Temps critiques #20

La crise sanitaire et son économie II

, par Temps critiques

Vers l’économie de réseaux  ?

Dans le désert actuel de la critique de l’économie politique, il nous est paru intéressant de nous pencher sur l’article de Robert Boyer  : «  Le capitalisme sort considérablement renforcé de cette pandémie  », paru dans Le Monde du 3 octobre 2020. Boyer, économiste hétérodoxe de l’école de la régulation, remet d’abord les choses en place en indiquant que la pandémie ne peut pas être analysée comme une crise comme une autre dans la mesure où elle ne correspond pas à une récession économique ou à l’éclatement de «  bulles  », telle que la crise financière et immobilière de 2008 et encore moins à la grande crise de 1930. C’est d’ailleurs pour cela que pour notre part nous préférons l’appeler «  crise sanitaire  ». Elle est le fruit d’une décision politique suite à des arbitrages entre reproduction globale des rapports sociaux et activité économique. À partir de là, pour Boyer, parler de relance économique, c’est utiliser des termes inappropriés puisqu’elle ne correspond qu’à des «  soins palliatifs  » que l’État espère provisoires, alors que l’enjeu est d’assurer les conditions de la reproduction des rapports sociaux de production sur la durée. Il perçoit la pandémie comme une formidable accélération (non voulue explicitement) de la dissociation entre, d’une part une économie de réseaux dans les secteurs de l’information/communication, de la finance et de plateformes appuyée sur les GAFA  ; et d’autre part les secteurs industriels, les États et les banques centrale1. C’est cette économie de réseau qui réaliserait le captage des flux financiers à un niveau encore supérieur à celui effectué en direction des «  capitaux flottants  » depuis les années 70. Elle aimante les investissements des sociétés de capital-risque qui servent de rampe de lancement aux starts-up. Celles-ci ont beaucoup moins de difficulté à accéder à ces financements que les PME des secteurs traditionnels, alors qu’elles sont pourtant, pour la plupart, de taille réduite (1 million de PME opéraient sur Amazon en 2019 où elles bénéficient d’un accès aux clients pour leurs activités marchandes). Cette netéconomie concerne non seulement les pays centres du capital, la Chine malgré son marché quelque peu fermé, mais un nouveau venu, l’Inde vers laquelle les directions des géants du Net américains, Google, Apple, Facebook et Amazon, investissent des sommes colossales dans les entreprises high-tech indiennes qui ne manquent pas de matière grise en termes d’informatique et ce, dans le plus gros marché potentiel du monde hors de Chine. Mais cette dimension n’est pas intégrée par Boyer car le «  capital fictif  » que constitue une large part de ce secteur de la high-tech, souvent sans chiffre d’affaires au départ, reste l’angle mort de la critique d’une économie politique qui raisonne encore dans les termes de l’économie matérielle et de l’accumulation plus que dans ceux de la capitalisation des activités. En effet, cette dernière tend à ne pas faire de distinction entre les différents types d’activités, qu’elles répondent strictement à la catégorie de «  productives  » ou non.

Ce qu’Alfred Sauvy appelait, au tournant des années 1960-1970, la théorie du déversement qui fait qu’historiquement chaque secteur d’activité principal laisse la place à celui qui introduit des nouvelles technologies lui permettant de monter en productivité, serait transposable aujourd’hui si ces nouveaux secteurs étaient vraiment porteurs de gains de productivité et de valeur ajoutée. Or d’après lui, il n’en est rien. Mais Boyer oublie de dire qu’il en était déjà de même à l’époque où les activités de service sont devenues le secteur dominant de la croissance du PIB comme de l’emploi à savoir, dans les années 1960-1970. En effet, si la théorie de Sauvy était pertinente au niveau du déversement des emplois, elle était invalidée par la faible productivité d’ensemble des services et le fait que l’emploi crée était souvent peu qualifié. Même l’informatisation et l’automatisation des services n’ont pas apporté une véritable certitude à ce sujet puisque le paradoxe de Solow énoncé en 1987 («  On voit des ordinateurs partout sauf dans les statistiques de productivité  ») n’est pas vraiment dépassé du moins pour les entreprises qui utilisent les nouvelles technologies sans transformer fondamentalement leur organisation.

Il n’en demeure pas moins que l’industrie de plateforme est devenue une sorte d’infrastructure de l’économie américaine et elle participe à la fois de la tendance à l’évanescence de la valeur et, paradoxalement du processus de concentration d’entreprises qui peuvent contourner la loi anti-trust, puisque le chiffre d’affaires des starts up rachetées est souvent égal à zéro. Ce processus favorise ce que certains, aux États-Unis appellent killer acquisition, c’est-à-dire une situation dans laquelle l’entreprise acquéreuse ne cherche pas de synergie, mais seulement la captation de puissance à son profit en «  tuant  » l’entreprise rachetée. S’intéressant à cette dernière hypothèse, l’économiste Colleen Cunningham a analysé, sur une période de vingt ans, 16 000 projets de R&D dans l’industrie pharmaceutique, dont certains ont fait l’objet d’un rachat par un concurrent. L’auteur démontre que 6 % des acquisitions peuvent être qualifiées de killers acquisitions, dans la mesure où, après le rachat, le projet de R&D concurrent a été arrêté (Les Echos, le 8 octobre 2020).

La Chambre des représentants des États-Unis (la sous-commission Cicilline du nom du représentant démocrate de Rhode Island) vient de déposer, à l’initiative des élus démocrates un rapport très critique contre ces plateformes, mais sans pour cela parler de les découper. Le rapport n’aborde pas non plus la question des modèles économiques. Or il est difficile d’aller vers un démembrement des GAFA si l’on ne perçoit pas les incitations économiques au cœur de leur modèle (ce que certains appellent son «  écosystème  ») et qui le pousse à des acquisitions pour accroître leur valeur boursière, sans que les autorités de régulation puissent intervenir, faute de preuve tangible d’une atteinte à la concurrence2. De la même façon, la commission ne signale pas que ces plateformes induisent un autre rapport que le traditionnel rapport capitaliste contractuel et concurrentiel en réalisant un mixte de technologie avancée et de féodalisme en introduisant des rapports de dépendance à sens unique plutôt que de l’interdépendance. Mais l’Amérique n’a aucun intérêt à affaiblir des GAFA qui sont partie prenante de sa puissance. Elles ont absorbé d’une manière ou d’une autre 500 sociétés depuis 1998. Ces plateformes ont étendu leur sphère d’influence «  par une combinaison de lobbying, de financement de think tanks et de débauchage d’universitaires  ». Il en est de même en Chine où la crise sanitaire a sensiblement accru leur puissance d’action avec la primauté nouvelle de l’e-commerce. Ainsi, Auchan, ce lundi 19 octobre 2020 vient d’acter la vente de ses parts dans le groupe Sun Art, qu’il avait fondé en 2000, au géant du commerce Alibaba, déjà propriétaire depuis 2017 de 36 % de la société. Symbolique, c’est un acteur du numérique qui prend le contrôle du commerce physique en Chine, récupérant 484 hypermarchés et 150 000 personnes. Comme Carrefour avant lui, le groupe constate la puissance des acteurs locaux et son impuissance à les concurrencer sur le commerce en ligne, devenu primordial dans le pays, surtout depuis la crise sanitaire. Pour sauver la machine à cash que constituait Sun Art depuis quelques années il aurait fallu qu’Auchan s’intègre un peu plus dans l’écosystème d’Alibaba en transformant ses magasins en entrepôts, un pas que l’entreprise française n’a pas voulu franchir.

Néanmoins, ce nouveau monde des GAFA réactive face à lui l’État dans ses formes régaliennes puisque les entreprises comme les populations en appellent à lui pour se défendre avec en arrière fond la tentation, pour les plus puissants de ces États soit de disputer aux GAFA le contrôle numérique général, soit d’essayer de porter en champion national leurs propres plateformes. Mais il l’oblige aussi à donner une réponse dans le cadre de son insertion au niveau I du capitalisme du sommet. Cela le pousse à trouver des formes de riposte qui tiennent compte d’un intérêt bien compris dans le cadre des différents réseaux de puissance qui se rencontrent, coopèrent et s’affrontent à ce niveau là3. Pourtant la séparation tranchée établie par Boyer est-elle si évidente  ? Il ne nous semble pas. Tout d’abord, il ne prend pas compte la complémentarité choisie ou forcée que des secteurs importants de l’économie traditionnelle peuvent entretenir entre les «  deux mondes  »… et inversement. Ainsi, on a déjà, lors de nos «  Relevés de notes  », abondamment parlé de l’automobile et de son problème qui est d’intégrer ses technologies aux nouvelles contraintes écologiques avec les voitures électriques, les projets à l’hydrogène ou de voiture autonome pour les VTC comme ceux de Waymo, filiale de Google, qui équipe déjà 600 véhicules. D’ailleurs, la stratégie de Tesla peut faire penser à une interface entre les deux «  mondes  » dans la mesure où elle va être très dépendante de la production des métaux rares et particulièrement du nickel, pour ses batteries.

Ensuite la thèse de Boyer ne tient pas assez compte non plus des résistances objectives et subjectives à la transformation qu’il décrit comme inéluctable et irréversible. Dans l’automobile même les difficultés actuelles dues à la situation sanitaire et le coût de la voiture autonome ont par exemple poussé Peugeot, Daimler et BMW à en rester à des recherches sur les niveaux 3 et 4 de l’autonomie en abandonnant le niveau 5 du tout autonome même si Tesla continue dans cette direction tout comme Fiat et Volkswagen. D’autre part, beaucoup ont tendance à condamner directement un des secteurs industriels les plus touchés actuellement à savoir le secteur de l’aéronautique. Pourtant, si l’on en croit Les Echos du 2 octobre 2020, ce secteur garderait de solides «  fondamentaux  » de croissance  : l’urbanisation croissante, l’augmentation de la classe moyenne mondiale et le nombre toujours croissant de migrants internationaux. Le premier argument avancé est que l’avion est le plus court chemin entre les grandes métropoles et ce d’autant plus dans les pays-continents comme la Chine et l’Inde ou dans les pays émergents où les autres infrastructures, telles que ferroviaires sont peu développées  ; le second parce que ce processus continuera à s’accélérer même si les inégalités se creusent aux extrêmes4  ; le troisième parce que la plupart des flux aériens concernent aussi les avions-cargos qui auraient déjà retrouvé 100 % de leur activité (transport de matériel médical et commerce en ligne) et pas que des «  touristes  » au sens strict (cf. pour la France des flux vers l’Algérie et l’Afrique en général) qui sont peu compressibles, car ils ne correspondent pas à des choix éthiques-écologiques ou à des changements de mode de vie. Ce sont en quelque sorte des flux objectivés. Les prévisions de Boeing et Airbus vont dans ce sens puisque ces deux entreprises leaders sur ce marché envisagent un ralentissement de la croissance prévue sur les estimations de 2019, mais qui conduirait quand même à un doublement de la flotte actuelle sur 20 ans. En cela il faut découpler les difficultés immédiates des compagnies d’aviation des perspectives à long terme des avionneurs.

Un grand mouvement darwinien…

Contrairement à la situation de 2008 où toutes les entreprises avaient été touchées et s’étaient avérées perdantes, la situation créée par la crise sanitaire fait bien des gagnants… et des perdants et on assisterait au début d’un grand mouvement darwinien avec une reprise du mouvement de fusions/acquisitions en baisse depuis quelques années  ; ainsi qu’à des renégociations de conditions des fusions comme entre LVMH et Tiffany5. Des plans anti-OPA ont été mis en place dans 45 sociétés américaines pendant les derniers six mois et Suez vient d’en user en France en mettant à l’abri sa branche «  Eau  » à travers une fondation hollandaise pourtant sujette à caution par rapport à ce que Suez présente comme une défense d’un «  bien commun  » (ses dirigeants ont lu Dardot, Laval et Negri  !) contre l’ogre monopolistique Valeo qui va imposer ses prix si on n’y prend gare.

Rappelons qu’on distingue généralement trois phases dans les processus de fusions  :

1) le rachat de «  canards boiteux  » par des entreprises de pointe, mais cette phase est aujourd’hui retardée par les aides non ciblées des différents États, comme par exemple dans l’aéronautique et les compagnies aériennes.

2) les consolidations sectorielles productrices de synergies potentielles (cf. Alstom/Bombardier, PSA/Fiat-Chrysler et les mouvements actuels dans la banque avec les rapprochements de CaixaBank et Bankia d’abord puis d’Unicaja (plutôt présente en Andalousie) et Liberbank (dans le Nord du pays) en Espagne, ou d’Intesa Sanpaolo et UBI Banca en Italie, UBS et Crédit suisse). La Société Générale n’est pas à l’abri d’une telle «  reconsolidation6  » parce que comme Natixis elle est très dépendante de son activité sur les produits dérivés qu’elle a privilégiés, parce que prendre des risques supplémentaires lui permettait de compenser en partie son manque de taille pour profiter pleinement des ses activités en tant que banque d’investissement. Mais dans l’ensemble, ces opérations dénotent plus une situation de reproduction rétrécie que de reproduction élargie, par exemple pour l’Espagne une surcapacité globale du système bancaire et une profitabilité insuffisante de chaque entité du système bancaire due aussi à une centralisation insuffisante du point de vue capitalistique.

Comme le dit Boyer dans le titre de son article, la pandémie semble accélérer le processus de transformation. Les fusions, essentiellement nationales pour l’instant, apparaissent désormais aux banques comme la meilleure parade à leurs difficultés. «  Le problème de l’industrie bancaire européenne tient à son manque de profitabilité, explique un responsable européen de la supervision bancaire. La rentabilité des établissements est mise à l’épreuve par les taux d’intérêt très bas, qui pèsent sur la marge nette d’intérêts, principale source de revenus des banques.  » S’y ajoute la concurrence insufflée par de nouveaux acteurs, comme les néobanques mobiles, qui entrent sur le marché bancaire en cassant les prix. La crise sanitaire actuelle a encore accentué les difficultés du secteur. Contraintes d’accumuler d’importantes provisions pour faire face aux faillites et impayés à venir, la plupart des grandes banques européennes ont enregistré des pertes ou une chute de leurs bénéfices au deuxième trimestre (Le Monde, le 7 octobre 2020). Le problème est surtout européen car les 5 plus grosses banques ne font que 20 % du marché intérieur, alors que les 5 plus grandes banques américaines font 40 %.

3) les opérations de croissance externe dans de nouveaux secteurs porteurs et à l’international (Dell/EMC, Microsoft/Linkeldin), mais le risque existe comme on le voit aujourd’hui avec la décote de Bayer le géant de la pharmacie qui a cru bon de se développer dans l’agrochimie avec la reprise de Monsanto touchée par les contentieux autour du glyphosate. Il ne faut donc pas confondre extension sur un secteur porteur et opération de type conglomérale à une époque où ce type de concentration conduit généralement à une perte globale de compétitivité à terme que ne compense pas la sensation de puissance immédiate issue de l’opération. La descente aux enfers de Thyssen-Krupp n’est qu’un exemple parmi d’autres du démantèlement en cours des conglomérats historiques en Europe. «  Les conglomérats de l’ancien temps n’ont plus d’avenir, tranchait il y a quelques jours dans une interview aux Echos, Joe Kaizer, le patron de Siemens. Cette idée d’être présent dans toutes sortes de métiers a pu être bonne dans le passé. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, parce que cela vous place simplement dans la moyenne des entreprises. Vous n’êtes jamais le meilleur ou le pire. Vous êtes toujours en milieu de tableau.  »

Prenons maintenant l’exemple du secteur des télécommunications7 qui fonctionne comme une infrastructure du capitalisme d’aujourd’hui alors qu’il est pourtant surtout engagé, comme l’économie de plateforme, dans la circulation du capital plus que dans la production. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la concurrence y fait rage et cela s’est traduit, ces dernières années, par des restructurations sous forme de fusions telles Nokia/Siemens et Alcatel/Lucent en 2006, la faillite de Nortel en 2009, et sans cesse de nouveaux entrants sur le marché comme les chinois ZTE et Huawei. C’est que l’infrastructure des télécommunications est aussi un secteur stratégique. Le capital n’est pas homogène et les différents capitaux individuels se livrent des batailles entre différentes aires géographiques et aussi au sein de chacune de ces aires. En imposant la norme GSM en Europe, à la fin des années 80, la Commission européenne a permis l’émergence de nombreux ténors européens des télécommunications. Il n’en reste plus que deux aujourd’hui, Nokia et Ericsson. Par un subtil choix de la norme TD-SCDMA pour la 3G et par une volonté indéfectible de maintenir des conditions de travail pénibles, avec son système de 9.9.6 (travail de 9 heures du matin à 9 heures du soir sur 6 jours), l’État chinois a permis au pays de combler son retard sur l’Europe et les États-Unis, d’où les réactions de ceux-ci contre Huawei. Le secteur des télécommunications n’est certes pas un secteur directement touché par la crise provoquée par la Covid-19, mais celle-ci a retardé des investissements dans les télécommunications et sans doute orienté un changement dans les priorités. Globalement, la 5G et les technologies mobiles associées vont voir le jour, mais leur rythme de déploiement sera sans doute plus long que prévu (retard dans l’attribution des licences 5G, retard dans la mise sur le marché de smartphones 5G, arrêt des évènements sportifs qui concentrent de gros besoins en infrastructure mobile). Nokia n’est pas une entreprise en danger de faillite. Cependant, elle anticipe tout risque de voir sa trésorerie baisser en comprimant les «  coûts  » (la masse salariale avant tout parce que c’est le coût qui reste le plus variable8 et sert d’ajustement) et c’est la division «  mobile  » qui est aujourd’hui visée par ces coupes. Le plan social d’entreprise (PSE) qui a été dévoilé, le 23 juin, concerne tous les secteurs de l’entreprise  : les fonctions globales comme la R&D. Il compromet la pérennité du site de Lannion (Côtes-d’Armor) dont l’effectif est réduit de moitié et ramené à 400. Quant au site de Nozay (Saclay dans le 91), il perdrait un tiers environ de ses salariés. Ce PSE est d’abord la conséquence directe de la concurrence qui règne dans le secteur, de la course effrénée pour acquérir des parts de marché qui se traduit par une recherche permanente de la baisse des coûts. Pendant longtemps, la R&D avait joui d’un statut à part. Ce n’est plus le cas. L’automatisation permet d’augmenter les livraisons et de multiplier les versions logicielles. La mise en place des méthodes de travail «  agile  » a permis d’introduire la mesure du temps d’exécution des tâches élémentaires, les métriques de productivité, de qualité et rythme la cadence de travail. Tout est en place pour une réorganisation permanente des équipes et la rationalisation capitaliste des sites. Il est aussi le solde de la fusion ALU-NSN dans la mesure où il peut être compris aussi comme le dernier volet du plan initial de l’entreprise lors du rachat par Nokia d’Alcatel-Lucent. Une acquisition qui avait gonflé les effectifs. En 2019, Nokia a réduit le nombre de ses employés de 5 %, principalement aux États-Unis où un salarié sur dix a perdu son emploi. Début 2020, la direction annonce la fermeture du site de 800 personnes travaillant sur la 4G et la 5G, à Manille. Les licenciements sont donc généraux. Pourtant Nokia s’était engagé auprès de l’État français et les syndicats à ne pas licencier avant juin 2020. Cet accord est régulièrement cité par les syndicats comme la preuve de l’importance et de l’efficacité du rôle de l’État dans la préservation de l’emploi. Dans la réalité, État et syndicats ne font qu’accompagner les politiques industrielles des directions (quand ce n’est pas directement l’État qui est à la manœuvre). Les partenaires sociaux (les «  parties prenantes  »  ?) négocient leur relation à l’entreprise et l’État entérine la baisse du coût du travail par des aides à l’emploi la plupart du temps précarisé et à salaire moindre.

Dans le cas de la tentative de fusion entre les numéros 1et 2 mondiaux de l’eau et du traitement des déchets (OPA de Veolia sur Suez) la puissance publique intervient sur une base géopolitique d’affirmation de puissance dans la perspective de créer un «  champion  » unique (position de Castex  : «  ça fait sens  ») capable d’assurer la transition écologique (un mantra du PDG de Veolia) et de résister à ce qui est pressenti comme une menace potentielle en provenance de la Chine tout en tenant compte du fait qu’il ne serait pas forcément bon, pour le dossier social9 et pour la stabilité des prix, de ne laisser qu’une entreprise dans la course (position du ministre de l’Économie Bruno Le Maire). D’où finalement une position assez louvoyante du gouvernement pour éviter une OPA hostile tout en envisageant une restructuration du secteur. Sa mise en minorité au conseil d’administration d’Engie dont il possède 24 % des actions et 34 % des droits de vote parce que les administrateurs se sont prononcés pour la fusion est un échec relatif de l’État actionnaire. C’est une rupture par rapport à 2019 où l’État minoritaire chez Renault avec 15 % des actions avait pourtant réussi à s’opposer à un rapprochement avec Fiat-Chrysler et aussi à empêcher la pénétration d’Accor dans le capital d’Air-France-KLM dont l’État possède 15 % des actions. Ce renversement de tendance est d’autant plus marquant que le choix, au moins par défaut, semble volontaire puisque l’État, avant même le vote, aurait pu faire pression sur le PDG d’Engie… nommé par lui. À cette occasion on a pu voir les PDG respectifs de Valeo et Engie affirmer leur défense des «  parties prenantes  » (salariés et clients selon la loi Pacte dont les trois PDG de l’opération sont pourtant des zélateurs10) face à la défense du bien commun par l’État. C’est comme si la mise en avant du volet «  social  » d’entreprise permettait de contourner le collectif et le commun. C’est certes une évidence pour les directions capitalistes  ; mais était-ce si évident et nécessaire qu’il en soit de même de la part des salariés  ? (cf. l’entretien avec le responsable de l’intersyndicale de Suez11, Libération, le 7 octobre 2020 et surtout les tensions au sein de la CFDT entre la position de Berger, alignée au départ sur celle de Le Maire puis neutre devant le conflit opposant la section syndicale d’Engie en faveur de la fusion, à la section de Suez contre).

On assiste à des réactions identiques en Europe par rapport à Huawei et la 5G, avec une ligne générale qui vise à privilégier ses propres FMN (firmes multinationales) pourtant plus exposées à des représailles politico-industrielles en provenance de la Chine ou des États-Unis. Un retour à des politiques industrielles de «  champion national  » (cf. Raymond Barre à la fin des années  1970) qui se heurtent aux directives européennes contre les tendances monopolistiques des fusions/acquisitions sources d’augmentation des prix. Si l’on en croit Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, ces directives prônent plutôt la constitution «  d’écosystèmes industriels  » permettant de constituer un tissu incluant les PME12.

On retrouve cette difficulté dans les rapports entre l’État et «  Big pharma  » où, par exemple en France, la recherche publique mâche le travail à l’industrie privée contre des royalties, engendrent des start-ups issues des universités qui sont ensuite rachetées par les gros de l’industrie pharmaceutique. En fait chaque État puissant défend la «  valeur thérapeutique  » de sa FMN, Sanofi pour la France y compris quand cela renchérit le prix des médicaments. On vient encore d’en avoir un exemple avec l’accord entre les industriels et la Sécurité sociale à propos des dépenses d’immunothérapie contre le cancer dont le plafond va être modifié en faveur des premiers (Les Echos, le 7 octobre 2020).

Projection de puissance et aspects géopolitiques

Pour la France et les autres membres de l’UE, la politique environnementale s’origine souvent au niveau européen par des recommandations de régulation technique (cf. la circulaire Reach sur l’industrie chimique) et la question de l’interdiction ou non des néonicotinoïdes. Une panoplie de seuils ou niveaux et d’indicateurs sont déterminés et évalués avec les différents agents économiques privés qui font ensuite l’objet d’une certification par un État qui est plus un État de la régulation que ce qu’on appelait auparavant un État régulateur au sens keynésien/fordiste du terme. Ces indicateurs doivent ensuite prendre place, ou faire leur place, dans une série de politiques classiques au niveau de chaque État, qui sont le fait d’un appareil techno-bureaucratique (dans les transports, l’agriculture, l’industrie) ayant leur propre histoire (cf. la France et sa politique énergétique d’indépendance nationale). Le hiatus entre les deux niveaux reste important quand par exemple on peut voir que les objectifs généraux sur le climat déterminés au niveau de l’hyper-capitalisme du sommet sont effectivement pris en compte dans les objectifs politiques partiels, nationaux ou régionaux de «  transition écologique  », mais ne s’inscrivent pas concrètement dans le droit. Le nouveau poids du régalien que semblent connaître les États aujourd’hui ne se situe pas dans l’optique prioritaire d’un accrochage au niveau du capitalisme du sommet comme on le voit avec les stratégies nationales jouées par Bolsonaro, Trump, Poutine, la Chine ou la Turquie. Même Macron a fait évoluer sa position de prime manager de la start-up nation qui réduisait le pays à un agent économique fonctionnant à la transversalité et la transparence. À preuve, sa tentative de ressusciter la figure du «  Prince  » centré idéologiquement sur la mémoire de la République, l’enracinement, la reconquête des couches populaires et dans les faits un retour jacobin à la France des préfets comme on peut le voir dans la gestion du Covid, alors que les «  acteurs de terrain  » sont laissés sur la touche. Ces tendances nationalitaires ou même nationalistes font craindre à certains une nouvelle guerre froide, par exemple entre la Chine et les États-Unis, tendance déjà analysée avant la pandémie et alimentée après. Néanmoins et contrairement à 1946, les économies des pays sont aujourd’hui beaucoup plus intégrées qu’en situation d’antagonisme guerrier. Par exemple, les échanges commerciaux entre la Chine et les États-Unis s’élèvent (convertis en euros) à 352 milliards en 2019 dont 272 milliards d’exportation pour la Chine contre 79,3 milliards d’importation. La Chine possède plus d’un milliard de dollars de dette américaine. D’importantes entreprises américaines comptent sur la fabrication et la vente de leurs produits en Chine. La fabrication de l’iPhone d’Apple s’articule autour d’une chaîne d’approvisionnement basée dans le sud de la Chine. Il y a plus de restaurants Kentucky Fried Chicken en Chine qu’aux États-Unis. Cette imbrication économique a également créé un degré de convergence sociale. La Chine est sans doute dirigée par un parti communiste, mais ses grandes villes grouillent de vie commerciale, d’entreprises privées et de marques occidentales et ne pourraient jamais être confondues avec l’uniformité de la Russie soviétique et de l’ancien bloc de l’Est de l’Europe. «  La société chinoise ressemble plus à la société américaine que la société soviétique ne l’a jamais été  », a noté l’historien de l’université de Yale, Odd Arne Westad, dans le magazine Foreign Affairs (source  : Gideon Rachman, «  A new cold war : Trump, Xi and the escalating US-China confrontation  », Financial Times, le 5 octobre 2020).

Science et pouvoir/pouvoir de la science

On apprend le 25 septembre 2020 (Le Monde) la création, en France, d’une maison de la science et des médias dont une réunion préparatoire avait été organisée en 2019 au Grand Orient de France avec la présence de nombreux responsables économiques et politiques. Le but semble être la création d’une «  médiation scientifique  » portant un message de vérité en direction d’une opinion publique qui serait désormais soumise au feu roulant des fake news diffusées par les réseaux sociaux avec leur cortège de théories complotistes. Ce rapport entre pouvoir et science est particulièrement mis à l’épreuve avec la pandémie car l’indépendance présupposée de l’une par rapport à l’autre se trouve remise publiquement en cause dans une sorte de front de la certitude composé des experts et des décideurs politiques devant un virus qui présente le défi de l’incertitude radicale. C’est comme si les notions de hasard, d’incertitude et de contingence n’avaient plus leur place dans une époque où l’on préfère convoquer la techno-science censée rassurer face à l’injustice du hasard, alors que l’amour, la santé ou la mort, tous connaissent, à des degrés divers, une part importante de hasard. Avec Ulrich Beck et sa «  société du risque  », on en restait encore à l’idée d’une possibilité de contrôle global et systémique convoquant anticipation en amont et traitement en aval réduisant ainsi la portée d’un évènement13. La dernière pandémie semble avoir bouleversé ce bon ordonnancement des choses.

Cette conjoncture d’indétermination produit des avis paradoxalement péremptoires, changeants et contradictoires au fil de l’évolution du virus, de sa connaissance et des outils statistiques de référence pouvant servir à des simulations mathématiques avec souvent peu de rapport avec la réalité. Si on en croit l’article du journal Le Monde  : «  54 scientifiques évaluent la stratégie sanitaire  », les 4-5 octobre 2020, la «  maladie  » de la modélisation a commencé, en l’espèce, avec les travaux du Britannique Neil Ferguson, épidémiologiste de l’Imperial College à Londres. Les prévisions sont alors absolument alarmistes. Selon ces modélisations (qui devaient rester confidentielles), l’épidémie de Covid-19 pouvait provoquer en France, en l’absence de toute mesure de prévention ou d’endiguement, entre 300 000 et 500 000 morts. Selon ces prévisions qui se sont révélées sans fondement, le nouveau coronavirus serait ainsi au XXIe siècle ce que la grippe espagnole a été au XXe siècle. C’est selon ce scénario alarmiste qu’a alors travaillé le Conseil scientifique mis en place par le gouvernement, parce que dans les périodes de grande incertitude annoncer le pire, comme en France, ou au contraire être dans le déni, comme les dirigeants populistes l’ont été dans divers pays, sont les deux réponses les plus immédiates. Cela n’empêcha pas Macron de faire «  en même temps  » un pèlerinage à Marseille, on ne sait jamais, il ne faut jamais rester les deux pieds dans le même sabot, surtout quand on a l’oreille des médias. Dans le même temps justement, sur la question des masques, le professeur Jérôme Salomon, directeur général de la santé, était en désaccord profond avec les politiques sur ce sujet, mais il n’en a rien dit, préférant soutenir le gouvernement qui, au départ, a laissé entendre que le masque était inutile (cf. Libération, le 5 octobre 2020)… puisque la France n’en disposait pas en stocks suffisants. Dans le même registre cacophonique d’énonciations contradictoires et simultanées, l’infectiologue en chef de l’OMS, M. Ryan a estimé le 5 octobre 2020 au conseil exécutif de l’organisation, que l’évaluation de la proportion de contaminés du Covid -19 correspondait à 10 % de la population mondiale (il a l’air de trouver que cela fait beaucoup et pourtant il compte large en multipliant par 22 le chiffre officiel, sur quelle base on ne nous le dit pas)… mais avec 1,028 million de décès dans le monde soit une létalité de 0,13 %, il considère finalement que c’est équivalent à une grippe saisonnière. Allez comprendre  !

Les indicateurs «  sont des données passées à la moulinette  », souligne Mircea Sofonea, maître de conférence en épidémiologie des maladies infectieuses à l’université de Montpellier. Il s’agit donc de données travaillées auxquelles est proposée une interprétation. «  Or, les intervalles de confiance ne sont jamais mentionnés […] C’est se défaire de sa responsabilité politique que de se laisser porter par les données14. Ce n’est pas à la science de supporter le poids de cette responsabilité  » (Le Monde, le 12 octobre 2020). La municipalité de Marseille a apparemment pris les devants en décidant (vote au conseil municipal le 5 octobre 2020) de mettre en place son propre «  conseil scientifique  » afin d’évaluer elle-même la situation sanitaire en toute indépendance des directives parisiennes (Les Echos, le 5 octobre 2020).

Pandémie et incidences

La baisse des impôts de production présentée par le gouvernement comme une mesure de lutte contre les effets de la crise sanitaire sur la croissance, apparaît maintenant clairement comme une mesure structurelle de mise à niveau de la France par rapport à ses concurrents européens et principalement l’Allemagne du point de vue de la compétitivité-prix. Une mesure en faveur de l’offre qui continue en fait les politiques menées depuis de nombreux gouvernements et qui se fait à moindres frais pour l’État puisque cette baisse sera en théorie compensée par la hausse parallèle de l’impôt sur les sociétés. Ces effets conjoncturels, s’il s’en produit, seront de toute façon très limités sur le court terme (les «  experts  » tablent sur environ 5 ans de délai pour une efficacité quelconque), alors qu’une suppression de dette Covid aurait eu des effets immédiats et aurait pu être couplée avec une baisse de taux de TVA sur certains produits (de première nécessité, non importés). Le débat traditionnel entre relance par l’offre ou relance par la demande apparaît de toute façon très théorique par rapport à l’objectif de reprise à court terme qui est la priorité des pouvoirs en place. Or, le gouvernement est prisonnier de ses promesses sur une mandature de réformes structurelles que la crise sanitaire a justement interrompue (réforme des retraites repoussée ainsi que la réforme des allocations chômage) et de nouvelles promesses écologiques qui ne sont pas tenables à court terme (cf. la question de la rénovation thermique). Comme le résume Xavier Timbeau, directeur de l’OFCE  : «  C’est un plan de relance sans relance  » (Les Echos, le 28 septembre). D’ailleurs la Cour des comptes annonce sans illusion que d’après ses projections le coût budgétaire de la relance dépasserait ses effets positifs sur la croissance. En fait seules les dépenses de l’Allemagne et de la France, parmi l’ensemble des pays de l’UE, auraient un certain effet d’entraînement sur la croissance de la zone. Les présupposés du gouvernement lui font confondre aide aux entreprises (et aux salariés à travers le financement du chômage partiel) avec investissement. Les références à la transition écologique ne sont là que pour masquer l’absence de décision sur une reprise de l’investissement public. La dette Covid ne doit pas être intégrée dans le déficit budgétaire, c’est ce que le gouvernement essaie d’imposer, ce qui implique toujours la prédominance de la thèse libérale orthodoxe d’un maximum acceptable de déficit budgétaire.

La politique sanitaire étant illisible les anticipations patronales se font plus frileuses et le rebond attendu au quatrième trimestre n’aura sans doute pas lieu surtout dans le secteur des services. Et dans l’industrie, les PME souffrent, et cela même dans des secteurs qui ne le devraient pas, parce qu’ils ont été actifs pendant la pandémie. Ainsi, les laboratoires Gifrer à Décines (près de Lyon) qui assuraient la fabrication massive de gels hydroalcooliques, ce qui a incité l’agence régionale de la santé (ARS) à les classer comme «  entreprise de produits de première nécessité  », vont licencier 125 salariés sur 215 parce que leurs lignes de production sont largement déficitaires alors même que le chiffre d’affaires annuel a augmenté (Le Monde, le 12 octobre 2020). Donc, même pour une PME dans ce genre de secteur de pointe, le cœur des processus de production est découpé non plus en opérations définies, mais en blocs de savoirs homogènes (recherche et développement, marketing…) pour favoriser les innovations de produits au cœur de la concurrence entre les groupes mondiaux. Mais pour la production manufacturière au milieu de la chaîne de valeur, la fabrication de biens intermédiaires et les activités d’assemblage sont délocalisées dans les pays à bas salaires. D’où la dépendance, perçue au grand jour durant cette crise sanitaire, de l’industrie pharmaceutique à la Chine et à l’Inde pour la production des principes actifs. Certes, cette tendance peut être contrecarrée par la hausse des salaires dans les pays émergents et la robotisation de la production. La crainte des ruptures d’approvisionnement comme avec la pandémie actuelle peut aussi freiner le processus dans l’industrie, mais la situation est différente dans les services dont la mondialisation s’accélère surtout que ce qui est «  produit  » comme services échappe en grande partie aux nouvelles tendances de protectionnisme commercial et à l’augmentation des coûts de transport qui touchent par contre l’agriculture comme l’industrie.

On constate une même frilosité de la part des ménages moyens qui anticipent pertes d’emploi et pratiquent l’épargne de précaution voire un certain désintérêt critique par rapport à la frénésie de consommation de certaines périodes précédentes. Au moins, pour ce qui est de la France, les mouvements de lutte des deux années écoulées sont passés par là. Quant à l’épargne des plus riches, qui ont moins de soucis de précaution, rien ne garantit qu’elle «  ruisselle  » alors que 20 % des plus riches ont accumulé 70 % de l’épargne totale depuis le confinement15. Si ces effets sur la consommation sont relativement faciles à prévoir parce que ces ménages ont moins de dépenses contraintes, il n’en demeure pas moins que l’effet d’entraînement sur l’économie est limité par leur faible propension marginale à consommer, sauf dans le domaine des produits de luxe, alors qu’une augmentation des transferts sociaux et une baisse de la TVA comme en Allemagne auraient un effet immédiat sur la consommation des ménages les plus nombreux… à condition que cette dernière mesure cible essentiellement des produits non importés. Mais d’une manière générale la vitesse de circulation de la monnaie décline selon le FMI qui serait passée de 54 sur une base 100 en 2000 à 45 en 2019 ce qui a une incidence certaine sur la tendance actuelle de moyen terme plutôt déflationniste.

Le rapport sur l’évaluation de la suppression de l’ISF qui vient de sortir sur le sujet est fort prudent quant aux effets sur l’investissement de cette croissance de l’épargne. S’il note le retour d’expatriés alléchés par une hausse de près de 10 milliards de versements de dividendes, il juge qu’il est trop tôt pour évaluer quelle sera sa destination. En effet, cette épargne, ou une partie d’elle, peut très bien décider de se placer sur les marchés en crédit à la consommation et obligations d’État plutôt qu’en capital fixe ou en capital-risque pour l’innovation. Il n’y a rien d’automatique et il n’est pas sûr que la crise sanitaire produise une inversion de tendance par rapport à ce qui a été une des pratiques les plus courantes de l’épargne à partir du milieu des années 1980.

«  L’horizon est limité à la situation épidémique  », explique Julien Pouget de l’OCDE, Le Monde, le 8 octobre 2020). Et encore peut-on remarquer que le commerce international sert d’amortisseur relatif, une situation qui tranche avec celle de 2008-2009 où la baisse des échanges internationaux par rapport au PIB mondial a été trois fois plus forte.

Temps critiques, octobre 2020

Notes

1 – Une dissociation qui nous apparaît déjà plus pertinente que la sempiternelle division énoncée par la plupart des économistes entre «  économie financière  » et «  économie réelle  » comme si la première était «  irréelle  » sous prétexte qu’elle peut être en partie virtuelle.

2 – L’UE vient pourtant de réagir et de gagner en partie du moins contre Broadcom, le géant américain des semi-conducteurs qui évite l’amende qu’Intel avait subie en 2009 en abandonnant en échange ses contrats d’exclusivité pour l’utilisation des décodeurs télé et des modems internet (Les Echos, le 8 octobre 2020).

3 – On le voit aujourd’hui dans le dilemme qui consiste soit à céder à la demande de l’industrie traditionnelle contre les avantages jugés indus des plateformes (cf. l’entretien du directeur général de Siemens dans Les Echos, le 2 octobre 2020) et à l’opinion de gauche dans un effort conjugué pour la taxation de ces entreprises  ; soit à la refuser ou à la moduler parce que cette taxation conduira de fait à une taxation générale touchant tous les pays exportateurs et particulièrement l’Europe et non pas les États-Unis pourtant pays d’origine de la plupart des GAFA, parce que l’Europe possède un gros excédent commercial par rapport aux États-Unis. Donc finalement ce seront ces entreprises qui seront les plus touchées par une taxation en retour. C’est ce dernier point qui pousse l’Allemagne, grosse exportatrice, à ne pas complètement emboîter le pas à la France sur le projet de taxation.

En fait ici deux questions sont confondues, la première est celle qui viserait à mettre les entreprises du «  nouveau monde  » dans les mêmes conditions  » que celles de l’ancien à l’aide de taxes  ; la seconde est celle des délocalisations et des investissements à l’étranger, ces derniers étant, en 2019, à hauteur de 40 % des pratiques d’optimalisation fiscale plus que des opérations productives (Le Monde, le 5 octobre 2020) et elle relève d’une réforme générale de la fiscalité mondiale sur les flux et pour des enjeux et montants d’une bien plus grande ampleur puisque cela concerne non seulement les plateformes, mais toutes les entreprises multinationales dont le taux d’imposition est tombée de 35 % en 1990 à 25 % en 2019 en moyenne. Par ailleurs, le directeur de Siemens ne croit pas à une solution par les relocalisations car alors l’emploi sera adapté au territoire de production  ; or, par exemple chez Siemens, la demande proprement allemande ne pèse que 10 % des ventes alors que l’emploi pèse 36 %  !

4 – En effet, plus qu’en 2008, la crise touche le secteur tertiaire et surtout les secteurs les plus précaires des services aux particuliers qui ont tendance à passer au travers des filets des aides au chômage technique et au chômage tout court.

5 – À noter que ce mouvement a bien eu lieu en 2008-2009, mais uniquement dans la finance et les banques (par exemple en Espagne). Néanmoins le mouvement a été limité, surtout aux États-Unis par la politique américaine du too big to fall.

6 – La Banque centrale européenne (BCE) a récemment changé la donne en ouvrant la voie à un régime extraordinaire, permettant de récupérer le badwill, c’est-à-dire la différence entre le prix d’achat d’une banque par une autre et la valeur de son actif net comptable, souvent très supérieure. C’est ce qu’a fait, par exemple, Intesa Sanpaolo, qui s’est offert sa compatriote UBI Banca. L’établissement turinois a indiqué que le badwill de 2 milliards d’euros d’UBI Banca lui permettrait de couvrir complètement les coûts d’intégration de sa cible (Les Echos, le 7 octobre 2020).

7 – Source  : https://mouvement-communiste.com/documents/MC/Leaflets/TR201005_Nokia.pdf

8 – La plupart des prix aujourd’hui sont soit des prix administrés au niveau national, soit des prix de monopoles/oligopoles, soit des prix mondiaux comme pour l’énergie et les matières premières. Le salaire est lui censé resté variable, mais dans les pays occidentaux il s’est largement dissocié de ce qui était censé le mesurer objectivement, à savoir, la loi de la valeur. En effet, outre la fixation d’un salaire minimum dans différents pays, la socialisation du revenu et de la reproduction de la force de travail a été mise en place par les différentes formes de Welfare state dans la période précédente. Par exemple, en France, les prestations sociales atteignent un tiers du PIB. Plus on descend dans la distribution des revenus, plus la part des prestations sociales est grande dans le revenu disponible des ménages  : en 2017, les prestations sociales représentent 46 % du revenu disponible des 10 % d’individus les moins aisés (Insee Première, no 1772, septembre 2019). Si l’on considère le revenu des ménages au sens large (le revenu disponible ajusté brut, RDAB), qui prend en compte les prestations en espèces et les transferts sociaux en nature, c’est-à-dire les dépenses socialisées d’éducation et de santé), c’est désormais 50 % du RDAB agrégé des ménages qui est socialisé.

Une dissociation à la hausse qui a été à la base de la dynamique fordiste, mais qui laisse des marges de manœuvre au capital aujourd’hui pour baisser ses coûts. Un ressort néanmoins limité par le fait que si chaque capital individuel a intérêt à une baisse de coût par rapport à son concurrent, le capital collectif a intérêt à une augmentation des salaires qui n’est plus perçue alors comme coût interne, mais comme revenu externe (le salarié se transforme en client) à capter.

9 – Bruno Le Maire a fait voter la loi Pacte sur le capitalisme à visage humain inspiré par le rapport Notat (ex «  PDG  » de la CFDT) Sénard (ex-PDG de Renault) de 2018.

10 – À noter que dans les «  parties prenantes  », ne figurent ni les clients, fournisseurs, et surtout les consommateurs, ce qui, pour un «  bien commun  » comme l’eau est surprenant.

11 – Elle vient d’obtenir du tribunal de Paris, la suspension provisoire de la fusion pour non-conformité à la loi qui nécessite de consulter les comités sociaux et économiques de l’entreprise de Suez. Mais situation ubuesque c’est Suez qui est ici en cause, alors qu’elle se pose comme victime pour ne pas l’avoir fait et non Veolia qui n’avait aucune raison d’y avoir recours.

12 – Écosystème qui semble déjà exister au niveau État, investissement, starts-up puisqu’au premier semestre, la France n’a enregistré un recul des investissements que de 3 %, contre 9 % pour le Royaume-Uni et 20 % pour l’Allemagne (source  : Le Monde, le 3 octobre 2020  : «  les levées de fonds ne connaissent pas la crise  »).

13 – Un exemple durant cette pandémie   : l’épidémiologiste Toubiana argue (entretien sur Sud Radio le 5 octobre 2020) de l’absence d’une seconde vague, entre autres, parce qu’il n’y aurait jamais eu d’exemple historique d’une seconde vague d’un quelconque virus. La récurrence de la grippe étant due en fait à des virus différents ou à des mutations importantes rendant d’ailleurs aléatoires les mesures de vaccination.

14 – Comme le disait déjà Keynes, dans ces périodes de grande incertitude ce sont les «  esprits animaux  » qui dominent et non pas l’esprit de calcul, l’esprit rationnel et le gouvernement par les nombres.

15 – Si le chiffre global marque une progression générale de 46,8 %, les deux premiers déciles des plus pauvres sont en situation de désépargne et la hausse n’est sensible qu’à partir du sixième décile (autour de 4 %) pour atteindre un peu moins de 7 % au neuvième décile. Quant au dixième, il culmine à 25 %.