraire de ces non-lieux qui configurent aujourd’hui la consistance, ou mieux l’inconsistance du post-moderne. La concentration des travailleurs dans le lieu de travail déterminait les masses sans faire masse [c’est l’inverse des populismes qui eux “font masse”, NDLR]. Ce que l’on appelait les masses laborieuses, syndicalement et politiquement organisées, étaient à leur tour le contraire des processus de massification induits par les productions, consommations, communications, de masse ».

En Italie, ces minorités ouvrières se sont retrouvées avec les avant-gardes étudiantes dans le refus de la hiérarchie (la lutte contre les réformes sélectives) et des institutions autoritaires. Après de longs mois de contacts, discussions et actions, ces avant-gardes ouvrières n’ont pas pu accomplir le programme léniniste assigné aux avant-gardes par des groupes comme Potere Operaio (le « pouvoir ouvrier »), puisque l’exploitation de cette force de travail particulière, commençait à ne plus être au centre de la valorisation globale du capital avec les restructurations et la domination de plus en plus forte du travail mort sur le travail vivant. Quand elles sont sorties de l’usine, exprimant leur extériorité au travail et plus clairement parfois, comme en Italie, le refus du travail, cette extériorité devenue sujet collectif dans de nouvelles pratiques et comportements, leur a été renvoyée en boomerang par les restructurations du capital qui ont pris noms : automatisation, décentralisation et délocalisations des unités de production, fin des forteresses ouvrières, arrêt des embauches, flexibilité, chômage et précarité. En un mot, ce que nous appelons « l’inessentialisation de la force de travail » qui n’est pas la fin du travail, mais le fait que la valorisation du capital va prendre de nouvelles formes qui remettent en cause la centralité du travail vivant dans cette valorisation et donc l’utilité d’une armée industrielle de réserve.

En France, s’il y avait des regroupements d’individus comme dans le CATE, ils étaient davantage là en tant que « révolutionnaires » ou ouvriers radicaux, qu’en tant qu’expression du niveau de lutte dans leur entreprise (hormis le cas des grévistes de la RATP à la fin de la grève).

Cette exigence égalitaire, certes, a pu être un moteur de l’action, à un certain moment, car elle permettait de tisser un lien entre les divers protagonistes de la lutte, mais elle est devenue un frein quand le mouvement s’est comme auto-limité (entre le 28 et le 30 mai 1968 pour la France) et que les négociations sont apparues à beaucoup, et dans les deux camps comme la solution la moins coûteuse. Négociations sur les revendications bien sûr, mais aussi sur les compromis politiques (Mendès-France, Moro). Le refus ouvrier des premiers accords de Grenelle fut particulièrement trompeur. Il ne signalait pas le raz de marée qu’aurait pu produire le passage de la grève à une contestation plus globale qui aurait immédiatement fait subir à Krasucki et Séguy le sort que connaîtra Lama. Non, ces dirigeants syndicaux ont été priés d’être meilleurs négociateurs. C’est qu’en France, les luttes d’OS révélaient aussi leurs propres limites intrinsèques en ne débordant pas dans les rues, les villes, les régions pour poser des problèmes plus généraux remettant en cause la totalité des rapports sociaux. Contrairement à ce qu’énonçaient, à la suite de Negri, les néo-opéraïstes italiens, le sujet issu de la nouvelle composition de classe perdait, à peine né, son statut de sujet. Car cette nouvelle identité lui était davantage venue d’une prise de conscience de soi particulière, celle de l’individu-prolétaire, une conscience non réductible à une conscience de classe et qui ne s’était forgée que dans la lutte et un contexte général favorable. Or, les restructurations industrielles ont coupé l’herbe sous les pieds à ce nouveau sujet prolétarien en formation. Il n’a pas eu le temps de se former, car il a été pris de vitesse par le changement de rapport de forces.

Les restructurations comme la dynamique de mondialisation/globalisation vont provoquer un retournement international du cycle de lutte qui transforme la flexibilité prolétaire à la base de l’autonomie des luttes de l’époque, en flexibilité du capital et précarité. Quand il se maintient, le refus du travail n’est plus que passivité. En ce sens, le néo-opéraïsme de Negri est une négation de l’opéraïsme d’origine, dans la mesure où il se rallie au processus technique, comme moyen de libérer les créativités (cf. sa référence à « l’entrepreneuriat politique »).

Dans cette mesure, Tronti reste plus fidèle à l’opéraïsme initial de Panzieri quand il dénonce aujourd’hui le Léviathan de la technique (op. cit., p. 120) et assimile la défaite ouvrière à « une tragédie pour la civilisation humaine » (ibidem, p. 121).

Alors que le mouvement s’est avéré anti-bureaucratique et anti-institutionnel par de nombreux aspects, son rapport aux organisations traditionnelles du mouvement ouvrier est resté ambigu. En France, la rupture a été quasi immédiate entre mouvement étudiant et organisations ouvrières dominantes (CGT et CGT-FO), qui se prononçaient clairement contre le mouvement étudiant et contre les luttes ouvrières déclenchées hors contrôle, et la CFDT a mis quelques années pour affirmer une position particulière plus favorable aux luttes à la base et plus mobilisatrice à travers un concept d’autogestion dont elle ne sait pas encore quoi faire en 1968.

Mais à partir du moment où le mouvement changeait de dimension dans l’extension de la grève et la contestation généralisée des institutions, les représentants traditionnels des étudiants et des enseignants (UNEF-SNESup) et les délégués des Comités d’action, ces derniers avec plus de réticence mais s’y impliquant finalement (le Mouvement du 22 Mars), ont commencé à jouer à qui perd gagne avec les syndicats ouvriers dans une alliance de type très traditionnelle, à savoir le cartel d’organisations, loin d’un véritable alliage entre les différentes composantes du mouvement. On sait qui a perdu : le mouvement d’insubordination, alors que les syndicats sortiront renforcés par une forte adhésion de nouveaux adhérents. Un processus certes logique si on sait que ces syndicats sont les défenseurs permanents de la force de travail, mais décourageant puisqu’il consacre la défaite et la pacification/ normalisation des conflits.

En Italie, le mouvement a été inverse, puisque la CGIL et le PCI soutenaient dès le début un mouvement étudiant et une avant-garde ouvrière qui n’exprimaient pas fondamentalement une critique de la nature de la bureaucratie stalinienne. La marge de manœuvre de la CGIL était suffisamment importante pour qu’elle décide de « chevaucher le tigre ». La formation d’un syndicat unitaire de la métallurgie accentuait d’ailleurs cette marge, par rapport à l’appareil du PCI.

Ce n’est qu’à partir de 1973 et surtout en 1977 que cette critique s’est exprimée sous forme d’une rupture volontariste du Mouvement de 77, qui est en résonance avec le Mai-68, mais par là déjà en décalage avec les luttes de classes… du Biennio rosso. Laissons ici la parole au Tronti d’aujourd’hui, parce que par bien des côtés, nous pouvons souscrire à sa formulation : « Quand on dit que la lutte de classe est terminée, nous disons plus spécifiquement qu’est terminée la lutte de classe au sens marxien, qui était précisément le sens opéraïste (op. cit., p. 145-6) qui reposait sur l’existence de conditions spécifiques qui n’existent plus dans les pays anciennement industrialisés et qui ne sont pas reproduites dans les pays émergents. On peut dire aussi, qu’aujourd’hui, pour ces pays aussi, il n’y a plus le temps. Le rythme de leurs propres délocalisations (Corée du Sud, Chine), de leur niveau d’automatisation (Chine, Inde, Brésil) empêche toute reproduction des conditions d’une classe ouvrière stable, en dehors de quelques exceptions dans certains pays comme au Bangladesh ou certains secteurs comme le textile en Inde.

Si ce que nous venons de dire a un sens, alors nous pouvons en déduire que ce qui s’est passé en 1968-69 et en 1977 ne se reproduira plus. Cela ne signifie pas que ces événements historiques sont du passé838 car ils n’ont pas été dépassés. Ce qui s’est exprimé en eux est une commune révolte qui peut prendre aujourd’hui de nouvelles formes, même si le combat paraît perdu d’avance, parce que la société capitalisée est un monde qui rend tolérable l’intolérable et dissout la révolte dans le quotidien. La révolte ne pouvant apparaître quotidiennement au grand jour, elle cherche parfois encore ses raisons dans le souvenir de 1968 et particulièrement dans ce qui, de lui, reste inassimilable, indissoluble : sa puissance de refus.

Si cela ne constitue pas un programme — le temps des programmes est de toute façon terminé — cela peut toujours constituer un point de départ.

 

Notes

837 – Chez les opéraïstes historiques c’est sans aucun doute Mario Tronti qui est le plus conscient de cela quand, dans Nous opéraïstes, (op. cit., p. 111-112) il déclare : « C’est la dimension de Überarbeiter qui porte l’ouvrier collectif non pas au-dessus de lui-même, mais outre, au-delà du travail machinisé ou ordinateurisé, d’usine qu’il déteste : non pas certes pour parvenir à renverser l’aliénation dans le produit de consommation en une réappropriation de soi, dans l’existence historique. En ce sens, la condition de rude race païenne est, à sa manière, reconnaissance d’un status obligé, tenir ferme à son propre être empirique pour ne pas se laisser ébranler par le rapport social général, et même universel ». C’est ce qui pose problème à l’heure de l’impossible affirmation d’une identité ouvrière aujourd’hui. Impossibilité dans laquelle ne s’engouffre pas un nouveau mouvement pour le dépassement de la société de classes mais toutes les variétés de populisme au sein d’une société désormais capitalisée (cf. anthologie IV de Temps critiques, L’Harmattan, 2014).

838 – … un passé qu’il faudrait oublier comme le proclame Cohn-Bendit dans son livre-clip (Forget 68) pour la commémoration éditoriale des 40 ans de Mai-68. Il insiste dix ans plus tard avec son acolyte Romain Goupil cette fois dans un article de M Le Monde de janvier 2018.