Mai 1968 et le Mai rampant italien
Première partie : Mai 1968 en France

V. Le mouvement étudiant dans les autres villes

 

Le Mouvement du 25 avril à Toulouse

Ce n’est pas un simple décalque du mouvement nanterrois, car il y a eu un véritable avant mai 1968 à Toulouse ; un mouvement de masse étudiant rompant avec les modèles traditionnels. L’UNEF y est très faible, comme à Nanterre et surtout en pleine crise puisque la tendance des étudiants communistes (UEC) vient de prendre le contrôle du bureau à la place des ESU plus favorables au mouvement. Par ailleurs et comme à Lyon, les groupuscules sont peu implantés, si on excepte l’UJC(ml) qui ne travaille qu’en direction des usines, et d’autres, peu sectaires, comme, par exemple la JCR beaucoup plus anti-stalinienne que trotskiste. Plusieurs courants anarchistes co-existent et sont bien implantés à partir du terreau préférentiel que représentent les descendants de républicains espagnols dans la place. En bref, une grande fluidité semble exister entre les membres des différents groupes.

Le 23 avril 68, 4000 étudiants descendent dans la rue pour manifester leur solidarité envers Rudi Dutschke. C’est en réponse à la répression diligentée par le doyen que le Mouvement du 25 avril naît dans le cadre de l’occupation d’un amphithéâtre de la faculté des Lettres. Mais la ligne nanterroise de ce mouvement du 25 avril peine à s’imposer face au développement du CLEOP (Comité de liaison étudiants-ouvriers-paysans), structure exclusivement dirigée vers le prolétariat et n’utilisant la faculté que comme base arrière et non comme lieu de discussion entre différents groupes de militants.

Un autre point important pour comprendre le mouvement toulousain, c’est qu’il va recevoir l’appui des édiles locaux radicaux socialistes et du journal local La Dépêche. Le 24 mai, les drapeaux rouges et noirs flottent aux grilles du Capitole. La guerre de position contre la police n’existe donc pas et de nombreuses situations d’affrontement sont désamorcées. Les citadelles toulousaines sont prises sans résistance. L’idée d’une prise de pouvoir par la force est absente des préoccupations toulousaines.

Le journal 25 avril se veut en prise directe sur le mouvement et ses trois numéros furent pris en charge par des groupes de militants à chaque fois différents. Le 7 mai la grève illimitée est votée sur la base de la solidarité contre la répression à Paris comme à Toulouse où un lycéen de Pierre de Fermat est traduit devant le conseil de discipline de l’établissement pour distribution de tract. L’aspect révolution tranquille du départ est mis à mal quand Alcouffe, ex-président de l’AGET-UNEF est « tabassé » par la police et les incidents se multiplient. 50 000 personnes manifestent le 13 mai avec la présence de travailleurs de Sud-Aviation, de Bréguet, d’APC (la future AZF) et des travaux publics. L’université est occupée et les cheminots déclenchent une grève illimitée. L’action dans le domaine culturel s’amplifie avec l’occupation du centre culturel afin de sortir de la scolastique des discussions autour de l’art et la révolution. Le théâtre le Grenier de Toulouse est aussi occupé et le personnel du centre dramatique musical se met en rapport avec les étudiants, ouvriers et agriculteurs. Mais le personnel de Sud-Aviation, contrairement à Nantes reste méfiant et se montre très protecteur de l’outil de travail et de son plus beau fleuron : le Concorde. Néanmoins toutes les grandes entreprises de l’aéronautique votent la grève illimitée le lundi 20 mai et les ouvriers du bâtiment, un secteur d’habitude très atomisé, occupent les locaux de la chambre patronale.

Le 24 mai, le Capitole est occupé et les pompiers refusent d’intervenir. Les accords de Grenelle sont refusés et la distribution des vivres s’organise. À la suite de la mort de Gilles Tautin à Flins, une nuit de barricade a lieu le 11 juin. Christine Faure conclut son enquête sur le mouvement de mai dans cette ville en disant : « Somme toute, pendant ces deux mois, les Toulousains se préoccupèrent davantage d’investir les symboles de la puissance publique — est-ce là un effet de l’histoire de leur ville, capitale de l’Occitanie ? — qu’à mettre des entraves à la production industrielle et capitaliste de la région. » « L’alliage » que l’on retrouve parfois à l’état d’ébauche entre mouvement ouvrier et mouvement étudiant (Nantes, Lyon, parfois Paris) est resté ici lettre morte.

Le Mouvement à Bordeaux

Un Mouvement du 23 mai issu des facultés apparaît officiellement sous ce nom-là, mais le mouvement a évidemment commencé avant, dès le 7 mai, par un cortège étudiant. Le journal Sud-Ouest est en grève depuis le 14 mai, mais le caractère peu ouvrier de la ville, donne une tonalité particulière au mouvement dans lequel les salariés des services publics et des grands magasins, les salariés de l’armement tiennent une place importante dans la grève et les luttes. Le 25 mai, la manifestation en direction de la mairie est émaillée de violences. Barricades, jets de pierres et boulons, cocktails Molotov. Nombreuses arrestations d’étudiants et de non-étudiants. La police et la justice vont ensuite poursuivre en justice un groupe, le « mouvement révolutionnaire octobre », encore connu sous le nom de Comité ouvrier d’action révolutionnaire qui serait né au sein de l’AGEB-UNEF. Il est composé d’une vingtaine de membres plutôt ouvriers de toutes petites entreprises ou d’ateliers, d’artisans, donc sans doute plutôt isolés par rapport à un mouvement de grève classique ou avec occupation dans les grandes entreprises. Ils n’en sont pas moins rebelles et sans doute se sont-ils rencontrés par le biais de la faculté des Lettres, cette dernière leur servant de lieu de rencontre et de socialisation militante. Ils seront accusés de l’attaque de quatre commissariats et d’une permanence des Comités de défense de la République (cf. ICO, nos 76, 78 et 85 et Claire Auzias in Trimards, « pègre » et mauvais garçons de Mai 68, ACL, 2017, p. 182-191). Pendant l’été, ils passent devant la Cour de sûreté de l’État qui en condamne certains à 4, 3 et 2 ans de prison.

Le Mouvement étudiant à Nantes

Nous avons déjà mentionné quelques événements nantais antérieurs à mai 1968, avec la prise de l’UNEF et de la MNEF par des étudiants anarchistes, en vue non pas de prendre la direction des affaires étudiantes, mais de détourner les moyens matériels de ces organes gestionnaires, au profit des forces révolutionnaires. Cette agitation va tout naturellement reprendre quand les événements parisiens vont s’accélérer. Les étudiants sont aux portes de Sud-Aviation, malgré des rapports distants avec les syndicats ouvriers et ils seront sur les barrages routiers avec les camionneurs. Après bien des réticences, ils participent au Comité central de grève, mais à l’extérieur, ils prônent des formes d’action radicales et sans prêcher la violence pour la violence, ils s’inscrivent parfaitement dans le fil des luttes paysannes de la région qui utilisent traditionnellement les actions violentes pour se faire entendre. Les étudiants les plus radicaux ne s’illusionnent donc pas sur la réalité d’un double pouvoir302 qui serait incarné par un Comité central de grève reproduisant beaucoup des tares syndicalo-bureaucratiques justement dénoncées par le mouvement de mai-juin.

Le lundi 17 juin, une AG de l’AGEN-UNEF, très tendue a lieu pour discuter de ce qui s’est passé dans la nuit du 13-14 à la faculté des Lettres où des déprédations ont été commises en présence de membres de l’AGEN qui ont depuis démissionné (sauf Chotard qui n’était pas présent au moment de l’action). D’après Yannick Guin (op. cit.), on peut alors distinguer trois positions dans l’AG ; celle des anarcho-syndicalistes de la faculté de Droit, habituellement sur les positions de l’AGEN mais qui reprochent au bureau son absence de rigueur dans l’action et le refus de condamner les zonards de la faculté ; la seconde position est celle des groupuscules politiques qui réclament un programme commun de renforcement syndical et politique ; enfin, la dernière est celle des enragés proches de l’IS. Certains membres de cette tendance (comme Yvon Chotard, mais pas Juvénal Quillet) se font par contre des illusions sur la possibilité de constituer, sur leur propre base (étudiants radicaux marginalisés et zonards ayant participé au mouvement de mai-juin) un « Conseil de Nantes » que l’IS va d’ailleurs immédiatement dénoncer303.

Mai-68 à Lyon

Mouvement étudiant et Mouvement du 22 Mars

Par rapport au M22 nanterrois puis parisien, le mode de formation du M22 lyonnais est complètement différent. Il n’est pas l’expression interne du mouvement, mais l’expression d’un processus de décomposition de groupes déjà existants. (JCR, groupe Bakounine de la Fédération anarchiste, divers petits groupes indépendants plus ou moins anarchistes ou conseillistes). Il n’est pas non plus un groupe réellement autonome puisque le tout début de son activité, dès le mois d’avril, va être de tirer à la ronéo la brochure du Mouvement du 22 Mars, sous le nom lyonnais de Manifeste du Mouvement du 22 Mars, pour en faire une distribution massive le 1er mai, puis dans les amphis du campus de La Doua qui va constituer le point d’ancrage du mouvement jusqu’au 13 mai. C’est là que sont réunis les résidences universitaires et les premiers cycles d’études jugés les plus turbulents où se trouve une majorité des membres du futur M22. Le campus abrite aussi l’Insa, une école d’ingénieur qui a été la première en grève, en solidarité avec les étudiants parisiens. Certains animateurs de l’agitation dans cette école d’ingénieurs un peu spéciale, puisqu’on n’y entrait pas sur concours et que la proportion des étudiants d’origine populaire était notable, vont alors côtoyer les individus des petits groupes dont nous venons de parler, élargissant ainsi le cercle d’une mouvance non encartée, mais déjà active même si ces forces restent faibles si on les compare à celles des groupes gauchistes traditionnels présents dans la ville.

Les petits groupes qui formeront le M22, officiellement à la mi-mai, développaient aussi des actions à l’extérieur de la faculté, par exemple en direction des lycéens ou dans le cadre de cercles de discussions comme celui de la JCR. Ils interviennent aussi dans des manifestations humanistes comme celle du Mouvement contre l’armement atomique (MCAA) dans lesquelles les gauchistes ne se risquaient pas de peur de compromettre leur radicalisme. Ils mènent également des actions en milieu universitaire comme celle entreprise dans le département de sociologie autour de la question : « Pourquoi des sociologues ? », questionnement assez proche de celui de Nanterre quelques semaines plus tôt. Si ces actions restent limitées, cela permettra plus tard au M22 lyonnais, création artificielle s’il en fut, de s’insérer plus facilement que prévu dans le mouvement d’ensemble, sans qu’il apparaisse comme un groupuscule comme un autre, mais bien au contraire, comme l’expression du mouvement.

Malgré des divergences et particulièrement notre position anti-syndicaliste, les relations avec l’AGEL-UNEF étaient assez bonnes et nous pouvions souvent utiliser leur logistique et même signer des tracts en commun.

L’AGEL défend toutefois sa propre orientation. Elle avance l’idée du pouvoir étudiant à partir du boycott des examens traditionnels et le refus de la sélection. L’AGEL estime aussi essentiel de promouvoir la liaison étudiants-ouvriers et elle a participé aux marches sur la Rhodiacéta depuis 1967. Les divergences entre eux et nous n’interviendront qu’à partir des événements du 24 mai dans la mesure où ses militants vont affirmer clairement, dans les discussions à la faculté à partir du 25, le refus du mot d’ordre « le pouvoir est dans la rue ».

Nous passons sur la chronologie des événements puisque ces éléments sont largement développés dans le livre de J. Wajnsztejn sur Mai-68 à Lyon (op.cit.,)

Nous ne mentionnerons donc que quelques faits remarquables.

Comme à Nanterre, le Mouvement va partir du campus de la Doua dès le 5 mai et rejoindre les universités du centre-ville qui sont occupées à partir du 11 mai.

Les grèves ouvrières commencent dès le 15 mai avec le dépôt SNCF de Grigny dans la banlieue sud, suite aux licenciements de deux salariés non titulaires. Un réflexe de solidarité pas si courant et qui donne déjà une idée de l’état d’esprit des ouvriers à ce moment-là. Le 18, onze usines304 sont en grève, dont Rhodia et Berliet, les deux usines emblématiques des luttes précédentes. Il faut dire que, contrairement aux idées reçues, Lyon est encore à cette époque une grande ville ouvrière, non seulement pas sa banlieue, mais aussi par son dense réseau de petites et moyennes entreprises.

Bientôt, le courrier n’est plus distribué, les trains ne circulent plus. Le 20, ce sont les bus qui s’arrêtent. Dans la cour de Berliet, au cours d’un grand meeting, les ouvriers s’aperçoivent que l’anagramme de Berliet n’est autre que « Liberté » et ce nouveau sigle trône à la porte de l’usine de Vénissieux pendant toute la grève. Le climat s’alourdit et la police défend le relais TV de Fourvière ainsi que les studios radio-TV de Lyon et de Villeurbanne.

La manifestation du 24 mai

Le 24 mai, la volonté de provoquer l’affrontement avec la police avait été clairement exprimée dans une réunion restreinte et « fermée » du M22. Un matériel offensif et défensif fut préparé en conséquence, chargé dans deux voitures et déversé au cours de la manifestation entre le pont et le cours Lafayette. Certains d’entre nous se sont mêlés au service d’ordre du syndicat étudiant depuis le début de la manifestation et de ce fait, il nous est aisé de le déborder pour entraîner la manifestation en direction de la préfecture alors que l’objectif officiel était l’occupation du théâtre des Célestins. Nul fantasme militariste là-dedans. Nous nous étions juste dit que les camarades parisiens étaient de plus en plus isolés et réprimés par toutes les forces de l’ordre nationales et qu’il serait bon de décongestionner Paris de ses forces de police, de donner une bouffée d’air à nos camarades. Nous avions caché nos intentions jusqu’au dernier moment en organisant une réunion séparée, pour préparer le détournement, pendant que quelques-uns d’entre nous se rendaient quand même à la réunion principale pour donner le change. Le fait est resté tellement caché que Pierre Masson, un des responsables PSU de l’AGEL a déclaré au magazine Lyon Mag : « Mais des jeunes des banlieues ont pris la tête du cortège. Et ils ont décidé de marcher sur la préfecture ». C’est le début d’une tentative, de la part des bureaucrates de l’UNEF et du PSU, de distinguer le bon grain de l’ivraie. Il leur faut donc exclure les trimards du mouvement comme les parisiens ont fini par en exclure les katangais. In fine, c’était aussi préparer le lynchage médiatique contre Munch et Raton, trimards accusés d’avoir conduit le camion ayant occasionné la mort du commissaire Lacroix qui ne fut d’ailleurs pas écrasé, mais victime d’une crise cardiaque devant la direction imprévue prise par le camion.

Après le premier affrontement, le fait que la manifestation se soit scindée en deux, de part et d’autre du pont Lafayette, compliquait notre situation, puisque si on pouvait penser que la police et la préfecture se trouvaient prises en tenaille, en fait tous ceux qui étaient côté presqu’île se sont retrouvés loin de la préfecture. On était là en grand nombre sans trop savoir quoi faire d’autre que d’attaquer de temps en temps le pont occupé en partie par la fraction avancée des forces de l’ordre, avant de se replier derrière des barricades peu stratégiques vu les grandes rues du quartier. Elles avaient une valeur principalement symbolique et autrement servaient à souder les manifestants autour d’un point de fixation.

Cet épisode montre, si ce n’est notre impréparation du moins notre incapacité à changer de tactique en fonction de l’évolution de la situation sur le terrain. L’objectif de départ, pour nous, M22, c’était la préfecture et on s’y est tenu alors que nous avions à portée de main la Bourse et la Chambre de Commerce.

C’est ce manque de perspective autre que la prise de la préfecture qui explique aussi l’acharnement à vouloir retraverser le pont Lafayette à partir des Cordeliers et l’utilisation du camion qui aurait dû nous permettre d’enfoncer les lignes adverses s’il n’avait pas malencontreusement dévié de sa route pour venir heurter le parapet. En fait, aussi bien à Lyon qu’à Paris et ailleurs, à l’époque, pour nous, le capitalisme c’était l’État et le patron d’usine, mais nous ne savions pas vraiment, malgré nos lectures, ce qu’était le capital. Dans un monde où tout semblait politique, nous avions du mal à envisager la domination sous les traits abstraits de l’économie et donc à s’attaquer à ses symboles.

Au lieu de s’attaquer aux temples du capital ce furent les temples de la marchandise (Galeries Lafayette et Grand Bazar) qui furent pillés, même si les grenades des forces de l’ordre avaient déjà fait la moitié du « travail ».

De l’autre côté du pont, plus près de la préfecture, le combat fera rage toute la nuit sous une forme beaucoup plus mobile, avec des pratiques de harcèlement contre les forces de l’ordre. C’est de ce côté que la jonction entre étudiants et jeunes prolétaires venue de tout l’Est lyonnais sera la plus effective, mais c’est aussi de ce côté qu’il y aura le plus grand nombre de blessés graves.

Le lendemain 25 mai fait l’effet d’une douche froide vu la propagande médiatique qui s’abat sur les lyonnais. Le 27 mai, un tract est diffusé intitulé « La liberté est dans la rue » qui rappelle le contexte général de la lutte pour essayer de contrer tout le discours officiel sur la violence du mouvement, la présence d’éléments comme les trimards305 aux côtés des étudiants. Un autre tract de l’AGEL dénonce les accusations de Fouchet contre « la pègre ».

Le 4 juin doivent avoir lieu les examens en Droit, seule faculté qui ne les a pas annulés parce qu’elle est dirigée par un doyen, Nerson, particulièrement borné. Les étudiants grévistes, dont un bon nombre d’étudiants en droit dont certains sont membres du M22 et d’autres de la faculté des Lettres toute proche, occupent nuitamment les locaux pour en interdire l’accès le lendemain.

De violents affrontements ont lieu le lendemain entre les étudiants qui veulent passer leurs examens, mais parmi lesquels figurent un nombre non négligeable de fascistes, et les occupants « révolutionnaires ». Les cocktails volent, des étudiants escaladent, d’autres dégringolent. La salle des moulages de la faculté est gravement endommagée, ses éléments ayant servi de projectiles contre les fascistes. En fin d’après-midi, le doyen cède et annonce le report des examens à septembre. Les occupants se retirent et rejoignent rapidement la faculté des Lettres, car on se doute que l’affaire n’en restera pas là.

En effet, depuis plusieurs jours les Comités de défense de la république (CDR) qui viennent d’être formés par Charles Pasqua quelques jours auparavant, ont promis de libérer les universités occupées et les fascistes du groupe Occident veulent “casser du rouge”. Tout ce beau monde s’active, réussit à convaincre des étudiants de droit de venger l’honneur de leur faculté souillée par « la pègre » dans la nuit du 3 au 4 juin et vers 19 h, c’est l’attaque. Les résultats sont assez désastreux pour les assaillants dans l’aile de la faculté des sciences qui jouxte la faculté des Lettres, car il existe de nombreux moyens de défense, préparés ou naturels à l’intérieur. Ils dénombrent de nombreux blessés. Il n’en demeure pas moins que le climat reste tendu, d’autant que les occupants qui défendent la porte centrale ont beaucoup de mal à résister car ils reçoivent un déluge de projectiles de la part d’individus dont beaucoup ne sont pas des étudiants, mais bien plutôt des nervis d’une quarantaine d’années, visiblement mieux entraînés que nous aux sports de combat. C’est finalement la police, arrivée sans se presser plus d’une heure et demie après le début des affrontements, qui desserre l’étau.

Pendant ce temps, la lutte continuait à Berliet qui sera l’une des dernières usines à reprendre (le 20 juin).

Nos rapports avec les trimards306

Les trimards sont entrés dans le mouvement à partir du moment où nous nous sommes transportés du campus vers les anciennes facultés du centre-ville. Nous avons alors commencé à discuter avec les individus qui couchaient sous les ponts de la Saône, le pont La Feuillée proche de la place des Terreaux tout d’abord. Certains d’entre nous ont aussi pris contact avec eux au moment de la marche vers la Rhodia le 13 mai au soir. Les bas ports étaient aussi des lieux de “glande” et de discussions et nous discutions effectivement partout où c’était possible en ne tenant pas compte des préjugés marxistes habituels sur le lumpen-prolétariat. Ils étaient assez réceptifs et peu à peu certains nous rejoignirent à la faculté parce qu’ils trouvaient là un débouché positif à leur révolte, un lieu de camaraderie et aussi une opportunité pour en découdre.

 

Notes

302 – Thèse défendue par exemple par Y. Guin dans son livre La commune de Nantes, Maspero, 1968, qui par ailleurs développe, dans le chapitre « les enseignements », une position léniniste sur l’organisation et un localisme qui lui fait voir le mouvement nantais plus avancé que le mouvement parisien, car « ils avaient devant eux un processus insurrectionnel beaucoup plus avancé que la révolte parisienne. » (p. 145).

303 – « À propos de Nantes », p. 101-102, IS, no 12.

304 – Continental, Brandt, la SNAV, Teppaz, Paris-Rhône, Camping Gaz, Durschmidt, Uginor, la raffinerie de Feyzin, Seguin, la SNCF.

305 – À l’origine, le terme désigne des vagabonds, ceux qui cheminaient sur la route, puis par extension qui traînent dans la ville et “triment” dans leur vie de tous les jours. Cela n’a pas ici le sens de travailler dur, mais de beaucoup “en baver” en général.

Plus concrètement, en cette fin des années soixante, ce sont de jeunes marginaux, certains SDF, d’autres en fugue ou en fuite par rapport au service militaire ou à des affaires de police, d’autres simples « en-dehors », révoltés à perpétuité. Comme les katangais parisiens, ou les zonards nantais, ils vivent alors dans la faculté, discutent, assistent aux réunions et apportent un soutien logistique aux occupants (sécurité par rapport à l’extérieur, participation à des SO, etc.). Deux d’entre eux seront accusés plus tard d’avoir été les conducteurs du fameux camion du 24 mai. Néanmoins, après deux années de préventive, un soutien actif des anciens de 68, accompagné d’une plaidoirie convaincante de Maître La Phuong, ils seront disculpés.

306 – Cela donne toujours lieu à de multiples divergences d’opinion ou d’interprétation entre d’une part les historiens, dirigeants politiques, journalistes, enseignants d’université d’un côté et nous de l’autre (cf. le livre L’intelligence d’une ville, mai-juin 68 à Lyon, BM, 2008) ; mais aussi entre nous puisque J. Wajnsztejn s’est senti obligé de répondre par sa brochure Mai-68 à Lyon, trimards, Mouvement du 22 Mars et mémoire rétroactive (janvier 2008) au livre de Claire Auzias, lycéenne active dans le mouvement à l’époque : Trimards, « pègre » et mauvais garçons de Mai 68, ACL, 2017.