Mai 1968 et le Mai rampant italien
Deuxième partie : l’Italie : Dix années de subversion (1968-1977)

Italie, le maillon faible du capital

 

L’anomalie italienne

Si la formation sociale italienne présente deux spécificités qui sont un développement inégal et une crise institutionnelle, elle n’est pas si éloignée de la situation du capitalisme international en général. Ce dernier connaît une tendance toujours plus poussée à la rationalisation du procès de production qui tend, au-delà des objectifs classiques de la taylorisation, à casser l’ancienne classe ouvrière, à diminuer la part des ouvriers dans la production par un processus de substitution du capital au travail et enfin à soumettre l’ensemble de la société à ses propres rythmes d’activités. Ces nécessités conduisent le capital, entre la fin des années soixante et le milieu des années soixante-dix, à polariser toujours davantage une opposition entre, d’un côté, une machine d’exploitation/socialisation par l’entreprise et l’État et, de l’autre, une masse de prolétaires de plus en plus indifférenciés et démunis, dépossédés de tout pouvoir sur leur vie. C’est le nouveau prolétaire venu du Sud444 s’agglomérer dans les conurbations du Nord qui représente le mieux cette nouvelle figure de ce que les opéraïstes vont appeler la « composition de classe ». Ce n’est pas qu’il y ait une véritable déqualification générale du travail ouvrier, mais la poursuite d’un mouvement de transfert des ouvriers qualifiés vers les secteurs à faible coefficient de capital fixe, où prédominent les petites entreprises445, alors que dans les grandes usines la place des ouvriers sans qualification continue de croître. Cette nouvelle polarisation contient son effet pervers qui est d’ôter toute légitimité aux diverses médiations sociales. Médiation dans le rapport manuel et professionnel, que les OP entretenaient encore avec la machine d’usine, tout d’abord, en tant qu’elle produisait, au moins pour l’ancienne classe ouvrière qualifiée, une identité ouvrière au travail avec le respect de l’outil de travail ; médiation syndicale ensuite, qui se transforme en collaboration entre « partenaires sociaux » ; médiation politique enfin, de moins en moins crédible quand l’objectif du compromis historique conduit à gommer toute différence politique autre que celle séparant fascisme et antifascisme. Cette perte générale de crédibilité dévoile crûment les rapports de domination du capital et pousse à la rébellion prolétaire plus qu’aux luttes ouvrières classiques. Nous laissons à présent longuement la parole à Cesare Battisti, un de ces jeunes prolétaires en révolte ayant choisi l’exil pour fuir la répression, devenu ensuite auteur de romans policiers et toujours poursuivi aujourd’hui, plus de trente ans après les faits qui lui sont reprochés sur la foi des déclarations d’un repenti446. Il paraphrase librement, ici, Pier Paolo Pasolini :

« Au début des années soixante, les plus pauvres parmi les plus pauvres des Italiens avaient encore un comportement archétypal de la société des misérables. La pureté de leur indigence leur valait l’appellation de sous-prolétaires. Ils étaient porteurs de valeurs anciennes, de vieilles cultures régionales et d’un modèle de rapports sociaux sans aucun lien avec les normes urbaines. Ils vivaient dans ces grandes réserves où perduraient encore des usages447 féodaux, oubliés de Dieu et visités par des candidats politiques en temps d’élection. Ils étaient démunis mais absolument libres. L’unique clé qui les conditionnait était leur pauvreté. Un élément qui leur appartenait en propre et qui était partie intégrante de leur monde (Pier Paolo Pasolini, 1976). À la différence des ouvriers, ces sous-prolétaires s’étaient maintenus aux frontières de l’histoire bourgeoise. Ils demeuraient étrangers. Les plus pauvres des plus pauvres, les errants, les enfants de filles-mères, les hommes et femmes abandonnés, tous ceux qui se trouvaient marqués dès leur naissance se rassemblaient à la marge de la marge de la société448. Pour ces raisons, et jusqu’à la fin des années soixante, celui qui savait s’adapter trouvait rapidement une place dans cette structure prévue par un ordre social quasi immémorial, précis et fatal. Dans cet univers, chacun s’appliquait à s’adapter à des activités inéluctables établies et identifiées à l’avance, en quelque sorte. Il devenait un bandit, un délinquant ou simplement un misérable. Mais voilà que dans le boom économique des années soixante, l’émigration massive de l’Italie profonde, ce réservoir électoral et de main d’œuvre, vint balayer les enceintes qui contenaient le peuple des pauvres dans les anciennes réserves. Par les brèches ouvertes, les flots de jeunes misérables se déversèrent dans d’autres territoires, peuplant le monde prolétaire ou bourgeois. Ce flux général engendra un nouveau spécimen de désadaptés, dépourvu d’un modèle de vie propre, privé de tout repère.

« Simultanément, l’esprit de la classe dominante, jusqu’alors contenu dans les frontières des citadelles urbaines, finit par pénétrer l’agglomération tout entière et ses cercles les plus éloignés. En très peu de temps, un modèle de vie différent, jusqu’alors connu des seuls privilégiés, s’étendit à travers tout le pays, réduisant à néant les anciennes cultures locales, les rendant brusquement inutiles et grotesques, anéantissant les traditions, fossilisant les dialectes, ridiculisant les particularismes. Les très pauvres se retrouvèrent ainsi brutalement privés de leur culture, dépossédés de leur liberté et des modes de vie qui attestaient de leur existence au monde. Ainsi émergèrent une seconde sorte de désadaptés, qui vinrent s’ajouter à ceux qui avaient délaissé les réserves et aux autres qui y restaient.

« C’est ici que se pose la question cruciale : que vont faire ces jeunes gens pour qui, désormais, l’appellation de “désadaptés” est devenue insupportable ? Eh bien, ils vont faire ce que font les fils des riches, les étudiants, modèles de réalisation sociale. Se pose cependant le problème des moyens. Il leur faut un logement, des habits, de la musique, une Vespa pour sortir le dimanche. Mais le vol, autrefois reconnu dans les réserves sous-prolétaires, n’est plus la solution. Ils n’en veulent plus, ils se sont intégrés dans une autre ambiance, ont accès à l’éducation : le vol est désormais mal vu. Sans compter qu’avec la nouvelle loi Reale (du nom du ministre de la Justice qui, en 1975, autorisa les policiers à ouvrir le feu sans qu’il y eût légitime défense) l’option criminelle est devenue une profession qualifiée, un privilège à frissons réservé au grand banditisme.

« Cependant quelque chose d’autre vibre dans l’air, un nouveau territoire à explorer vers lequel ils tournent les yeux. Ces marginaux ont des amis étudiants qui parlent contestation, réappropriation. Leur langage est sans doute compliqué, mais la rage et le but sont les mêmes. Les étudiants viennent dans les quartiers accompagnés par des professeurs aux cheveux longs. Mirage fabuleux, il semble qu’on ne fasse plus de différence entre pauvres et étudiants. Et l’on se dit : nous voulons tous la même chose.

« Ce type de rapprochement devint de plus en plus fréquent. Dans la rue, sur le lieu de travail, à l’école, ces nouveaux désadaptés, assoiffés de vie, côtoient quotidiennement les jeunes bourgeois lancés dans une violente polémique contre leur propre classe. Avec eux apparaissent aussi les nouveaux déshérités du Parti Communiste Italien, ex-militants, ouvriers, syndicalistes, membres du corps enseignant et quelques cadres du parti, qui s’organisent en groupes, théorisent et prônent une nouvelle voie révolutionnaire. De cette triple rencontre naîtra la vague de violence politique qui noiera l’Italie des années soixante-dix. […]. Envahis par ce mutisme (des forces de gauche et particulièrement du PCI. NDLR), les nombreux secteurs sociaux qui subissent depuis longtemps la présence sanglante des puissantes organisations criminelles, qui assistent aux bombes d’État, ainsi qu’à la violence politique pratiquée souvent par ses propres enfants, ne parviennent pas à comprendre ce qui se passe réellement dans le pays. Ne leur reste alors que la simple réaction d’accuser la totalité de la classe politique italienne. Ce fut dans ces circonstances que, avec beaucoup de réticences, une minorité d’Italiens, toutes classes confondues, dans un premier temps, soufflèrent sur le vent de révolte qui balayait les rues. Il n’était pas rare qu’un vieux résistant, souvent déçu par le PCI, déterre son arsenal de guerre pour le remettre à quelque groupe armé.

« Parmi ces jeunes, et aussi moins jeunes, qu’on nommera tout d’abord les Anges puis les Terroristes, beaucoup sont assez raffinés pour mélanger réactions sentimentales et intellectuelles. Ils ne s’arrêtent pas aux armes de la critique et à la critique des armes. Ils manipulent déjà l’idée de la poésie des armes et de l’arme de la poésie. Ce sont des gens parmi tant d’autres qui travaillent sur le terrain. Ils sont nombreux et largement soutenus par le ras-le-bol général. Détruire pour reconstruire, ouvrir des espaces pour les remplir, travail créatif et non plus travail d’aliéné, centres socioculturels et non plus ces universités conçues comme usines d’élevage de la force travail, ateliers à mesures humaines et moins de colosses multinationaux, plus de culture et moins de police. Ils parlent et ils expliquent. Si nécessaire, ils se battent face aux fascistes ou aux policiers, ou encore face aux manches de pioche empoignés à l’occasion par le service d’ordre du PCI. Ces jeunes sont habitués à lutter contre les assauts fascistes. Ils résistent aux matraques des policiers et ils ne reculent pas devant le sifflement des balles en caoutchouc. Mais quand, au lieu de caoutchouc, il y a du plomb, ces hommes croient alors, à tort, qu’il n’y a plus qu’un seul choix à faire : les armes ou la poésie. Cela est l’anomalie italienne449.

« Après 1968, les valeurs de l’ancien univers agricole et rural se vidèrent soudainement de leur sens. La gauche italienne ne sut pas comprendre ce phénomène et c’est pourquoi elle continua sur sa lancée. Comme si l’église, l’ordre, la moralité, le devoir du travail étaient toujours en place et que les vieux engrenages faisaient encore tourner la machine. Devenues obsolètes, ces valeurs survécurent dans un cléricalo-fascisme devenu désormais marginal. En revanche, d’autres valeurs surgirent et laissèrent envisager une ère nouvelle. Cette bascule des années soixante-dix, vécue par d’autres pays, prit une connotation très particulière en Italie. On pourrait oser dire, pour continuer à paraphraser Pier Paolo Pasolini, que l’après 68 consacra la première unification du pays autour de nouveaux modèles. Tandis que, dans les autres nations, la situation nouvelle vint se juxtaposer à un édifice enraciné dans des unifications anciennes, de la monarchie aux révolutions bourgeoises et industrielles. En Italie, il y eut réellement un avant et un après 68 ».

De la polarisation dans le conflit des classes à la polarisation interne de la classe

À partir de là il va se produire deux ruptures successives. Une première rupture que nombre de pays industrialisés ont connue à la fin des années soixante, qui pose, en contrepoint d’un refus de l’état des choses existant, tous les projets révolutionnaires formant le fonds commun du vieux mouvement ouvrier : réformisme, syndicalisme révolutionnaire, conseillisme, populisme, opéraïsme et jusqu’au « terrorisme ». Ils vont faire l’objet d’échanges multiples et de brassages incessants. Mais cela se fait à partir d’une analyse qui maintient l’idée d’une centralité du travail et de l’usine. Cette première rupture a été pratiquée par une majorité sociale apparaissant non seulement dans le caractère massif des grèves d’usines, mais aussi à travers les luttes de quartier. On peut considérer que cette majorité sociale s’élargit encore avec le mouvement des autoréductions (1974), qui fait le lien entre première et seconde ruptures.

La seconde rupture est plus profonde et spécifique à l’Italie, même si nous avons déjà dit que la France avait connu les deux ruptures en une seule phase. Elle n’est le fait que d’une minorité conséquente, pour qui le programme ouvrier est dépassé avec tous ses projets centrés sur l’usine parce que c’est la condition ouvrière qui apparaît matériellement et humainement inacceptable dans l’usine moderne. Pour cette minorité conséquente, le « pouvoir ouvrier » dans l’usine, tel qu’il s’est exprimé par exemple dans quelques grandes entreprises comme Fiat ou Pirelli, ne sert à rien ou débouche sur une impasse. Dans l’usine, plus rien ne peut être contrôlé, autogéré, dominé par l’ouvrier. Comme nous le développerons dans les prémisses théoriques du mouvement, l’intégration de la techno-science au procès de production a produit une autonomisation de celle-ci, une perte de neutralité qui ne permet plus aucune réappropriation. Le pouvoir est ailleurs, plus anonyme, plus diffus, mais en même temps plus puissant. C’est aussi pour cela que la question de l’autogestion ne va pas se poser en Italie. Il n’y aura jamais eu, dans ces moments-là, des « Fiat » ou des « Pirelli » comme il y a eu des « Lip ».

Des milliers de délégués de base se sont posé toutes les questions possibles et imaginables et ont abouti à des réponses très diverses qui vont du retour au sein des syndicats jusqu’à l’entrée dans les groupes de lutte armée, comme on le verra avec la Brigade Walter Alasia.

La perte de crédibilité des médiations institutionnelles et organisationnelles va aussi, paradoxalement, introduire une polarisation, non plus entre les classes comme dans la première rupture, mais au sein de la classe entre ceux qui chercheront à ressusciter les vieilles médiations (Tronti, Asor Rosa et Cacciari retournant au PCI), ceux qui chercheront (vainement) de nouvelles médiations (Negri et Potere Operaio) et enfin, ceux qui refuseront toute médiation (autonomie diffuse et/ou lutte armée). Néanmoins, il ne faut pas voir ces trois tendances comme vraiment distinctes puisqu’elles s’entremêlent, les frontières sont mouvantes et des allers-retours se sont fréquemment produits.

 

Notes

444 – F. Platana, ouvrier de la Fiat et dirigeant du Groupe Lotta Continua, montre bien, dans Les Temps Modernes de juin 1974, que ce nouvel immigré méridional ne peut se comparer avec le premier afflux de main-d’œuvre qui avait commencé dans les dernières années du fascisme. Il s’agissait alors de paysans et fils de paysans du Piémont rural particulièrement sensibles aux arguments patronaux et aux stimulants matériels. Une politique habile de la direction leur assurait une certaine flexibilité pour rendre compatible leur double vie, à la fois à l’usine et encore aux champs. Il en fut tout autrement avec les méridionaux. Platana cite l’exemple d’un camarade de Cesena souvent absentéiste par beau temps et se moquant complètement de son travail.

445 – Ceci est confirmé par la quasi-disparition, dans l’industrie automobile, du vivier professionnel que constituaient les apprentis.

446 – C. Battisti, extraits de 68 ou années de plomb ? L’anomalie italienne, texte intégral consultable en ligne sur : http://infos.samizdat.net/article388.html

447 – La version française propose « habits féodaux » ce qui induit un faux sens, la version italienne est usanze feudali soit usages féodaux. Le texte italien est consultable :

https://www.carmillaonline.com/2006/03/28/68-o-anni-di-piombo-lanomalia-italiana-13/

http://www.controlacrisi.org/notizia/Altro/2011/1/2/8798-Cesare-Battisti:-68-o-anni-di-piombo-L%27anomalia-italiana/

448 – Cette description correspond bien à celle qu’avait faite Danilo Montaldi dans Autobiografie della leggera (Einaudi, 1961, réédition Bompiani 1998) et son importance fut reconnue immédiatement par P. P. Pasolini. Pour des passages de ce beau texte et une explication de cette leggera, on peut se reporter au no 5 de la revue Nouvelles de nulle part, avril 2004 (p. 7 à 9 et p. 37 à 72). Montaldi commença ses enquêtes par une étude sur les immigrés de Milan : Milano, Corea. Inchiesta sugli immigrati negli anni del « miracolo » (Feltrinelli, 1960) puis il traduit le journal d’un ouvrier de Daniel Mothé de SoB, toujours pour Feltrinelli.

449 – La chute est abrupte, lyrique car en quoi cette alternative caractérise-t-elle vraiment la situation italienne ? La formule « les armes ou la poésie » n’a jamais constitué une alternative pour des partisans d’un combat particulier ou général. Si c’était une alternative, alors sans les armes, la poésie c’est quoi ? La révolution. Et là nous tombons dans les poétiques révolutionnaires qui, des surréalistes aux situationnistes et leurs suiveurs ont plombé la poésie du xxe siècle. Pendant la Seconde Guerre mondiale, en France, les résistants-poètes et les résistants-prisonniers-poètes (cf. La poésie dite « engagée ») utilisaient à la fois les armes et, pour certains, écrivaient de la poésie. C’est vrai aussi de La Chanson de Roland et du poète huguenot Agrippa d’Aubigné lorsqu’il écrit Les tragiques, etc. Il n’y a pas d’antagonisme entre « les armes et la poésie ». Depuis la nuit des temps, la poésie est présente dans toutes les activités humaines et chez tous les êtres humains.