Mai 1968 et le Mai rampant italien
Deuxième partie : l’Italie : Dix années de subversion (1968-1977)

I. Les prémisses théoriques du mouvement

 

Le débat philosophique des années soixante

Ces années-là sont des années d’interrogation collective sur le sens d’une époque qui voit le déploiement de la techno-science à l’intérieur du système capitaliste et qui pose la question de la force sociale, qui incarne la puissance productive du savoir, c’est-à-dire le travail intellectuel en formation, les étudiants. La recherche théorique des années soixante est imprégnée d’une perspective humaniste vers laquelle convergent un marxisme critique rénové et une sensibilité existentialiste. Les références à Marx concernent les œuvres philosophiques de jeunesse : Manuscrits de 1844, Critique de la philosophie du droit de Hegel, opposées à ce qui serait l’économisme de la période de la maturité450. Une démarche à l’inverse de celle menée par Althusser en France, mais qui est commune, en Italie comme en France et en Allemagne, pour tous ceux qui mettent l’accent sur le caractère anti-autoritaire du mouvement.

Le choc de la révolte hongroise de 1956 va aussi précipiter le déclin des analyses en termes gramsciens « d’intellectuel organique », piégées qu’elles sont par leur dépendance vis-à-vis de la parole révélée du Parti.

La lecture attentive des écrits de jeunesse de Marx va aussi mettre au premier plan la problématique de l’aliénation comme processus interne de la domination totalisante du capital. Aliénation à la fois par rapport au produit du travail, aliénation aussi par rapport au travail en général et aliénation dans la division entre travail manuel et travail intellectuel.

Cet ensemble d’éléments constitue le fondement humaniste général des révoltes de 1968. C’est l’histoire des gauches communistes qui est (directement ou indirectement) réintroduite, ainsi que la critique développée par l’École de Francfort qui établit une continuité entre l’idéalisme hégélien et le marxisme critique. La relecture de Hegel dans ce moment de refondation de la théorie révolutionnaire va produire une accentuation du caractère négatif de la dialectique (le fameux « travail du négatif » va être mis à toutes les sauces).

Il va se produire aussi un rapprochement théorique entre ce que Lukács jeune appelait « l’ontogenèse de la conscience sociale » avec le concept opéraïste de « composition de classe », mais l’opéraïsme allait donner à cette ontogenèse de la conscience sociale un contenu précis et concret, celui du refus du travail et non celui d’une référence idéaliste à « l’humain ».

C’est à la fois la force de ce courant opéraïste dans la période 1962-1969, pendant laquelle l’anomalie italienne permet l’affirmation d’un « pouvoir ouvrier » dans l’autonomie ouvrière, et sa faiblesse dans la période suivante, qui pose la révolution à titre humain et non plus dans le strict cadre prolétarien.

En attendant, le courant opéraïste était capable de dégager un contenu précis au concept de totalisation, concept développé par Lukács et aussi Sartre, en mettant en évidence une « totalisation en situation », à la fois dans les luttes pour la recomposition de classe et comme procès de domination du travail vivant par le capital, dans le travail abstrait. Dans les deux cas, il y a production subjective et antagonique. La totalité oppressive du capital est le pôle négatif du mouvement de 68, mais en réponse, le mouvement social allait lui opposer une singularité qui a pris la forme explicite de l’autonomie.

Les Quaderni Rossi

Aux origines de l’opéraïsme451

Ranieri Panzieri, dès le milieu des années cinquante, entreprend une critique du mouvement ouvrier traditionnel dont il perçoit la crise452. Panzieri n’a jamais adhéré au PCI, il a été un dirigeant de l’aile gauche du PSI qui est restée influencée par le syndicalisme révolutionnaire et le socialisme libertaire. Il en est ainsi pour Antonio Negri, même s’il n’est pas de la même génération et aussi de Romano Alquati. Des fondateurs des Quaderni Rossi (QR), seuls Mario Tronti et Asor Rosa ont appartenu au parti stalinien (Tronti en est exclu en 1964, mais il est « dissident » depuis 1956) et ils y reviendront en 1968.

Panzieri s’éloigne du PSI dès 1959 pour fonder un groupe de réflexion sur l’entreprise Fiat, puis les Quaderni Rossi en 1961. Le courant opéraïste453 n’a donc aucune attache particulière ni avec le gramscisme, ni avec la gauche italienne du fait de son double aspect, ouvrier en premier lieu, alors que Gramsci avance la notion de « bloc historique » et aussi subjectiviste quand la gauche italienne est fixée sur les « conditions objectives ».

Il est à noter que ce courant naît au sein du mouvement ouvrier et non en rupture avec lui, car il n’existe pas, en Italie, une tradition gauchiste et le trotskisme est un courant très faible. Les petits groupes bordiguistes ne jouent plus qu’un rôle réduit à partir des années cinquante et sans ligne tactique précise454, ce qui les conduit à des dérives opportunistes par rapport aux élections. Le courant communiste de gauche, qui critique la théorie et la pratique du mouvement ouvrier italien, est donc très réduit, comme nous le verrons plus loin. Néanmoins, il va rapidement se rattacher à l’opéraïsme dans la seconde moitié des années soixante, au même titre, d’ailleurs, que certains éléments d’un mouvement anarchiste très affaibli. L’opéraïsme joue donc, dès le début des années soixante, le rôle de creuset d’une opposition de gauche au PCI.

Les Quaderni Rossi seront l’organe d’une recherche indépendante visant à retrouver une tradition de classe que le stalinisme a détruite, ce que les événements de 1956 en Hongrie ont mis à jour de façon visible. Mais, contrairement à une revue proche de la même époque, Socialisme ou Barbarie, cela ne les conduit pas à se pencher sur la question des conseils ouvriers et plus généralement de l’organisation politique. Le seul groupe italien qui reprendra cette interprétation est Unità Proletaria de Crémone avec Daniele Montaldi455 qui cherchera, dans sa propre action politique, à exprimer les comportements autonomes de la classe. Il entretiendra des relations étroites avec le groupe français SoB. Dans les Quaderni Rossi, la question de l’organisation est davantage saisie à travers le prisme de l’organisation du travail auquel se rajoute une conception politique un peu plaquée, faute de mieux, celle de la conception léniniste du parti d’avant-garde par opposition à la ligne de masse du PCI.

Le premier numéro de la revue Quaderni Rossi sort en 1961 sur la base d’un retour à Marx. Mais ce retour à Marx est surtout un retour au Capital et contre le marxisme officiel et tout le débat philosophique des années précédentes. Il y a là une différence de temporalité avec la France, où ce retour à Marx s’effectue souvent sur une base philosophique et humaniste, avec la découverte ou la relecture des œuvres de jeunesse et particulièrement des Manuscrits de 1844. Cela expliquera aussi la différence de points de vue. En France et aussi en Allemagne ou aux États-Unis à travers Marcuse, c’est le Marx universaliste qui est redécouvert, c’est-à-dire la perspective communiste dans laquelle la classe ouvrière n’est finalement que la classe de la fin des classes, qui ne subit pas de tort particulier parce qu’elle symbolise le tort général que constitue l’exploitation. Par contre, en Italie, ce qui va définir l’opéraïsme c’est de partir certes de Marx, mais du point de vue ouvrier, car ce n’est qu’à partir de ce point de vue partial qu’on peut connaître le tout456.

Le « miracle italien » révèle en effet à quel point ce marxisme officiel transalpin se trompait en fondant son analyse du capitalisme sur le sous-développement de l’Italie ou, au moins, sur une voie spécifiquement italienne, dans le cadre d’un développement nécessairement déséquilibré du capital qui demande en réponse une lutte pour des réformes de structure menant à une croissance plus harmonieuse. Pour les QR, ce « miracle économique » n’est pas un mouvement conjoncturel lié à la croissance mondiale, mais le signe d’une transformation profonde.

Les thèses

Les QR s’engagent sur trois axes :

– une critique de la prétendue neutralité de la technique ;

– une analyse des transformations du capitalisme italien et du capitalisme avancé en général ;

– une critique de la séparation entre luttes économiques et luttes politiques.

Reprenons le premier point.

Dans Sull’uso capitalistico delle macchine nel neo-capitalismo457 (1964), Panzieri conteste l’idée d’une rationalité du procès de production qui soit distincte des nécessités de l’accumulation capitaliste. Cet usage capitaliste des machines détermine l’assujettissement de l’ouvrier à la machine, laquelle est la personnification du despotisme d’usine sur l’ouvrier devenu désormais appendice de celle-ci. Ce procès englobe des couches de plus en plus larges de salariés. Dans Plus-value et planification, note de lecture sur le capital458, Panzieri écrivait en 1964 : « Il y a en effet, dans la pensée marxiste après Marx, un moment de reconnaissance du virage qui s’est vérifié dans le système avec l’apparition du capitalisme monopoliste et de l’impérialisme autour des années soixante-dix. Mais on a immédiatement établi une relation entre la nouvelle phase en gestation et les lois qu’elle tendait à dépasser : on en a donc fait la dernière phase, le stade ultime459 ». Mais ce qui nous intéresse le plus, c’est la suite : « C’est ainsi que le marxisme lui-même devient une pensée apologétique, c’est-à-dire liée à un point de vue formaliste, qui demeure à la surface du réel. […] La pensée marxiste en vient ainsi, en général, à ne pas saisir ce qui caractérise fondamentalement le capitalisme actuel, à ne pas voir donc que le capitalisme récupère le Plan comme expression fondamentale de la loi de la plus-value en la faisant passer du niveau de l’usine à celui de la société460 ».

Panzieri attaque ici une conception progressiste du marxisme qui, au-delà de sa théorisation dans la IIe Internationale, va se diffuser dans la IIIe Internationale malgré ses prétentions révolutionnaires. Non, la crise mortelle du capitalisme n’est pas inéluctable et « le dernier stade du capitalisme », qu’on l’appelle impérialisme comme Lénine ou capitalisme monopolistique comme le PCI et le PCF, est une notion vide de sens.

Toutefois, Panzieri reconnaît que le plan capitaliste ne peut contrôler que de façon encore grossière les rapports entre production et consommation et les rapports entre aire nationale et aire internationale, d’où la possibilité de crises461. Il opère une distinction entre un marxisme mort (le marxisme objectiviste) et un marxisme vivant (subjectiviste par la place qu’il accorde aux luttes de classes dans le déclin du capitalisme). On peut voir que cette distinction est à peu près l’inverse de celle du groupe Krisis aujourd’hui462. Pour notre part, nous nous reconnaissons beaucoup plus dans la distinction de Panzieri et nous partageons son aversion pour la trop célèbre Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique et particulièrement pour des phrases telles que : « Une formation sociale ne disparaît jamais avant que ne soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir. Jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein de la vieille société » (ES, p. 11).

Pour nuancer l’opposition entre ces deux approches, on peut dire que Panzieri comme Krisis (et Althusser dont Krisis est plus proche qu’on ne le croit généralement) ne fondent jamais leur distinction sur une périodisation historique des textes de Marx, ce qui semble pourtant la seule façon de saisir l’unité de l’œuvre et d’éviter de considérer les changements de positions comme de simples moments de maturation de sa pensée ou d’opportunisme politique.

Ce que critique Panzieri, c’est l’idée que le capital est sa propre limite463. Les forces productives ne sont donc pas un contenu qu’il suffirait de changer ou dont il faudrait s’approprier la forme (les rapports de production de propriété privée).

« Les rapports de production sont à l’intérieur des forces productives ; celles-ci ont été formées par le capital » (Livre I, p. 476, ES). Il en découle un dépassement de la contradiction entre développement des forces productives toujours plus sociales et l’étroitesse de rapports de production toujours plus privés. La machine n’est pas une chose, mais un rapport social et le progrès technologique est un mode d’existence du capital qui implique la déconnexion entre développement et Progrès. Panzieri essaie de maintenir le rapport objectivité/subjectivité dans le capital. Mais il risque de tomber dans l’objectivisme quand sa conception du capital semble en faire un deus ex machina qui se dresse face au pôle travail et à la subjectivité de la lutte de classe, au lieu d’y voir le lieu de la dépendance réciproque entre deux pôles antagonistes (le capital et le travail). Cette ambiguïté provient aussi de la difficulté à concevoir d’une part, le capital comme totalité et comme système et, d’autre part, un capital comme pôle du rapport social, comme objectivation dans une classe.

Prenons maintenant le second point.

Nous l’avons vu, pour les Quaderni Rossi le rôle de l’État dans le cadre du plan est fondamental et la revue condamne les analyses en termes de capitalisme financier comme phase impérialiste ultime qui s’imposerait à tous y compris aux grands monopoles et oligopoles. Il y a au contraire un lien étroit entre État-Plan et oligopoles. Mais si on entre plus dans les détails des transformations, les Quaderni Rossi pointent aussi un changement dans le mode d’accumulation qui est de plus en plus dominé par le secteur II des biens de consommation plutôt que par le secteur i des biens de production, comme Marx l’avait décrit dans ses schémas sur la reproduction élargie. Toutefois, cette analyse ne va pas jusqu’à anticiper une totalisation du capital qui intègre consommation et production dans un cycle et élargit l’aliénation à la vie quotidienne464. À sa décharge, il faut reconnaître qu’au début des années soixante en Italie, la « société de consommation » n’en est qu’à ses débuts.

Terminons maintenant par le troisième point.

Les luttes pour le salaire sont des luttes pour le pouvoir ouvrier, car elles font exploser la prétendue rationalité de la loi de la valeur. Si la « recomposition unitaire465 » du procès de production est un élément objectif, il ne faut pas oublier que cet élément « technique » n’est pas dissociable de l’élément politique qui pousse les salariés vers des objectifs de gestion et donc de pouvoir, non pas pour aller dans le sens d’un plus grand progrès, mais comme rupture de la rationalité capitaliste. Gérer le pouvoir politique et économique dans l’entreprise conduit ensuite à diriger toute la société. Cette position est, par exemple, développée par Romano Alquati dans le numéro 1 des QR et elle est très proche de celle qu’on peut trouver dans SoB. Mais Alquati et surtout Panzieri auront du mal à accorder d’un côté leur hypothèse d’une gestion ouvrière de la production et un usage socialiste des machines et de l’autre, celle pourtant fondatrice des Quaderni Rossi, d’une nature de classe de la rationalité technologique. D’une manière générale, les opéraïstes seront méfiants vis-à-vis de cette question de gestion et en cela assez proches des courants de la gauche communiste historique d’origine italienne dite « gauche italienne » ou bordiguiste.

La notion d’autogestion sera sévèrement attaquée alors qu’elle était fort utilisée en France à la même époque. Par exemple Massimo Cacciari considérait que l’autogestion ne permettait pas de critiquer le mode de production capitaliste dans sa totalité parce que ce n’était qu’une critique du commandement capitaliste. « De cette manière, l’autogestion désarme la classe : à la place des redoutables instruments que celle-ci a découverts et renforcés contre le rapport de production capitaliste, elle offre un modèle de « libération » qui est objectivement réactionnaire dans le cadre du rapport de production capitaliste lui-même » (Contropiano no 2, 1969, p. 459, traduction par nos soins). Ce qu’il fallait c’était se libérer du travail et non pas libérer le travail (ibidem), une position que nous reprenions aussi en France dans les groupes informels de la gauche communiste (cf. Le passage sur Lip dans la première partie du livre). Enfin, Cacciari remarquait que l’idée d’autogestion allait de pair avec celle du métier et de la défense des qualifications et des inégalités au sein de la classe et était donc à contre-courant, aussi bien du mouvement d’indifférenciation de la force de travail opéré par le capital que de la nécessaire homogénéisation de la classe dans la lutte contre le capital. Pour Cacciari, ce n’était donc pas étonnant que cette référence à l’autogestion ou à la gestion soit reprise par les ouvriers les plus qualifiés, les plus âgés et les plus soumis aux organisations traditionnelles de la classe ouvrière466. Il y a du vrai là-dedans, mais Cacciari a un peu tendance à confondre l’autogestion comme concept-valise des années soixante–soixante-dix et la « gestion ouvrière » de 1945-1947, qui régna parfois dans les grandes entreprises françaises et italiennes sous la direction des staliniens. Car, pour ce qui est de l’autogestion, on n’a jamais entendu dire à l’époque que les syndicats en aient été des partisans, hormis pour la CFDT française.

La pratique de l’enquête ouvrière et la nouvelle composition de classe

Devant ces transformations, la conscience de classe devient difficile à cerner puisqu’elle doit tenir compte d’une situation objective qui la tire vers la gestion et le contrôle ouvrier, et d’une situation subjective qui est le résultat de l’extranéisation de l’ouvrier par la machine dans son rapport au travail. Or, ces deux tendances contradictoires ont des implications différentes quant à la détermination de la figure majeure de la classe ouvrière et, donc, quant au sens des luttes. Dans le premier cas, un rôle important peut être dévolu aux jeunes techniciens qui ont une vision plus globale du fonctionnement général de l’usine (c’est un peu la conclusion qu’Alquati tirera de son enquête467 à Olivetti-Ivrea) ; dans le second, ce sont les OS qui symbolisent l’ouvrier collectif. C’est ce qui apparaît dans le no 2 des QR. L’ouvrier collectif y est décrit comme symbole de l’avènement de la vraie classe ouvrière celle où règne la parcellisation du travail d’un côté et l’indifférenciation au travail de l’autre. Soit la reprise de ce que disait déjà Marx en parlant de l’ouvrier américain comme modèle à venir d’une classe ouvrière prête objectivement à faire la révolution. Mais, en Italie où la hiérarchie des qualifications est très présente, cela va entraîner un fractionnement de la classe en fonction des différents niveaux de qualification, l’appartenance à la grande usine ou pas, au triangle industriel du Nord ou pas, etc. Un point sur lequel Alquati insistera beaucoup avec l’idée d’usine sociale de Turin et dans sa critique, implicite au moins, de l’ouvrier collectif et de l’usinisme de Tronti. Pour Alquati, l’homogénéité était plutôt une perspective d’homogénéisation dans la lutte, une course de vitesse en quelque sorte entre l’effet homogénéisant du développement des forces productives d’une part et la fonction homogénéisante de la lutte des classes d’autre part.

Un lien semblait pourtant possible entre les deux tendances, ce qui fut développé par Romolo Gobbi dans une publication, Gatto Selvaggio, publiée et diffusée en 1963 à Fiat468. Quand « la lutte ouverte fut bloquée par les syndicats, les ouvriers, consciemment et collectivement coordonnés par les ouvriers-techniciens, intensifièrent immédiatement le sabotage dans des zones décisives déterminées par la discussion collective ». Gobbi s’appuyait aussi sur des références aux grèves sauvages, fréquentes dans les pays anglo-saxons et à la tradition syndicaliste révolutionnaire prônant le sabotage (Pouget). Cette position ne fait pas l’unanimité puisque Panzieri, qui a déjà pris ses distances avec des actions émeutières comme celle de Piazza Statuto en 1962, s’oppose encore plus radicalement à Gobbi en définissant les sabotages comme « l’expression permanente de la défaite politique (des travailleurs) ».

C’est pour essayer de lever ce genre de difficultés que les Quaderni Rossi ont proposé le recours à l’enquête ouvrière en se référant au précédent historique de Marx, qui, en 1880, avait participé en France à un questionnaire ouvrier pour la Revue Socialiste. Il avait pour but de mieux connaître les conditions d’exploitation. Les Quaderni Rossi n’hésitent pas à se revendiquer d’une sociologie politique469 qui permet d’éviter le risque d’une conception dans laquelle le prolétariat est révolutionnaire ou n’est rien. Une hypothèse sans nuance qui conduit le plus souvent à une dichotomie entre d’un côté, une vision messianique du prolétariat et de l’autre à une conception qui considère la force de travail comme un simple élément du capital, c’est-à-dire en tant que capital variable pour reprendre la dénomination de Marx. Les Quaderni Rossi ne nient pas une dépendance réciproque entre les deux classes, productrice d’association et de relations non antagoniques, mais ils soulignent la spécificité de chacune des classes du rapport social qui produit un antagonisme fondamental. On reconnaît là les bases de la future théorie de l’autonomie ouvrière. Par ailleurs, cette position méthodologique qui perdurera dans Classe operaia leur évitera tout ouvriérisme et toute pratique de l’établissement en usine que pratiquèrent si souvent les maoïstes français bien qu’eux aussi se soient parfois réclamé de la pratique de l’enquête prônée par Mao. En effet, pourquoi, alors que rien ne force un non-ouvrier à entrer à l’usine, y aller quand même ? Parce que l’usine est rédemptrice ? Mais les « établis » ont eu tôt fait de s’apercevoir que c’était, en dehors de la lutte éventuelle, un véritable enfer, que par ailleurs beaucoup de jeunes ouvriers haïssaient. S’ils y sont restés un temps, ce n’est que parce qu’ils pensaient y être indispensables en tant qu’avant-garde de la lutte ou alors, pour expier une quelconque culpabilité petite-bourgeoise liée à leur origine sociale.

La lutte des métallurgistes de 1962 va fournir un matériau de vérification des thèses des Quaderni Rossi. Tout d’abord, cette lutte frappe les secteurs les plus avancés du capital italien, ce qui confirme l’analyse en termes de rattrapage et la critique d’un simple « miracle italien » conjoncturel. Le plein emploi favorise à la fois des revendications pour des augmentations de salaire et une politique d’embauche qui va concerner de nouvelles couches de travailleurs immigrés du sud de l’Italie, de terroni non encore domestiqués par l’esclavage salarié et révoltés par leurs conditions de vie précaires, dans un milieu urbain qui les intègre de force dans ses grands ensembles. Panzieri avait d’ailleurs tâté du terrain, puisque le PSI l’avait envoyé en Sicile à la fin des années quarante afin de participer au mouvement d’occupation des terres qui se faisait en dehors de tout appareil syndical ou politique.

Une particularité essentielle va ici jouer un rôle spécifique par rapport aux autres pays européens industrialisés : le fait que cette immigration soit interne au pays, ce qui rejaillit immédiatement sur la façon dont la classe va mener sa recomposition. À partir de ces luttes, les Quaderni Rossi vont prendre une plus grande distance avec les organisations ouvrières officielles et vont essayer de créer des noyaux ouvriers dans les usines. Ils diffusent par exemple des tracts aux portes de la Montedison en utilisant le terme « d’Autonomia » qui rencontrera plus tard un grand succès.

Il s’agit, pour eux, maintenant, de savoir comment se présente la nouvelle conscience de classe non pas pour en dégager une « stratégie cohérente et complète, qu’on se contenterait d’enregistrer et d’exprimer en termes d’organisation ; mais parce que c’est à ces éléments de la conscience de classe, aussi embryonnaires, épars et contradictoires qu’ils soient, qu’il faut se référer concrètement pour tout travail politique ou d’organisation si on ne veut pas qu’il tombe dans l’abstrait et le vide470 ». D’une manière plus concrète, Panzieri va trouver à Turin un terrain d’expérimentation pour ses théories : la Fiat et la section locale de la CGIL métallurgie (la fIom), cette dernière remettant en cause la vision syndicale traditionnelle privilégiant un certain type d’ouvriers et donc d’intérêts et de revendications.

Comme Daniel Mothé à Renault avec son journal ouvrier, les Quaderni Rossi essaient d’implanter des journaux d’usines qui ne sont pas de simples moyens pour échanger des informations ou faire passer de la propagande politique, comme le conçoivent en général les petits groupes d’obédience trotskiste comme Lutte Ouvrière en France, mais un lieu de débats politiques. Ainsi, Lutte de classe est créé chez Olivetti, Gatto Selvaggio à la Fiat. Et, de la même façon que la revue théorique Socialisme ou Barbarie créera son propre organe d’intervention ouvrière (Pouvoir Ouvrier), les QR créeront Cronache Operaie.

La lutte pour l’autonomie ouvrière est lancée dans un contexte italien qui voit les syndicats de la métallurgie s’unifier au sein de la Federazione lavoratori metalmeccanici (FLM). Elle tend à remettre en cause l’idéologie de la courroie de transmission471, alors que des tensions apparaissent à la base des syndicats. Les conditions dans lesquelles apparaîtront les futurs Comités unitaires de base (CUB) mûrissent progressivement. Malgré la méfiance vis-à-vis des thèses gramsciennes, la référence implicite semble être celle du groupe Ordine nuovo pendant le mouvement des occupations d’usines à Turin en 1920 dont les positions seront sévèrement critiquées par Bordiga pour qui les entreprises ne sont pas un lieu de contrôle ouvrier puisque la révolution nécessite la destruction de toutes les unités économiques indépendantes.

Despotisme d’usine et mouvement ouvrier : l’analyse des nouveaux rapports entre ouvriers et techniciens

Comme Panzieri l’a développé, la technologie capitaliste ne s’est pas imposée uniquement parce qu’elle était plus efficace, plus productive, mais parce qu’elle permettait un assujettissement plus complet du travail vivant au procès de production capitaliste. Le travail forcé devait briser la résistance ouvrière. Elle a donc une fonction politique qui se manifeste concrètement par une sorte d’histoire de la déqualification ouvrière qui suit un processus complexe de requalification (dans une première phase) et de déqualification (dans une seconde phase). La contradiction de fond à laquelle se heurte le capital, provient du fait que la déqualification du travail va de pair avec une qualification sociale accrue des travailleurs (qui ne provient pas d’une hausse du niveau de diplôme) qui est phagocytée par le travail mort. Cela entraîne une disqualification sociale de tout travail en tant que force productive. On a là les racines de ce que nous appelons « la valeur sans le travail », mais sous la forme que nous venons de décrire, A. Gorz l’exprimait dès le début des années soixante-dix.

La réforme des tâches, et leur « enrichissement », ne sont donc possibles que là où existent une classe ouvrière et des organisations syndicales dont le premier but est le partenariat social, comme dans les pays scandinaves par exemple. Mais en Italie, et particulièrement à Fiat, c’est impossible parce que le patronat ne répond pas au refus du travail de la part des ouvriers, par l’enrichissement des tâches, mais par la répression en brisant la rigidité ouvrière et en dernier ressort, en faisant appel aux organisations syndicales. Ainsi, en juillet 1972, les trois syndicats décident que les conseils d’ateliers élus sont remplacés par des conseils syndicaux dans lesquels toutes les tendances politiques sont représentées472.

Le PCI et les syndicats ont bien essayé d’intégrer la nouvelle donne produite par la mise en place de nouveaux processus de production et les transformations qui en découlent au niveau de la « composition de classe », mais le travail effectué pour intégrer les techniciens au combat de la classe ouvrière s’est révélé un échec politique. En effet, il s’est fait sur la base de l’hégémonie renforcée de la fraction qualifiée de la composition de classe, alors que ce sont les OS et les jeunes qui ont été à la pointe de la lutte à partir de 1969.

Le PCI a proposé comme politique ouvrière « la programmation démocratique » qu’il oppose à la politique capitaliste du développement monopoliste, jugée irrationnelle. Ce programme démocratique correspond en fait à l’idée d’une croissance rationnelle du capitalisme italien, s’il était dirigé par une large alliance de classe réalisant ainsi concrètement le concept d’hégémonie cher à Gramsci.

Seule l’idée d’une rationalité objectivement présente, en soi, dans le développement de la techno-science peut aboutir à l’hypothèse d’un antagonisme d’ordre technique (c’est la position du PCI à l’époque) entre le niveau professionnel des nouvelles catégories de travailleurs (techniciens, « intellectuels de la production ») et les limites imposées par les intérêts privés473. Déjà, Panzieri estimait cette position erronée parce qu’on ne peut pas séparer d’un côté, l’élément de propriété et de l’autre, l’élément autoritaire et bureaucratique comme le fait Gorz. En effet, malgré sa critique du despotisme d’usine, il analyse la technocratie comme une caste limitant le pouvoir de la classe bourgeoise parce que finalement elle serait une catégorie sociale neutre du point de vue de la lutte des classes. La position de Gorz, antérieure à 1968474, sera démentie, par exemple, dans la France post-gaullienne où un fort mouvement technocratique en faveur de la modernisation de la société française s’est appuyé sur une recherche d’intensité capitalistique et de gains de productivité (cf. Giscard et la bancarisation des Français avec la mensualisation et le compte courant, le développement des supermarchés, la crise de l’artisanat et du commerce)475.

Sergio Bologna va actualiser cette critique en faisant remarquer « qu’aucune distinction sociologique entre les différents niveaux de la force de travail ne peut nous conduire automatiquement à des positions particulières sur les techniciens476 ». Pour lui, les analyses de Serge Mallet et d’André Gorz sont trop mécanistes et objectivistes. C’est le cours des luttes qui doit déterminer une recomposition politique de la classe et non l’analyse du procès de travail. En fait, si Mallet et Gorz procèdent autrement, c’est qu’ils sont influencés par leur conception gestionnaire (Mallet) et « réformiste-révolutionnaire » (Gorz).

Sur cette question, Steve Wright signale un texte très important de Bologna et Ciafolani, I tecnici come produttori e come prodotto477, dans lequel ces deux auteurs essaient de regrouper et classer tous les salariés, qui se distinguent de l’ouvrier-masse, à savoir, le personnel impliqué à la fois dans la conception et dans l’exécution de la production. La domination du capital sur ces travailleurs n’était encore que formelle puisqu’ils n’étaient pas totalement séparés d’un capital fixe leur faisant face. On voit que cette interprétation affinait une analyse de type SoB ou du type des thèses de Pise et posait de façon plus complexe la question de la composition de classe. Si tout le travail n’était pas réductible à du travail simple, alors la lutte devait mettre en avant la remise en cause de la séparation entre travail manuel et travail intellectuel et les étudiants pouvaient y prendre part en renversant complètement les principes de fonctionnement de l’université. Dans cette optique, les instituts polytechniques devaient être à la pointe de la lutte. Or, s’ils y participèrent aussi, force est de reconnaître que ce fut de façon plus discrète que ce qu’on pouvait en attendre.

Le mouvement étudiant semble avait bien compris, lui, le sens d’une réforme universitaire (Gui) qui conduirait au remplacement d’un élitisme classique des humanités (symbolisé par le poids du latin) par une culture scientifique que la gauche appuyait. Ainsi, le mouvement a refusé à la fois la polémique sur la modernisation des structures universitaires et celle sur les « contenus culturels » pour étendre l’attaque contre le pouvoir académique, à la lutte contre le pouvoir de la classe dominante. Mais, fait révélateur, si l’Université de Trente a été à l’origine du mouvement en 1967, elle était une université un peu particulière, au recrutement plus diversifié, moins élitiste et ce sont les écoles polytechniques et les facultés scientifiques qui sont restées à la traîne du mouvement478.

Si on prend des exemples plus concrets479, à Olivetti, les conditions de travail des outilleurs vont être bouleversées par l’introduction des machines-outils à commande numérique afin de produire plus en moyennes ou petites séries alors que le taylorisme était basé sur la production massive en longues séries. En 1967, une lutte de deux mois est organisée, de façon autonome par les ouvriers, pour lutter contre ce qu’ils ressentent comme une déqualification de leur poste de travail entraînant une déqualification générale. La résistance plus profonde aux transformations en cours du procès de travail trouve son origine dans le sentiment de n’être que des objets. C’est une résistance directe contre un pouvoir qui manipule « ses » objets et elle a évidemment une signification politique. Elle n’exprime pas uniquement une défense de l’humanité ou de la dignité des ouvriers, mais constitue aussi une prise de position contre tous ceux qui tentent de la contraindre ou de la limiter. Dina expose (p. 510-511), comment l’introduction d’innovations à caractère progressiste et anti-taylorien, produit des effets sur les rapports ouvriers/techniciens. En effet, non seulement les techniciens sont clairement en faveur de l’accélération du procès de rationalisation, mais ils sont en plus persuadés de faciliter les conditions de travail des ouvriers. C’est surtout le cas, d’ailleurs, des psychotechniciens qui se veulent plus indépendants de la logique patronale et des « nécessités objectives » que les techniciens de production qui intègrent plus aisément ce paramètre de prétendue fatalité d’une marche vers le Progrès. Pour Dina, l’hypothèse selon laquelle le développement technologique produirait une nouvelle classe ouvrière et une conscience révolutionnaire, ne s’est pas vérifiée, contrairement à ce que pensait Mallet. Pour ce dernier, le « nouvel ouvrier polyvalent collectif » ne pouvait pas vouloir briser l’appareil de production, car « la machine vaut trop » et les conditions objectives engendrées par l’automation permettent l’autogestion généralisée de la production et de l’économie de la part de ceux qui en portent le poids. Seul obstacle, pour Mallet, la structure techno-bureaucratique et l’exigence de profit à court terme des propriétaires limitent le développement des forces productives480. En fait, cette vision de Mallet est elle-même technocratique. Partout, les luttes des années 65–75 montrent que si « la machine vaut trop », il faut commencer par la briser, non pas pour reprendre le mythe luddiste, mais pour savoir ensuite quelle activité choisir et quels moyens se donner pour y parvenir. Questions qui peuvent aller de « Autogestion, peut être, mais de quoi et pourquoi ? » à « Quel peut être le rapport entre communisme et automation ? », etc.

Pour Marcuse, dans L’Homme unidimensionnel, la technique et la science ne peuvent être utilisées de façon non capitaliste : « La rationalité scientifique favorise une organisation spécifique de la société […]. La science galiléenne est la science de l’anticipation et de la projection méthodique et systémique. Mais il s’agit d’une anticipation et d’une projection spécifique […] parce que précisément, la science galiléenne est, dans le mode de formation des concepts, la technique d’une Lebenswelt (le monde de la pratique quotidienne, NDLR) spécifique, elle ne peut pas transcender cette Lebenswelt481 ».

La contestation menée par les mouvements étudiants va exactement dans ce sens, même si elle a tendance à confondre dénonciation du caractère fétichisé et aliéné de la technique et refus de sa fonction, de son utilité. C’est ce risque que Panzieri essaie d’éviter dans son analyse des transformations du capitalisme italien. Pour lui, la rationalité technologique du capitalisme doit être comprise non pour la reconnaître ou l’exalter, mais pour voir ce qu’on peut en faire et les techniciens ont leur place dans cette compréhension sans que cela passe par :

– leur refus d’être techniciens, ce qui les amènerait à simplement se ranger individuellement dans la classe ouvrière ;

– une valorisation de leur compétence professionnelle, mais plutôt par une analyse technique critique, sans qu’ils se transforment en experts introduisant par la bande une nouvelle légitimation des lignes hiérarchiques.

Le lien avec la classe ouvrière doit alors être de démasquer « l’objectivité technique » imposée par le capital. Et le mouvement étudiant peut aider à cela en démystifiant cette objectivité dès l’école, à condition que les étudiants des instituts techniques soient concernés par la lutte. Nous verrons que ce ne fut que très partiellement le cas en Italie, mais absolument pas en France ou en Allemagne.

Le développement de l’opéraïsme

De Piazza Statuto à Classe operaia

Classe operaia, issue des groupes des Quaderni Rossi de Rome (Tronti), de Padoue (Negri), Milan, Gênes et Bologne, naît en 1964 comme le produit d’une divergence avec le groupe de Turin auquel se rallie le groupe de Pise. On peut voir deux raisons principales à cette scission. Une première d’ordre politique et pratique, avec le passage d’une revue de sociologie politique ouvrière à une revue militante révolutionnaire, dont l’objectif va être l’intervention politique dans les luttes ouvrières depuis que la révolte ouvrière de 1962 et les affrontements violents de la Piazza Statuto semblent en avoir donné la possibilité ou en tout cas l’opportunité ; et une autre d’ordre théorique, quand Tronti va inverser l’ordre logique des déterminations. Alors que pour Panzieri, c’est encore le développement du capital qui détermine le niveau des luttes, pour Tronti, c’est l’inverse. Dans l’article éditorial du no 1, « Lénine en Angleterre », il proclame : d’abord les ouvriers ensuite le capital, voilà la politique482.

Il reprend aussi la distinction faite par Marx entre classe ouvrière et prolétariat, ce qu’il appelle la caractérisation prolétaire de la classe ouvrière, mais étrangement, cette dimension prolétaire disparaîtra alors qu’elle constituait pour Marx la base de sa théorie de la fin des classes dans le communisme. C’est pourtant cette dimension prolétaire qui en faisait le double caractère : à la fois classe à l’intérieur du rapport capitaliste en tant que classe ouvrière et classe du négatif en tant que classe prolétaire, classe qui devait se nier elle-même en tant que dernière classe de la « préhistoire humaine ». Cette négativité potentielle (le prolétaire est celui qui n’a que ses chaînes à perdre et qui n’a donc aucun intérêt particulier à faire valoir, ce qui lui permet de dépasser les limites de sa conscience immédiate), n’est donc pas perçue comme étant la base de l’autonomie, celle-ci n’étant recherchée qu’à l’intérieur des rapports de travail, qu’à l’intérieur des rapports d’exploitation. Ce n’est donc pas par hasard si cette forme d’autonomie prend le nom d’Autonomia operaia. Tronti corrige donc Marx : « Si les ouvriers se trouvent incorporés au capital en tant que travail productif et si les prolétaires, en tant que vendeurs de la force de travail continuent à s’opposer au capital, il n’existait pas pour la révolution d’autre voie que celle de précipiter la classe ouvrière dans les bras du prolétariat483 ». Tronti s’oppose à cela, car pour lui, le concept de prolétariat est inadéquat puisqu’il ne définit qu’un « groupe de misérables opprimés ». C’est donc dans la lutte sur le terrain de l’usine que la classe ouvrière exprime son caractère actif et finalement subversif. L’ouvrier collectif doit doublement s’opposer à la machine, d’abord en ce qu’elle permet la domination du travail mort sur le travail vivant, ensuite parce qu’elle transforme ses produits en marchandise. Tronti critique implicitement ici certains textes politiques de Marx et particulièrement certains passages du Manifeste.

Classe operaia s’avère aussi beaucoup plus critique vis-à-vis des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier, tirant ainsi les leçons des violents affrontements de la Piazza Statuto à Turin (1962), qui virent pendant trois jours les prolétaires lutter contre la police, attaquer le siège du syndicat uIl (un peu l’équivalent de FO en France) et être traités de provocateurs fascistes par le PCI, sans pour cela qu’il y eût affrontement direct avec celui-ci.

Dans le no4-5 de la revue Classe operaia consacré aux syndicats, une nouvelle contradiction était pointée. En effet, dans les conditions modernes du processus de totalisation du capital (processus de « socialisation » par les opéraïstes), une autonomisation du syndicat par rapport au parti ne pouvait pas constituer une solution de rechange à la politique désastreuse du parti, parce que cette autonomisation, sur laquelle s’était un peu appuyé Panzieri avec la section fIom de Turin, ne pouvait conduire qu’à une adhésion et une intégration au plan de modernisation du capital. « Quand le capital se fait plus social, le syndicat devient une fonction de plus en plus organique du plan du capital484 ». Pour Tronti, la solution résidait dans le fait de reconstruire le parti communiste en tant que parti d’usine pouvant bloquer le système. Ce n’était certes pas prôner une nouvelle bolchévisation du parti, comme celle qui eut lieu en France dans les années vingt avec la création des cellules d’usines, mais ce n’en était pas loin puisque ce qui était visé, comme à l’époque, c’était la tendance quasi permanente à la droitisation et à la bureaucratisation du parti. C’était une position très différente de celle des autres historiques de l’opéraïsme car Panzieri, Alquati et Negri étaient tous très anti-parti même s’ils n’étaient pas anti-politiques comme les mouvements de 1968 puisqu’ils mettaient en avant la notion de « recomposition politique » en dehors de la forme parti.

Ce qui reste le cadre politique de Classe operaia, c’est l’idée qu’il ne faut pas répéter la même erreur que celle des trotskistes et bordiguistes de l’entre-deux-guerres et de la Libération, c’est-à-dire tracer des lignes de démarcation théoriques et pratiques avant d’avoir une quelconque audience au sein de la classe ouvrière.

L’apport central de Tronti est de penser l’existence de la classe ouvrière avant celle de la bourgeoisie, ce qui contredit l’ordre chronologique d’apparition de ces deux classes, mais respecte l’ordre logique et théorique. C’est la plus-value qui est le moteur du développement capitaliste et c’est la vente de la force de travail qui représente la première phase de confrontation entre les classes. Tronti comprend la dépendance réciproque qui unit les deux classes, mais par un dédoublement d’elle-même, il pense que la classe du travail doit gagner son autonomie pour dépasser le fait qu’elle est aussi une simple part variable du capital. Concrètement, dans la lutte, cela conduit au mot d’ordre stratégique de « refus du travail ». L’ouvrier doit lutter contre lui-même comme travailleur, empêcher l’utilisation de sa force de travail comme capital. Cette notion de refus du travail sera particulièrement utilisée à partir de « l’automne chaud » de 1968-69, accouplée aux notions de « pouvoir ouvrier » et de « salaire politique » dans le mouvement dit de l’Autonomie ouvrière. C’est tout cet ensemble qui caractérise ce que Tronti appelle « la rude race païenne », sans idéal, sans foi, sans morale ; celle des ouvriers « sans qualité » autre que leur expérience directe de travailleurs avec et contre la grande usine. Cette rude race païenne se distingue donc à la fois des ouvriers de métier et du prolétariat.

Tronti n’a pas avancé la notion de salaire politique que Negri développera, mais il a déblayé le terrain en mettant en avant le fait que le déséquilibre entre salaire et productivité est un fait politique. En fait, cette notion est une traduction politique de l’idée théorique selon laquelle le salaire est une variable indépendante. Cette théorie a été avancée par l’économiste italien d’influence ricardienne, Piero Sraffa dans les années trente. Il faut dire que Sraffa n’était pas un économiste comme les autres, puisqu’il avait participé à l’expérience de l’Ordine Nuovo de Gramci, dans les années vingt.

La notion va être reprise une première fois et paradoxalement par le leader de la CGIL Luciano Lama, en 1967, avant de devenir le mot d’ordre des ouvriers en lutte. Le salaire ne doit donc pas dépendre de la productivité ou de la conjoncture économique parce que la force de travail n’est pas une marchandise. Il ne doit pas non plus dépendre du mérite, car la revendication est celle des ouvriers sans qualité485. Cette exigence dans la lutte fut un succès parmi ces ouvriers des chaînes de production et à basse qualification, mais elle n’enthousiasma pas les ouvriers qualifiés ni les techniciens mieux placés dans la hiérarchie sociale et des salaires. L’unité de la classe en souffrit dans un premier temps, puisque les syndicats qui avaient pris le train en marche, mais décidés alors à « chevaucher le tigre » comme le disait Bruno Trentin de la CGIL, surent exploiter cette division objective de la classe comme une marque de faiblesse du mouvement. C’était en effet un défi politique que l’opéraïsme lançait à tout le mouvement ouvrier traditionnel. Un défi assumé, par exemple par Negri, quand il publie le texte « Ouvriers sans alliés », en 1964, dans le no 3 de Classe operaia : « On nous demande avec une sollicitude paternelle : quel est le bloc historique que vous proposez dans la phase actuelle de la lutte politique de la classe ouvrière ? Et nous répondons simplement : le bloc de la classe ouvrière sur elle-même contre l’adversaire de classe » (cf. Tronti, op. cit., p. 195). C’était comme asséner une gifle à toute la ligne gramscienne du parti communiste.

Pour toutes ces raisons, on peut être d’accord avec l’affirmation tardive de Tronti (Nous opéraïstes, op. cit., p.139) selon laquelle « l’opéraïsme est une hérésie à l’intérieur du mouvement ouvrier ».

Tronti enrichit aussi l’idée de départ des Quaderni Rossi (QR) selon laquelle il n’y a pas à attendre de crise finale du capitalisme. En rejetant la théorie de la baisse tendancielle du taux de profit, il montre que la notion de crise de surproduction devient caduque, car le développement du capitalisme unifie production et consommation dans le cadre de la prédominance du secteur II de la production, c’est-à-dire le secteur des biens de consommation.

Il s’ensuit que la lutte économique sur les salaires n’est pas subversive parce qu’elle contiendrait une transcroissance de son origine, mais parce qu’elle produit la crise dans la mesure où elle met en crise la théorie de la valeur-travail486 avec l’extension d’un salaire social et la production d’une irrationalité ouvrière au sein de la rationalité capitaliste. La thèse marxiste « toute la valeur est produite par le travail vivant », ne doit être comprise que comme mot d’ordre politique et non comme une loi économique du capitalisme. Donc, toute tentative de défendre cette loi sur le terrain objectif de l’économie, comme le faisaient à l’époque les Américains Baran et Sweezy, est vouée à l’échec, de la même façon que les économistes bourgeois perdent leur temps à chercher à démontrer la fausseté des théories économiques de Marx dans Le Capital alors qu’il ne s’agit pas d’un livre d’économie, mais de critique de l’économie487. Si les Quaderni Rossi critiquent Gramsci, ils s’en rapprochent dans l’idée subjectiviste que la révolution se fait contre le cours du capital par sa mise en crise et non pas dans le cours de celle-ci. Cela implique une recomposition constante de la classe, dont il faut saisir les nouvelles figures du développement dans le capital.

Les développements de Tronti enrichissent le bagage théorique des opéraïstes, mais ils les éloignent du terrain. C’est d’Alquati que va venir un retour aux luttes concrètes par l’étude des grèves sauvages de Fiat en 1963, dans lesquelles il ne voit pas le signe d’un comportement immature, mais le mouvement d’une nouvelle avant-garde de masse qui n’attend pas les syndicats pour agir et qui n’exige rien. Wright signale (op. cit., p. 79) qu’Alquati, dans Lotta alla Fiat, rejette explicitement l’idéologie autogestionnaire de la gauche syndicale dans la CGIL qui cherche à associer travail et accumulation, alors que la conscience des ouvriers les amène au contraire au refus de toute participation au projet usiniste. Pour Classe operaia, la passivité ouvrière qui se manifestait par exemple dans le refus de suivre les mots d’ordre de grèves sans grande signification, autre que routinière, devenait un signe de refus plus général.

Classe operaia paraît de 1964 à 1967 et l’organisation qui sous-tend la revue cesse de fonctionner en raison de l’opposition entre deux tendances. Tout d’abord un courant entriste autour de Tronti, Asor Rosa et Cacciari qui prône le retour au sein des organisations du mouvement ouvrier officiel devant les difficultés rencontrées pour créer les fameux noyaux ouvriers de la future organisation révolutionnaire. C’est un courant qui boucle donc le cycle politique interventionniste initié par les QR : travail à la base au sein des organisations au départ, puis prise de distance progressive, journaux ouvriers autonomes, enfin, retour au sein des organisations. On trouve ensuite un courant majoritaire rupturiste qui fonde réellement le courant opéraïste au sens politique du terme.

Une passerelle existe néanmoins entre les deux courants au sein de la revue Contropiano à partir de 1967, mais le fossé ne va cesser de s’élargir entre Tronti, qui se dirige vers une théorisation de « l’autonomie du politique » et Negri, qui se dirige vers une théorie de l’État comme quartier général du capital.

La rupture entre les deux courants de l’opéraïsme se profile aussi avec la différence d’appréciation sur l’organisation ouvrière. Ceux qui vont finalement, tôt ou tard, se rallier au PCI, ont pensé leur formation intellectuelle et politique à l’intérieur des organisations du mouvement ouvrier, dans une perspective certes critique, mais dans une perspective de continuité avec elles et dans le souci de ne pas se couper des masses ouvrières. Ce qui est frappant, c’est que sur ce point Panzieri a été plus cohérent que Tronti puisque finalement, si on y regarde bien, le débat avait déjà été similaire au moment de la scission au sein des QR.

Quant aux autres et principalement Negri qui est pourtant de la génération des anciens, ils vont eux aussi assumer la cohérence d’une perspective de plus en plus avant-gardiste jusqu’à en faire un mot d’ordre (dans Potere Operaio par exemple) finalement minoritaire et plus ou moins sectaire. 1968 ne fera que radicaliser cette coupure entre les deux fractions, puisque Tronti dit aujourd’hui : « Voilà pourquoi il n’y avait aucune continuité entre cet opéraïsme politique et les événements de 1968, potentiellement antipolitiques. Pas plus qu’une opposition, parce que 1968, finalement ouvrait un autre front de contestation de l’establishment (Nous operaïstes., p. 78).

Un point commun liait quand même encore les deux tendances, c’est celui qui corrige la thèse léniniste de la révolution devant se produire dans le maillon faible du capitalisme. Pour tous les opéraïstes, la rupture peut se produire dans un pays où le capital atteint un niveau seulement moyen de développement à condition que la classe ouvrière y soit anormalement forte sur le plan politique. Bref, pour eux, cela correspondait exactement à la situation de l’Italie du milieu des années soixante488.

1967 marque une reprise du cycle de luttes avec le conflit des retraites. En effet, les syndicats qui ont lancé une grève générale pour le 15 décembre 1966 la décommandent au dernier moment déclenchant la rage de beaucoup de salariés qui vont refuser d’aller travailler et aussi le mécontentement des retraités qui envoient des pétitions de protestation contre la signature des accords État-syndicats. La CGIL sentant le vent tourner dénonce alors les accords pour appeler à une nouvelle grève en mars 1967 qui sera largement suivie. Malgré tout, le signe d’une défiance des ouvriers par rapport aux tergiversations syndicales annonce la suite…

De l’automne chaud à Potere Operaio : les ambiguïtés d’Antonio Negri

Avec le cycle de lutte entamé à la fin des années soixante, « l’ouvrier-masse » met en crise l’État-plan. Il y a donc chez Negri, par opposition à Panzieri et Tronti, une véritable pensée de la crise mais définie d’une façon particulière et sans rapport avec les conceptions marxistes traditionnelles. Elle est en effet définie comme le produit de l’initiative capitaliste qui cherche à répondre à l’augmentation quantitative et qualitative des grèves ouvrières489 par une déstructuration de la composition politique de la classe ouvrière. Le centre de la lutte est toujours plus l’usine, qui crée un nouveau sujet : « l’ouvrier social » lequel n’est plus rattaché à la catégorie du travail productif parce qu’il recouvre pratiquement tout le travail salarié. Sa position est donc très différente de celle de Tronti et de son ouvrier collectif. Pour Negri, la catégorie ouvrière est entrée en crise, mais elle continue comme prolétariat à produire tous les effets qui lui sont propres sur le terrain social tout entier. « Le prolétariat s’était fait ouvrier, le processus désormais s’inverse : l’ouvrier se fait ouvrier du tertiaire, ouvrier social, ouvrier prolétaire »490. Cet ouvrier social exporte cette lutte et l’insubordination ouvrière vers tous les aspects de la vie quotidienne. Au commandement diffus du néo-capitalisme correspond une insubordination diffuse qui se généralise à l’ensemble du territoire (de « l’ouvrier-masse » à « l’ouvrier social » dont le revenu est de plus en plus déconnecté d’un travail concret). Mais la lutte pour les augmentations de salaire et le « salaire politique » a mis en crise l’État-plan, c’est-à-dire l’État dans sa forme fordiste et l’État-politique dans sa forme d’État-nation (un processus difficilement réalisé en Italie).

Pour Negri, à partir des années soixante-dix, cet État qui ne peut plus gérer la reproduction sociale se réduit de plus en plus à un pur pouvoir de commandement sur la classe ouvrière. La loi de la valeur ne jouant plus, le rapport de forces entre les classes est surdéterminé politiquement et l’État est prêt à sacrifier le profit à la conservation de son commandement comme on a pu le voir de façon encore plus nette en France après les accords de Grenelle et les réformes progressistes qui se mettront en place à partir de 1970.

La lutte pour les salaires perd alors de son caractère subversif et il faut désormais privilégier la lutte contre l’État qui est le représentant du capitalisme collectif. Contre cette valeur qui n’est plus que puissance491, il faut bâtir des zones de contre-pouvoir. Contre la valorisation capitaliste, il faut développer une « auto-valorisation ouvrière » qui ne soit pas axée sur la valeur d’échange mais sur la valeur d’usage, c’est-à-dire les nouveaux besoins ouvriers. Negri réintroduit une séparation entre les deux types de valeur, mais si elle avait éventuellement une signification dans la domination formelle du capital, elle n’en a plus, à l’évidence, dans la domination réelle qui liquide la notion d’utilité et de besoin en transformant tout en marchandise et en désir de consommation.

Negri s’en rend compte quand il critique la tendance du jeune prolétariat à valoriser la jouissance ici et maintenant, c’est-à-dire finalement dans la consommation et l’individualisme, alors que la seule véritable jouissance résiderait dans l’appropriation sociale sous forme collective. « L’auto-valorisation » doit donc se faire en dehors ou aux marges de la valeur d’échange et de l’exploitation pour arriver à extirper une parcelle d’autonomie. Cela serait facilité par une révolution du capital produisant une autonomisation de la valeur qui peut prendre différentes formes, car elle perd son lien central au travail productif quand tout travail devient productif pour le capital. La crise et la restructuration capitaliste étendent la catégorie du prolétariat à l’ensemble du travail vivant et salarié disséminé dans toute la société. Dans ce vaste prolétariat, les travailleurs précaires d’un côté, parce qu’ils sont les plus confrontés et réduits à la situation de force de travail surnuméraire et les salariés du travail abstrait tertiarisé de l’autre, parce qu’ils rencontrent les formes nouvelles d’organisation du travail qui nécessitent une initiative qui leur est sans cesse refusée, seront à l’avant-garde du mouvement à venir.

Dans son analyse du capital, l’accent est progressivement mis sur le general intellect. Le développement du capitalisme, en l’absence d’une révolution qui aurait assuré une transition vers le socialisme, a dépassé sous une forme qui lui est propre la division sociale du travail liée à la grande industrie. Il suffirait donc de se débarrasser du commandement capitaliste pour se réapproprier l’intelligence collective sociale (general intellect). « Au capital comme sujet d’un côté doit répondre de l’autre côté le travail comme sujet ». La régression théorique paraît indiscutable. Tout d’abord par rapport à la position critique de Panzieri sur la prétendue neutralité de la technique puisque Negri en arrive à une position où il ne s’agit plus que d’un problème de réappropriation ; ensuite, par rapport à la position de Tronti dans Ouvriers et capital : « L’ouvrier collectif ne s’oppose pas seulement à la machine en tant que celle-ci est du capital constant, mais il s’oppose à la force de travail en tant que celle-ci est du capital variable. Il doit avoir pour ennemi le capital dans sa totalité : et par conséquent lui aussi en tant qu’il est parti du capital492 ». Il n’est donc pas étonnant que Negri ne puisse voir le communisme comme négation de ce caractère de capital variable de la classe ouvrière, puisqu’il y aurait, pour lui, constitution d’un nouveau sujet révolutionnaire, avant même la révolution, avec la figure d’un ouvrier social devenu autonome du capital et capable de réaliser sa propre auto-valorisation.

La revue Primo Maggio et le concept de composition de classe

Elle est publiée entre 1973 et 1989 et animée, entre autres, par Sergio Bologna. C’est elle qui va s’attacher à développer et approfondir la notion spécifiquement italienne de composition de classe. Voici la présentation qu’en fait Mario Lippolis : « Primo Maggio est une revue de l’opéraïsme marxiste italien, mais elle n’a pas pris le chemin de l’opéraïsme d’État représenté par Cacciari et Tronti, ni celui de l’opéraïsme du futur État ouvrier de Negri et Piperno. C’est plutôt celui d’un opéraïsme de mouvement intermédiaire et éclectique qui a comme prémisses théoriques des tendances diverses comme les IWW américains du début du xxe siècle, la critique du stalinisme, les références à la revue française SoB par l’intermédiaire du groupe de Danilo Montaldi. Mais cette tendance de la revue participa pleinement à l’organisation du silence, au cours des années soixante-dix, en Italie et au niveau international, autour de courants comme celui de Faina ou nous, courants qui pourtant dans leurs développements plus radicaux et modernes, participaient de l’actualisation théorique du mouvement en cours493 ».

En fait, la revue essayait de développer un œcuménisme opéraïste dirigé vers l’ensemble du mouvement opéraïste, y compris dans sa composante officielle et stalinienne. Cette continuité historique de l’opéraïsme qu’affiche Primo Maggio, et que le plan choisi pour la présentation de ce courant semble entériner, est jugée très critiquable par Costanzo Preve494. Pour lui, il est plus réaliste de retenir la thèse de la discontinuité plutôt que celle de la continuité. Il serait en effet inacceptable de mettre dans la même « chaudière » Panzieri et Classe operaia ; l’opéraïsme « générique » de Lotta Continua et l’opéraïsme « géométrique » de Potere Operaio ; la tactique politico-culturelle « entriste » des conseillers du Prince que formera le groupe ex-opéraïste au sein du PCI et la tactique subversive des théoriciens de l’autonomie et de l’ouvrier social, de l’auto-valorisation ; l’école de la composition de classe autour de Primo Maggio et les revues de la dissolution de l’opéraïsme comme Magazzino, Autonomia Possibile, Metropoli.

Sur des bases différentes, Tronti et Cacciari sont d’accord pour faire une distinction stricte. Pour le premier, l’opéraïsme va des QR jusqu’à la fin de Classe operaia (Nous opéraïstes, op. cit., p. 13) ; pour le second qui rejoint le PCI dès 1969, il s’agit de faire un grand nettoyage intellectuel pour se démarquer de Potere Operaio (dont il a été un membre furtif) qui est souvent assimilé à l’opéraïsme alors qu’il participerait d’une expérience qui n’a rien à voir avec la précédente et qui pour tout dire lui apparaît maintenant terrifiante (cf. Tronti, Nous opéraïstes, p. 193).

L’opéraïsme, malgré sa diversité, nous semble constituer la dernière expression théorique de la théorie du prolétariat et son apogée se situe pendant la période de « l’automne chaud » de 1969. Pour Tronti, expressément495, il faut dépasser l’idée du Biennio rosso et donc de l’unité 1968/1969 pour mieux faire surgir la différence entre les mouvements qui se produisent au cours de ces deux années et la spécificité italienne pourrions-nous ajouter. 1968 c’est en effet pour lui la lutte anti-autoritaire (de Berkeley à Paris en passant par Berlin), alors que 1969 c’est la lutte anti-capitaliste (à Turin et Milan).

La richesse du mouvement italien réside dans la coexistence en son sein, de deux phases historiques. D’un côté, un mouvement de refus du travail (« surtravail » en langage marxiste) qui manifeste encore la centralité ouvrière dans la période du Biennio rosso et, de l’autre, en 1977, des revendications autour d’une autre vie qui attaquent directement l’idée de « travail nécessaire » (toujours en langage marxiste). La revendication du salaire politique d’abord, puis du salaire social marque la prise en compte de ces deux phases, sans pouvoir les dépasser.

À partir des années quatre-vingt, les néo-opéraïstes, ont complètement cédé à une dissociation qui fait qu’à un subjectivisme exacerbé d’un côté (celui de la « Multitude ») fait face un despotisme du capital de l’autre, tout aussi subjectif (le capital n’est plus que commandement, dit Negri). Mais chez eux, cela n’est plus une contradiction. Il y a simple opposition entre les deux subjectivités et toute la critique panzérienne d’une technologie intrinsèquement capitaliste est occultée496.

Les autres revues

D’autres revues ont joué un rôle plus périphérique. Nous en signalons deux parce que certains de leurs participants ont joué un rôle important par la suite.

Les Quaderni Piacentini

Ils sont fondés en 1962 par Piergiorgio Bellocchio à Piacenza. C’est une revue culturelle et politique assez différente des Quaderni Rossi. Les participants y sont plus nombreux et d’origine plus variée. Elle est très influencée par L’École de Francfort et par la dimension anti-autoritaire de sa critique, mais elle néglige l’apport des Facultés scientifiques et techniques allemandes à la critique, ainsi que le « mouvement des ingénieurs ».

Elle va publier des textes importants du mouvement. Nous avons largement utilisé ses numéros sur le mouvement étudiant à Turin et sur les affrontements de positions au sein de Lotta Continua quant au problème de la lutte armée. Bellocchio quitte les Quaderni Piacentini au début des années quatre-vingt, estimant qu’ils ont épuisé leur fonction. Sa vision est très pessimiste. Pour lui, la période a changé de sens et si le mouvement a connu une maturation politique importante, ce processus a avancé trop lentement par rapport aux contre-mesures de l’ordre en place. En effet, pour lui, les « avant-gardes » se retrouvent dans une position beaucoup plus difficile qu’en 1968 et il n’y a plus d’espoir autre que celui de « limiter le déshonneur ».

Alternative

Elle est créée en 1963. C’est une revue catholique de gauche qui tente une synthèse entre les cultures catholique et marxiste. Son inspirateur est Corrado Corghi, une figure importante de la gauche intellectuelle de l’époque et qui aura une influence sur plusieurs futurs membres des Brigades rouges (BR), particulièrement sur Alberto Franceschini puisque la revue a sa base à Reggio Emilia.

À la différence de la France, on peut noter la vivacité de la vie intellectuelle et critique dans la province italienne.

La revue critiquait particulièrement l’institutionnalisation outrancière et la bureaucratisation de partis comme le PSI et le PCI. Mais fidèle à ce qui allait devenir sa vision policière de l’histoire (cf. notre dernière partie sur les « théories du complot »), Franceschini fait de cette revue une officine occulte du PCI visant à affaiblir la DC.

Enfin, un mot pour être complet, sur la revue que fonde Nanni Balestrini en 1967 Quindici qui sera un point de référence dans les débuts du mouvement étudiant et le phénomène de ce qu’on a appelé la « contestation ».

 

Notes

450 – On trouve ce souci dans la redécouverte de l’œuvre d’Antonio Labriola, qui a influencé Gramsci par des analyses sur « la philosophie de la praxis » tirées des Thèses sur Feuerbach. Elles consacrent l’élimination de « l’opposition vulgaire entre pratique et théorie » (Scritti filosofici e politici, Einaudi, 1973, tome II, p. 689) ; dans les écrits de Claudio Napoleoni qui livre, en 1963-65, des réflexions sur l’aliénation du travail à partir des Manuscrits de 1844 et dans ceux de Lucio Coletti qui se prononce pour une distinction nette entre les écrits de Marx et d’Engels et pour une critique de la théorie du reflet de Marx. Il étudie aussi les Grundrisse de Marx et Histoire et conscience de classe de Lukács. Colletti critique Lukács pour sa confusion entre aliénation et objectivation (dans Le marxisme et Hegel, Champ Libre), mais lui reprend son analyse du fétichisme. Pour de plus amples informations, on peut se reporter à Jean-Pierre Potier, Lectures italiennes de Marx (1883-1983), Lyon, PUL, 1986.

451 – Pour des développements théoriques complets on pourra se reporter au livre de Jacques Wajnsztejn, L’opéraïsme au filtre du temps, à paraître courant 2018, avec une postface d’Oreste Scalzone.

452 – En 1958, il rédige, avec L. Libertini, « Sette tesi sulla questione del controllo operaio », dans Mondo operaio, no 2, trad. française dans le no 3 de la revue Critique socialiste, 1971. Ce texte remet en cause la stratégie politique de la gauche italienne et affirme la nécessité de mettre en place des formes de contrôle ouvrier.

453 – Terme à ne pas confondre avec celui « d’ouvriériste » qui correspond à l’italien fabbrichista.

454 – Ils peuvent certes tenir ferme sur l’invariance de principes, mais ils semblent parfois subir les événements et naviguer à vue comme c’est le cas de la revue Battaglia comunista (groupe Damen) ou bien alors camper sur la position qui vise à former des « syndicats rouges » comme la revue Programma comunista (groupe Maffi soutenu par Bordiga).

455 – Montaldi (1929-1975) mènera de front une activité militante très pratique, mais autonome des différentes chapelles de la gauche communiste. Il suit les événements de la fin des années soixante–début des années soixante-dix, sans se faire beaucoup d’illusions sur les chances d’une révolution. C’est un peu comme si ses autobiographies sur le lumpenprolétariat constituaient le signe d’une impossibilité, d’un déjà trop tard entre un monde qui n’est plus et un qui ne sera jamais. Là encore on est très proche de ce que pensait Pasolini et qui lui fit “manquer” 1968. En 1971, Montaldi sort Militanti politici di base (Einaudi). Ses livres : Saggio sulla politica comunista in Italia (1919-1970) et sur K. Korsch, achevé en 1973, sont refusés par les éditions Feltrinelli et ne paraîtront qu’après sa mort.

456 – Cela dit, on trouvait déjà cette idée chez le Lukács d’Histoire et conscience de classe, mais à partir d’un prolétariat mythifié.

457 – Traduit sous le titre de « Capitalisme et machinisme » dans Quaderni Rossi, Luttes ouvrières et capitalisme d’aujourd’hui, Maspero, 1968.

458 – Ibidem, p. 106.

459 – Dans la note 77 de la p. 106, Panzieri rajoute : « La mythologie du “dernier stade” du capitalisme prend des fonctions idéologiques différentes et même opposées chez Lénine et Kautsky : chez Lénine elle “légitime” que le système se brise à des points moins avancés de son évolution ; pour Kautsky elle renvoie, par réformisme, l’action révolutionnaire “à la plénitude des temps”. Puisque la révolution de 1917 ne peut compter sur la révolution dans les pays les plus avancés, elle se replie sur des contenus immédiatement réalisables au niveau du développement de la Russie. En n’éclaircissant pas le fait que le rapport social capitaliste puisse être présent dans la planification (insuffisance qui se retrouve dans toute la pensée de Lénine) elle facilitera par la suite, dans les rapports de production, la répétition de formes capitalistes, que ce soit dans l’usine ou dans la production sociale globale, derrière l’écran idéologique d’une identification du socialisme et de la planification et finalement, des possibilités de réaliser le socialisme dans un seul pays. »

460 – Ibidem, p. 107. Panzieri pose déjà la question de la reproduction tout en maintenant encore la primauté de la production.

461 – Ibidem, note 78, p. 107.

462 – Telle qu’exprimée par Anselm Jappe dans Les aventures de la marchandise, Denoël, 2003, p. 12-13 où sont définies les notions de « Marx exotérique » et de « Marx ésotérique ». Pour une critique des thèses du Groupe Krisis, cf. Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn, L’évanescence de la valeur. Une présentation critique du Groupe Krisis, L’Harmattan, 2004.

463 – Alors que pour Marx, le mouvement des catégories est mouvement contradictoire du capital qui renvoie au caractère historique du mode de production capitaliste et donc au caractère de classe de l’utilisation du procès de production, du progrès, etc. « Il existe par-dessus tout une limite, non inhérente à la production en général mais à la production basée sur le capital » (Grundrisse). C’est la contradiction travail nécessaire/surtravail.

464 – Ainsi, Panzieri en reste à la vision marxiste traditionnelle quand il déclare : « Parmi les idéologies courantes, l’une des plus ridicules et des plus répandues est bien celle qui représente l’aliénation dans le néo-capitalisme comme une aliénation du consommateur » (Ibidem, p. 58, note 39).

465 – Ibidem, p. 51.

466 – Chez les plus âgés, la référence aux conseils ouvriers de Turin de 1919 et à l’Ordine Nuovo de Gramsci pouvait aussi jouer son rôle pour donner un cachet révolutionnaire à l’idée de gestion ouvrière ou d’autogestion.

467 – L’enquête ouvrière dite participative est un élément clé de la pratique du groupe dans un rapport qui se voulait d’égal à égal entre sujet et objet de l’étude. Pour Tronti, c’est le fruit de la rencontre entre la neutralité axiologique de la méthode weberienne (sous l’influence de Vittorio Rieser) et la dimension politique de l’analyse marxiste (cf. le texte de V. Rieser de 1992 : « L’usine aujourd’hui : l’étrange cas du docteur Weber et de mister Marx »).

468 – Cf. S. Wright, op. cit., p. 63.

469 – Il Centro di Ricerca per l’Azione Comunista (www.autprol.org) qui a écrit L’operaismo tra mito e lustrini (2002), [traduction française de Christian Charrier : lamaterielle.chez-alice.fr], reproche à cette démarche de l’enquête ouvrière, son idéalisme car elle privilégie ce que les ouvriers ont à dire alors qu’en bon matérialiste il faudrait attendre que la classe agisse pour savoir ce qu’elle pense. Les QR prenaient bien soin de dire que la meilleure enquête ouvrière est celle qui se mène à chaud, « c’est-à-dire dans une situation particulièrement conflictuelle, à partir de laquelle il faut étudier quel rapport s’établit entre le conflit et l’antagonisme. Il faut étudier comment le système de valeurs que l’ouvrier exprime en temps normal se transforme, quelles valeurs le remplacent avec une conscience nette de l’alternative ou disparaissent à ce moment-là. Il est en effet des valeurs que l’ouvrier possède en temps normal et qu’il perd au moment d’une lutte de classes, et vice-versa. Il faut plus particulièrement étudier tous les phénomènes qui concernent la solidarité ouvrière, et se demander quel rapport il y a entre celle-ci et le fait de refuser le système capitaliste » (ibidem, p. 114). Ils se réfèrent aussi à des exemples pris au sein de la gauche communiste, comme L’ouvrier américain de Paul Romano, traduit et repris dans les nos 1 à 5-6 de SoB et plus généralement à la notion « d’expérience prolétarienne » développée dans cette même revue (cf. no 11). Claude Lefort y développe l’idée d’une subjectivité ouvrière toujours présente dans cette expérience de la vie en usine, mais masquée par la division du travail, la séparation théorie/pratique, la séparation classe/organisation et enfin la séparation entre luttes défensives et luttes contre le système capitaliste. Danilo Montaldi écrivait à propos de L’ouvrier américain : « L’ouvrier est avant tout celui qui vit dans la production et l’usine capitaliste avant d’être l’adhérent d’un parti, un militant de la révolution ou le futur sujet d’un pouvoir socialiste ; et c’est dans la production que se forme aussi bien sa révolte contre l’exploitation que sa capacité à construire un type supérieur de société. […] Pour cette raison nous invitons les camarades, les ouvriers, les lecteurs à écrire à Battaglia Comunista (organe du groupe bordiguiste dit de la tendance Damen et ayant fondé le pcinternationaliste qui tentera un rapprochement avec SoB) en comparant leur propre situation avec celle de l’ouvrier américain, ce qui revient à dire, avec l’ouvrier de tous les pays, avec l’ouvrier tel qu’il est ici et maintenant, là où on le voit dans sa diversité ». A contrario, Munis, leader du Fomento Obrero Revolucionario (FOR) gloussait en citant le mot de Lénine : « Seul un intellectuel à la peine pense qu’il est suffisant de parler aux ouvriers de la vie d’usine en les ennuyant avec ce qu’ils savent depuis longtemps ».

470 – Ibidem, p. 109. En lisant ces lignes des QR de 1965 en Italie, on croirait lire une présentation de l’enquête ouvrière par les Cahiers de Mai de 1968 en France ! Il n’y a pas là de coïncidence théorique, mais sûrement le fruit de la grande connaissance du mouvement ouvrier révolutionnaire italien que possédait Daniel Anselme, le principal instigateur des Cahiers de Mai.

471 – Idéologie léniniste reprise par tous les partis communistes adhérant à la Troisième Internationale et qui voit le syndicat comme lieu de formation de la conscience des masses avant de rejoindre l’avant-garde dans le Parti.

472 – Cela reprend le modèle utilisé par la social-démocratie allemande pour transformer les conseils ouvriers de la révolution allemande des années vingt en conseils à majorité social-démocrate.

473 – C’est en fait une autre façon d’exprimer la contradiction forces productives/rapport de production comme indépassable dans le capitalisme. Nous pensons avoir démontré le contraire dans l’ouvrage Après la révolution du capital de J. Wajnsztejn, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 47-60.

474 – C’est aussi, à un niveau moins militant, la position de Galbraith dans Le nouvel État industriel, Paris, Gallimard, 1969, critiquée par Wright Mills dans Les cols blancs, essai sur les classes moyennes américaines, Paris, Éd. Maspero, 1966.

475 – Ce phénomène sera le fait de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, mais il remonte plus loin dans l’histoire de la France avec le planisme des années trente, puis l’école d’Uriage et le rôle des ingénieurs dans le développement d’EDF puis du nucléaire français. À un degré moindre, l’Italie connaît un processus semblable, mais qui se soldera par un échec à cause du caractère indécrottable de la Démocratie Chrétienne. (Cf. « L’Affaire Mattei » dont Francesco Rosi tirera un film du même nom).

476 – « Il discorso sui technici », Classe operaia II, no 4-5, 1965, cité in S. Wright, À l’assaut du ciel, Senonevero, 2007.

477 – Quaderni piacentini, no 39, 1969.

478 – Force est de constater que c’est le point commun à tous les mouvements étudiants de l’époque, au moins dans les pays qui forment le cœur du capitalisme.

479 – Nous suivons ici les développements de A. Dina dans l’article : « Techniciens et ouvriers », Les Temps Modernes, no 314-315, septembre-octobre 1972.

480 – Cf. Serge Mallet, « La nouvelle classe ouvrière et le socialisme », rapport du séminaire d’étude marxiste de Korcula, in Revue internationale du socialisme, no 1, mars-avril 1965. L’essentiel de ces thèses constitueront son livre futur, La nouvelle classe ouvrière, Paris, Seuil, coll. « Points ».

481 – Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968, p. 185 et sq. et aussi la dénonciation du fétichisme technologique, p. 259.

482 – Derrière cette affirmation il y a une idée que Tronti n’explique clairement qu’aujourd’hui dans Nous opéraïstes, L’éclat, 2013, p. 45, c’est la distinction entre contestation (faire la critique du pouvoir, par exemple dans les expériences d’université critique de Berlin ou de Nanterre) et révolution (la mise en crise du pouvoir).

483 – Tronti, op. cit. p. 47.

484 – C’est ce qui s’est produit en France à la fin des années soixante-dix avec le recentrage de la CFDT et qui se passe depuis 2003 avec la prise de distance de la CGT par rapport au PCF.

485 – Pour un argumentaire détaillé, on peut se reporter à l’article de Paolo Virno reproduit dans www.lyber-eclat.net/lyber/virno/virno-salaire.html. Virno oppose aux droits de l’homme de la Révolution française le droit à vivre bien des ouvriers. Cette idée apparaît aujourd’hui complètement hors du temps vu le rapport de forces actuel, il n’empêche que la mise en place des 35 heures en France en représente une forme étatisée et diluée. En effet, au moment de sa mise en place s’est bien posée la question de savoir si les 35 heures devaient être payées au tarif des 39 ou abaissées en proportion et c’est la première solution qui a prévalu au moins dans la fonction publique et dans les grandes entreprises du secteur privé.

486 – Costanzo Preve dans La teoria in Pezzi : La dissoluzione del paradigmo teorico operaista, Dedalo, 1984, p. 21-22 (traduction par nos soins) y voit l’influence de l’école improprement appelée néo-ricardienne ou sraffienne laquelle « finira par ouvrir le paradigme opéraïste post-panzerien vers une hégémonie de l’économie ». Le fait, à y bien regarder, n’est pas paradoxal comme cela pourrait le sembler à première vue. Jusque-là, dans l’économie académique italienne, une avant-garde moderniste composée de keynésiens s’était opposée, indépendamment du pouvoir du nombre, à l’école universitaire néo-classique. « Le néo-ricardisme-sraffiste apparaît à la fin des années soixante, en Italie, comme une possibilité d’abandonner intégralement l’analyse du capitalisme en termes de “valeur-travail”, résidu obsolète d’un programme digne du XVIIIe siècle, excusable pour Marx, mais pas pour nos contemporains : la distribution du revenu est devenue presque intégralement une question de rapport de forces entre les deux classes. Cette théorie économique est totalement incorporable au paradigme opéraïste post-panzierien, fortement subjectiviste et volontariste ».

487 – Cf. Tronti, op. cit. p. 276.

488 – Cette thèse développée par Tronti dans Ouvriers et capital sera reprise plus tard par Alquati, mais sous un angle moins léniniste dans Capitale e classe operaia alla Fiat : un punto medio nel ciclo internazionale , in Sulla Fiat e altri scritti, Feltrinelli, 1975, chapitre 13. Elle s’oppose aussi bien aux positions tiers-mondistes de l’époque sur la rupture par la périphérie, qu’aux thèses socialistes sur les modèles du « socialisme réel », qu’enfin, qu’aux thèses des groupes pro-chinois sur la rupture par « la zone des tempêtes ».

489 – Une telle thèse a aussi été défendue en France par le GLAT et son journal : Luttes de classes.

490 – A. Negri : La classe ouvrière contre l’État, Galilée, 1978, p. 226.

491 – Sur les nouvelles controverses autour de la valeur, on peut se reporter à notre ouvrage, L’évanescence de la valeur, L’Harmattan, 2004.

492 – Tronti, op. cit. p. 65.

493 – M. Lippolis, L’Umana avventura di alcuni ex-luddisti, Brochure inédite (traduction par nos soins).

494 – La teoria in Pezzi, La dissoluzione del paradigma teorico operaista in Italia (1976-1983), Dedalo, 1984, p. 15-26. Quand nous citons Preve dans ce livre il s’agit du Preve d’avant les années 80, c’est-à-dire avant qu’il n’adopte des positions qui vont le rapprocher de l’extrême droite (cf. son long texte paru dans Rébellion, une revue française de la « troisième voie »).

495 – M. Tronti, Nous opéraïstes, L’éclat, 2013, p. 32.

496 – Pour une critique plus complète du neo ou post-opéraïsme, on se reportera au livre de J. Wajnsztejn, L’opéraïsme au crible du temps, avec une postface d’Oreste Scalzone, à paraître courant 2018.