Remarques sur le premier projet de quatrième de couverture

par Bodo Schulze

Publié dans : L’Individu et la communauté humaine. Anthologie et textes de Temps critiques (volume I)


Bodo Schulze, lettre inédite à Temps critiques, janvier 1990.


Dans un premier temps, le capital est présenté comme tendant à occuper l’espace-temps de l’humain. En détruisant les anciennes communautés le capital provoque en même temps la réaction des individus atomisés qui, face à ce nihilisme, se mettent à la recherche de l’identité perdue. Il s’agit donc de s’ancrer dans quelque chose de très précis, les déterminations de cette volonté étant celles de la nation1. Dans un deuxième temps, cette volonté nationale est interprétée comme une « volonté d’ancrage dans le rapport social ». Question : qu’est-ce qui permet ce passage de la nation au « rapport social » ? Notion dont la signification est on ne peut plus floue, parce qu’il n’y a pas de rapport social tout court. Du concept déterminé de nation on est passé à celui indéterminé de rapport social. Dans un troisième temps, ce concept pur va être rempli d’un autre contenu, celui d’un « autre rapport social ». Ainsi, moyennant le concept pur de rapport social, la quête du rapport national peut être interprétée comme une « forme embryonnaire » de la quête d’un autre « rapport social ».

Aussi le « rapport social » est-il le genre de deux espèces opposées, celle de rapport national et celle d’autre rapport social. De même pour la « quête identitaire ». Elle est le genre de deux espèces opposées, celle de la quête nationale et celle de la quête révolutionnaire. Il y aurait identité dans la forme mais différence dans les contenus de l’identité. C’est ce que je conteste. L’affirmer revient à penser le désir révolutionnaire à l’image de la démence nationaliste, car c’est bien la quête nationale qui est le point de départ réel de l’analyse. Formaliser cette quête, c’est une spéculation vide qui ne prend pas au sérieux le seul objet réel de l’analyse en question, à savoir la quête nationale.

L’inconvénient de cet « autre rapport social » et de cette autre quête de sens c’est qu’ils sont tout aussi vides que les concepts génériques qu’ils sont censés préciser. La notion d’autre ne détermine pas un contenu ; elle est une notion relationnelle qui énonce le simple fait que deux choses sont différentes sans pour autant dire en quoi elles diffèrent. Or la quête nationale est, elle aussi, une autre quête, autre par rapport à la quête révolutionnaire. Par conséquent la notion d’autre, si elle entend préciser l’espèce d’un genre, est inopératoire2.

Mettre la quête nationale et la quête d’un autre rapport social sur le plan d’un même concept générique, la quête sans phrase, c’est signer, sur le plan théorique, une déclaration de capitulation. Car alors que la quête nationale est terriblement substantielle et déterminée, la quête autre est une abstraction vide. Bien entendu, je ne propose pas de définir une « identité révolutionnaire ». Tout au contraire, c’est l’impossibilité d’une telle définition qui interdit de parler en termes mêmes d’identité ou de quête identitaire dans une perspective critique.

Cela dit, il convient de s’interroger de plus près sur l’armature conceptuelle ici mise en place qui permet le développement en trois temps que j’ai signalé. Deux formes s’opposent : l’abstrait et le concret. Celui-ci se différencie en un ancien concret et un nouveau concret. L’ancien concret (les communautés traditionnelles) va être détruit par l’abstrait (le nihilisme du capital), ce qui provoque, de la part des individus, une réaction qui est de se mettre à la recherche du concret. Comme celui-ci est lui-même double, cette recherche peut se tourner vers le passé ou vers l’avenir. Les raisons pour lesquelles il est impossible de grouper l’ancien et le nouveau sous un même concept générique ont été exposées. D’autre part il est tout aussi impossible d’assimiler le capital à l’abstrait, à une force uniquement nihiliste. Le capital est aussi diablement concret et producteur d’un concret qui lui est propre. Ainsi la marchandise se présente sous la double forme de valeur d’usage et de valeur d’échange. Ainsi l’homme capitaliste se présente sous la double forme de national et de citoyen. Ainsi l’État capitaliste se présente sous la double forme de nation et d’État. S’il est donc vrai que l’imagerie qui met en valeur la quête nationale est puisée dans l’histoire pré-capitaliste, la forme même de nation n’est nullement quelque chose d’ancien et appartient à l’ordre moderne puisqu’elle est un des côtés de l’État-nation. C’est pourquoi une philosophie de l’histoire qui assigne les termes de concret et d’abstrait à des époques historiques successives est incapable de saisir la dialectique négative inhérente au couple capitaliste concret/abstrait. Or c’est à travers cette dialectique qu’on peut mettre en évidence la logique démente de la quête nationaliste.

Le nationaliste évolue à l’intérieur d’un cadre conceptuel de concret-abstrait qui est la forme phénoménale du rapport social capitaliste. Ce cadre est ainsi constitué3. Pour la critique de l’économie politique, la marchandise est le double de valeur et de valeur d’usage. Cependant, ce corps abstrait qu’est la valeur n’apparaît que dans le rapport d’une marchandise à une autre. Or dans ce rapport, la valeur d’une marchandise s’expose sous la forme d’une certaine quantité de valeur d’usage d’une autre marchandise, ce qui constitue la forme phénoménale de la valeur, la valeur d’échange. Puisque dans l’échange universel cette autre marchandise est dans tous les actes d’échange une même marchandise, à savoir l’argent, la valeur d’échange apparaît comme une qualité intrinsèque de l’argent. D’un côté se trouvent donc les marchandises qui apparaissent comme de simples valeurs d’usage, de l’autre côté la marchandise universelle qui apparaît comme l’incarnation de la valeur d’échange. Aussi les formes fétiches de valeur d’usage et de valeur d’échange, de concret et d’abstrait, ne trahissent-elles plus aucune trace de leur genèse, de la dialectique qui conduit de la marchandise comme double de concret et d’abstrait à la forme phénoménale sous laquelle apparaît ce double. Cette rupture dans la forme phénoménale de la marchandise, l’apparente non-existence d’une médiation que l’esprit humain pourrait saisir entre le concret et l’abstrait constitue la schizophrénie sociale de chaque individu. Celui-ci est constamment convié à faire la synthèse de quelque chose qui n’apparaît pas en soi synthétisé. Il doit donc perpétuellement changer de place, épouser tantôt le parti de l’abstrait tantôt celui du concret, il est tantôt vendeur tantôt acheteur.

En temps « normal », les individus réussissent tant bien que mal à opérer cette synthèse, avec toutes les monstruosités caractérielles qu’implique un tel tour de force. Mais en temps de crise sociale, cette synthèse devient toujours plus difficile à accomplir. Chez certains elle se casse. Cette cassure présente la chance d’une réflexion sur la dialectique du capital et peut déboucher sur la critique du rapport social capitaliste en tant que tel. Cependant, cette cassure présente également la possibilité d’une autre issue, plus facile, qui est de s’enraciner dans le concret phénoménal et de combattre l’abstrait phénoménal, pseudo révolte qui perpétue le rapport dans lequel elle se débat.

Seulement voilà, ce concret où le nationaliste s’enracine est un pseudo concret parce qu’il est lui même une des formes phénoménales du rapport concret-abstrait que présentent la marchandise et l’État. Le pseudo-concret national est donc informé par la dialectique apparente de la marchandise. En renonçant à l’effort démocratique de synthétiser le concret et l’abstrait phénoménal, en contestant l’existence de tout rapport4 qui relierait ces derniers, le nationaliste change cependant la signification de ce concret et de cet abstrait. À la synthèse démocratique précaire il substitue une vision manichéenne. La rupture qu’il opère dans le rapport phénoménal de concret et d’abstrait, et ceci sur la base même de ce rapport, est le moment crucial où se constitue la vision nationale du monde. C’est cette rupture qui différencie la nation républicaine de la nation nationale, rupture qui s’opère historiquement, en France, au cours de la période qui va de l’affaire Boulanger à l’affaire Dreyfus.

Quand le démocrate parle sur le mode de « d’une part, d’autre part », quand il tente de synthétiser par cette façon de dire ce qu’on ne peut synthétiser positivement, le nationaliste tranche net ce qui lui confère une certaine apparence de révolutionnaire. Il s’enracine résolument dans le concret phénoménal, dans un pseudo-concret donc, pour imputer tous les maux sociaux à l’abstrait phénoménal. Il joue la richesse matérielle contre l’argent, le travail honnête contre la finance, le pays réel contre le pays légal, le peuple contre les parlementaires, la vérité nationale contre la raison universelle et cosmopolite. C’est pourquoi le nationaliste est par définition antisémite. Le Juif incarne en fait toutes ces puissances néfastes qui tendent à dissoudre la communauté nationale à tous les niveaux. En vertu de la rupture opérée dans le rapport entre le concret et l’abstrait phénoménaux, cette vision de la crise sociale se coupe entièrement de la réalité empirique de la société capitaliste. En ce sens, elle est une vision synthétique artificielle, un véritable huis clos dont la logique interne est impeccable et qui, en raison même de cette logicité parfaite, est étanche à toute expérience sociale. Le huis clos national est constitué par l’affrontement de deux forces abstraites et idéelles, le bien national et le mal cosmopolite et juif. Aussi la société est-elle perçue comme le terrain où s’affrontent les forces de la lumière et les puissances des ténèbres (c’est là le point où peuvent se rattacher les religions). Quelle que soit la nature spécifique de tel phénomène de crise sociale, celui-ci va être attribué aux agissements d’un génie maléfique, le Juif qui s’incarne dans les juifs.

De ce fait, la crise sociale tient à la déchéance spirituelle et morale de la communauté nationale et à la présence de juifs sur le territoire de celle-ci. Cette « analyse » préfigure la solution préconisée par la droite nationale pour résoudre la crise. La décadence des mœurs, cet état « dissocié » et « décérébré » (Barrès) de la France, appelle la « révolution nationale » laquelle est une révolution spirituelle, une révolution qui envisage le redressement moral, la (re-)création d’un certain état d’esprit. De plus, l’auteur de cette décadence étant le Juif, il faut évincer les juifs. La révolution nationale est donc une révolution spirituelle d’une part et une politique d’État antisémite d’autre part. Qui ne se prête pas à la communion nationale va être traité d’enjuivé5.

C’est parce que la révolution anticapitaliste sur la base même de la société capitaliste prend, selon sa propre dialectique négative, la forme d’une révolution spirituelle que le nationaliste perçoit la crise sociale sous la forme d’une déchéance morale généralisée, d’une chute des valeurs traditionnelles. Voilà le genre de nihilisme qu’envisage le nationaliste. La question du sens qui porte sur ce nihilisme fait partie intégrante de cette vision du monde. Les jérémiades des conservateurs, de certains alternatifs et même de la théorie récente de la « RAF »6 qui déplorent un nihilisme des « valeurs », qui se chagrinent pour l’absence d’un sens de la vie, travaillent à la création d’un état d’esprit dont la forme achevée est l’idéologie nationale. Car enfin, la révolution sociale n’entend point donner un sens à la vie des hommes mais doit rendre possible une vie agréable et épanouie.

Le sens de la vie que prône le nationaliste est l’identité nationale. L’examen de cette identité nationale ou de la forme nation peut démontrer en quoi ce pseudo-concret n’appartient nullement au passé. En effet, si le contenu et l’imagerie de la Droite nationale varient selon la conjoncture historique, la forme nation constitue la continuité du nationalisme depuis Barrès, en France. Dans la forme nation, l’individu bourgeois7 qui s’est formé au moyen de la dialectique douloureuse du concret et de l’abstrait se trouve réduit au statut d’un chaînon dans la suite éternelle des générations successives. Pour Barrès et pour son haut-parleur actuel, la nation est un organisme vivant dont les individus sont autant de cellules sans vie propre et dépourvues de conscience. Aussi l’identité nationale vise-t-elle la destruction de l’individu, la transformation de celui-ci en un élément passager du corps de la nation qui, à l’instar d’un être vivant, renouvelle perpétuellement les cellules dont il est composé. En prenant l’identité nationale, l’individu renonce à sa qualité d’individu. La dialectique négative est toute dans ce mouvement : l’individu se retourne contre lui-même, l’intellectuel devient anti-intellectualiste. Il se flatte alors d’être né sur le territoire de tel État, d’être un national. Le culte barrésien de la Terre et des Morts traduit l’enracinement dans le corps de la nation ; il conçoit l’individu comme substitut cellulaire des parents morts, qu’il est appelé à vénérer parce qu’il leur doit la vie.

Cette communauté organique se différencie essentiellement de la réalité des communautés précapitalistes. L’identité féodale, pour aller vite, se trouve dans le principe transcendant de la Sainte Trinité. S’il est question du corps du Christ, celui-ci se situe dans l’au-delà. Le corps de la nation en revanche est une hypostase d’un des deux éléments de l’État-nation. Il convient donc de distinguer la réalité des communautés précapitalistes d’avec la vision qu’en donne le nationaliste. Le traditionalisme du décor historique qu’il peint tend à faire oublier que tout ce matériau historique va être refondu dans le creuset de la forme nation. Quand le nationaliste parle de tradition, c’est d’un passé reconstitué à partir de sa vision manichéenne qu’il parle. Celle-ci imagine la communauté nationale intacte comme antérieure à l’avènement des puissances dissolvantes de l’abstrait, comme l’âge d’or de l’honnêteté qu’il faudrait restaurer. Ce passé est en fait l’avenir que préconise le nationaliste. L’archaïsme apparent est la forme idéologique que se donne la révolte affirmative contre l’abstrait. Celle-ci envisage la restauration de la barbarie, de la communauté naturelle, sur la base même de la civilisation capitaliste ; aussi la nouvelle barbarie est-elle infiniment plus barbare que ne l’était la barbarie cannibale. La modernité de cet archaïsme apparent réside dans le fait qu’il vise à perpétuer le rapport social capitaliste, tout en révoquant la liberté formelle que nous accorde la société capitaliste en temps normaux. Voilà la dialectique négative et néfaste de la quête de l’identité nationale.

Quant aux autres quêtes identitaires en Europe occidentale, elles sont soumises à la même logique que la quête nationale, elles préparent le terrain de celle-ci. L’identité recherchée est censée être quelque chose de concret, d’immuable, qui est appelé à servir de point d’orientation dans les orages de la crise sociale. Mais dans la société capitaliste, rien n’existe qui ne soit un double médiatisé de concret et d’abstrait. Les contenus des diverses identités sont eux-mêmes médiatisés par cette dialectique. C’est pourquoi les raisonnements en termes de positivité reposent forcément sur les faits positifs sous la forme desquels apparaît cette dialectique. La soif généralisée de positivité, outre qu’elle est le principe de la publicité moderne, traduit le malaise diffus qu’engendre la crise sociale. Le point de convergence de toutes ces quêtes identitaires différentes reste cependant la nation, parce que celle-ci est le pseudo-concret universel qui repose sur quelque chose de réel, à savoir sur le côté « nation » de l’État-nation. Seulement, la nation peut fournir à tous (les nationaux), cette identité pseudo-concrète qui permettra aux gagnants de survivre à la crise sans faire de révolution sociale. Ce n’est pas par hasard que le discours identitaire comme discours social universel naît au moment même où la crise s’annonce, au milieu des années soixante-dix. En RFA, les différentes quêtes identitaires de gauche-alternatif-vert et de droite se retrouvent aujourd’hui dans l’ivresse réunificatrice. En France, le discours identitaire est devenu idéologie généralisée.

Finkielkraut le dénonce à juste titre. La religion laïciste et républicaniste qu’il professe s’appuie cependant sur le même couple conceptuel — bien que « synthétisé » — que celui de la vision du nationaliste. Il croit encore aux forces civilisatrices de l’abstrait, de la raison républicaine, de l’État laïc. En préconisant ainsi l’intervention de l’État, il promeut, même involontairement, la nation, cette autre face de l’État. Le côté positif de l’argument de Finkelkraut est donc impuissant et pleurnichard. Il invoque les temps normaux de la société capitaliste pour faire pièce idéologique aux formes idéologiques qu’elle se donne en temps de crise sociale, comme pour surmonter celle-ci. En ce sens, les nationalistes sont actuellement plus modernes que les démocrates parlementaires. En ce sens aussi, il faut les prendre terriblement au sérieux.

Tant qu’aucune force sociale n’existe qui s’attache à transcender la société capitaliste, tout discours positif participe à l’idéologie identitaire. Une éventuelle pratique révolutionnaire, en revanche, ne tendra point à positiver son « identité », mais cherchera à déterminer que faire. La quête identitaire est une pseudo-pratique parce qu’elle vise à sécuriser les individus ballottés par la crise. Elle est l’attitude de celui qui se recroqueville sur la vérité particulière qu’il s’invente. C’est une attitude défensive de renoncement, de repli sur soi, même collectif. La critique doit s’attaquer à cette maladie identitaire qui fait des ravages. Elle doit la dénoncer, quand bien même elle apparaîtrait chez des jeunes en révolte. L’absence d’universalité dans l’auto-compréhension des révoltés est une marque de faiblesse, de conservatisme, d’abnégation. Il n’est pas question ici d’une classe universelle en termes classiques, mais d’un certain rapport subjectif à la réalité capitaliste. Viser cette réalité en tant que telle veut dire viser l’universel capitaliste, veut dire avoir une visée universelle qui est d’abolir cette réalité. Ce rapport subjectif à la réalité est donc entièrement négatif. Voilà pourquoi on ne saurait le regrouper, sous un même concept générique, à côté de la quête identitaire. Celle-ci évolue à l’intérieur du rapport social capitaliste, celui-là entend l’abolir. L’unité à priori de la théorie critique réside effectivement dans ce rapport négatif aux formes de pensée objectives propres à la société capitaliste. Que l’universalisation sociale de cette négativité ne puisse plus compter sur une classe universelle ne change rien à la nécessité d’affirmer cette négativité universelle, ce désir révolutionnaire si l’on veut, même si cette affirmation se limite pour l’instant à la pensée seule : elle n’en est que d’autant plus nécessaire.

Ainsi l’universalisme objectif qu’était censé promouvoir le prolétariat se réduit jusqu’à nouvel ordre à ce rapport subjectif de négation des formes de pensée sociales. Détruire ces formes de pensée qui barrent l’horizon ! Faire place ! Organiser la guerre, la polémique contre le huis clos social ! Voilà le mot d’ordre de la critique. Ce polémos doit exposer la fin ultime de la dialectique sociale négative. Il doit forcer les traits de la réalité actuelle pour créer un choc qui permette éventuellement au lecteur de se distancier du train-train quotidien des idées objectives, de celles qui traduisent l’objectivité de la société capitaliste. Forcer les traits ne veut pas dire les exagérer arbitrairement, ne veut pas dire inventer un véritable choc. Ce serait là imiter ceux qui parlent constamment de fascisme alors qu’il s’agit de la répression normale qui accompagne l’existence de toute démocratie parlementaire. Ce serait là aussi imiter la publicité qui repose largement sur l’arbitraire du vocabulaire. Forcer les traits veut dire traquer la logique propre aux idées de celui que l’on entend critiquer, la traquer jusqu’à ce qu’elle rende la vérité qui l’anime ; vérité qui est celle de la société fausse, qui est la déraison objective et donc pas la vérité.

Une critique de ce type peut se passer de concepts-critères que le penseur apporte extérieurement à l’objet qu’il entend critiquer. Les concepts-critères sont inopérants parce que leur lieu de naissance est la cervelle du penseur et que leur validité se limite donc à cet hémisphère8. La critique qui repose sur ce genre de nominalisme est une critique purement subjective qui ne se prête à l’universalisation que sous la forme de l’universalisation du malentendu. Chacun est en effet libre de meubler à sa guise un concept vide tel que « l’humain ». La critique ignore ce qu’est l’homme en général, elle laisse volontiers cette abstraction aux spécialistes anthropologues, théologiens et autres cadreurs d’hommes. Elle renonce à s’interroger sur l’essence de l’homme parce que ce sont les hommes pris individuellement qui lui importent et que la possibilité d’hommes individuels est la condition de la réussite de la révolution sociale.

La critique subjective qui s’invente des concepts-clés est par là même une pensée positive. Contrairement au think positive du capitalisme communicationnel, elle est suspendue dans l’air parce que le concept-critère, pour être critique, ne peut pas être un concept effectif, un concept auquel correspond quelque chose de réel. Voilà ce qui fait son impuissance. D’autre part, quand la critique subjective s’attache à se donner une apparence de réalité, elle cautionne la réalité fausse puisque celle-ci ne présente aucun élément qui justifierait cette positivité. Serrée de près par cette aporie sociale effective, la critique positive se réfugie sous l’abri vétuste de la dialectique marxiste traditionnelle, celle du noyau et de l’enveloppe.

Ainsi le marxisme à partir d’Engels conçoit le capital comme simple enveloppe juridique (propriété privée) des forces productives socialisées qui, elles, sont censées être déjà et en soi l’embryon de la société socialiste. La réalité du capital est réduite à une forme extérieure au contenu qu’elle développe, à savoir la socialisation des forces productives. « En soi », nous vivons déjà dans une société socialiste, « pour nous », il s’agit juste de révéler cette réalité reluisante par un acte législatif (Kautsky) ou par un coup d’État (Lénine).

Cette vision a la vie dure. On la trouve encore chez Debord quand il écrit dans sa Véritable scission... à propos des nouveaux mouvements particularistes : « En se dressant contre cent oppressions particulières, ils contestent en fait le travail aliéné » (p.20). Puisque le mouvement révolutionnaire est plus évanescent que jamais le ton se fait triomphateur : ce n’est pas « en soi » mais en « fait » que la révolution est déjà là. De nos jours, cette volonté de déréaliser la réalité capitaliste, de s’inventer une réalité vraie qui se trouverait déjà en ébullition sous la mince couche du décor des prétendues apparences, relève de la méthode Coué. Outre la pesanteur de l’héritage théorique, cette volonté s’explique essentiellement par l’incapacité des penseurs à faire face au poids écrasant de la réalité telle qu’elle est. Il y a comme une absence d’assurance et un manque de confiance en la force de la pensée. Comme si la vérité devait être étayée de l’approbation du plus grand nombre. Comme si les pensées ne valaient rien en elles-mêmes, comme si elles étaient fausses tant que les masses n’applaudissent pas déjà sous une forme embryonnaire. Ces penseurs ne tiennent pas dans la situation d’échec où nous tient pour l’instant la réalité. Ils essaient de tirer la réalité vers eux, de la façonner à leur image pour être sûrs de se trouver au milieu de l’affaire. Du coup, le manque de confiance en la pensée se renverse en fantasme de toute puissance. La réalité est censée correspondre à l’image qu’ils s’en font. À cette fin tous les moyens sont bons. Ainsi, même la quête nationale est citée pour prouver que « les individus atomisés ne sont pas réduits à des particules de capital ». Cette soif de positivité qui trouve même en l’horreur qui s’annonce des raisons nouvelles d’espérer, est des plus dangereuses. Elle explique notamment les curieux périples de nombre d’intellectuels qui sont passés de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, rarement en sens inverse. Je ne soupçonne pas le projet de revue de franchir ce pas. Je me contente d’exposer la logique qu’implique une certaine figure d’argument. Or à force de tirer la réalité dans le sens voulu, c’est la réalité qui s’imprime à la pensée. À force de vouloir découvrir dans la quête nationale « l’anticipation d’autres possibles », c’est l’éventuel mouvement révolutionnaire qui se trouve affublé des habits formels de la quête nationale. Il y a plus. La quête nationale, puisqu’elle s’oppose, à l’instar d’un mouvement révolutionnaire, à la réduction des individus à particules de capital, apparaît sous un jour assez positif. Il y a opposition au capital et c’est déjà pas mal. De loin cela rappelle encore l’histoire du marxisme traditionnel, à vrai dire une des pages les moins réjouissantes de celui-ci, à savoir l’analyse du national-socialisme par le parti communiste allemand (PCA) et par bien d’autres. Les nationaux-socialistes disaient-ils se révoltent contre les capitalistes juifs ; c’est déjà pas mal, demain ils rejoindront nos rangs pour lutter contre les capitalistes tout court...

Vu cette histoire, vu aussi le fait que nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation passablement homologue à celle des années vingt finissantes, j’ignore les raisons qui permettent de dire que « toutes les fausses solutions ont été épuisées ». Une révolution sociale victorieuse pourrait se permettre cette assertion ; de nos jours elle est un non-sens. L’ensemble des fausses solutions est un ensemble ouvert tant que la solution vraie n’est pas trouvée. On ne saurait connaître l’avenir.

Il y a un autre élément, plus proprement théorique, qui semble inciter à la recherche d’une positivité. L’argument semble être que si l’on admettait que le capital se soit totalisé, la révolution serait à jamais impossible. Il faut donc bien qu’une parcelle de réalité subsiste qui soit (encore) soustraite à l’emprise du capital. Ce résidu se trouve dans l’écart qui existe entre « l’individu atomisé » et une « particule de capital ». La notion de capital qui sous-tend cette conception est celle d’une puissance extérieure qui tend à occuper progressivement « l’humain ». Ce rapport d’extériorité entre le rapport social capitaliste et l’humain, qui n’est pas sans rappeler celui que la théorie anarchiste établit entre le peuple et l’État, suppose l’existence d’un humain trans et donc anhistorique, un terrain de qualités humaines que le capital envahit. Cette conception traduit bien plus la réalité de l’accumulation primitive, à la limite celle de la domination formelle du travail par le capital, que celle du capital à l’époque de la domination réelle. Les termes mêmes dans lesquels cette conception s’énonce mettent en évidence cette défaillance. Alors que dans un passé assez révolu le capital s’acharnait à se greffer sur les formations sociales précapitalistes, à les dissoudre, la tentative de penser sur ce même mode la réalité actuelle se voit obligée de recourir à une idée on ne peut plus abstraite. Comme il n’existe plus aucune qualité humaine qui ne soit médiatisée (au sens hégélien) par le rapport social capitaliste, il ne reste plus rien de concret sur lequel appuyer un concept censé énoncer l’autre du capital. Aussi ce concept est-il amené à être un concept pur, « l’humain ».

Pour nuancer mon propos à ce sujet, je dirai qu’il y a quatre façons possibles de le comprendre :

1) L’humain évoque, dans son abstraction même, « la valeur d’usage sans phrase », la valeur donc. L’homme sans phrase ressemble étrangement à cette particule de capital à laquelle il est censé s’opposer.

2)L’humain est la raison que se fait celui qui refuse de réfléchir sur la misère moderne pour s’expliquer le malheur dans le monde.

3) L’humain est le concept d’une philosophie existentialiste, laquelle consacre cette même misère.

4) L’humain est une idée spéculative subjective, une simple opinion personnelle dont la validité objective est donc limitée à cette personne.

Les versions non solipsistes de l’idée spéculative rencontrent un certain nombre d’apories qui ont incité Marx à dépasser le terrain philosophique pour trouver la solution dans la critique de l’économie politique. Le jeune Marx qui en économie politique défendait une théorie des prix fondée sur la concurrence, vision qu’il ne cessera de bafouer par la suite, s’en remettait à la figure feuerbachienne de l’aliénation. Feuerbach avait pensé le rapport entre le genre humain et la religion sous la forme d’un rapport d’aliénation. La religion est une aliénation du genre humain parce qu’elle projette les qualités humaines de façon à en faire un être à part, un être véritablement sur-humain, dont elle déduit ensuite ces mêmes qualités. Aussi la religion fait-elle dépendre l’amour entre les hommes de l’amour divin. Le jeune Marx applique cette figure critique d’abord à la philosophie du droit hégélien, puis à l’économie politique. Dans les Manuscrits de 1844, Marx entend expliquer la propriété privée (chez lui ce concept recouvre plutôt celui de capital qu’une notion juridique comme chez les marxistes traditionnels), à partir d’une certaine forme de travail. La propriété privée est l’aliénation du travail aliéné. Cependant, pour différencier le travail aliéné et le travail en tant que mode d’extériorisation du genre humain, Marx évoque l’existence de la propriété privée. C’est elle qui opère cette différenciation. Un formidable cercle vicieux dont Marx essaiera, par la suite, de sortir. Ses thèses sur Feuerbach marquent déjà une rupture9 avec Feuerbach et cette figure de l’aliénation. Dans la thèse 4, il écrit : « Feuerbach part du fait de l’aliénation religieuse de soi, du dédoublement du monde en un monde religieux et un monde profane. Son travail consiste à résoudre le monde religieux en sa base profane. Mais le fait que la base profane se détache d’elle-même pour aller se constituer dans les nuages en royaume autonome ne peut s’expliquer que par le déchirement interne et la contradiction interne de cette base profane ». Persuadé qu’une lecture critique de l’économie politique peut mettre au jour en quoi consiste cette contradiction interne qui déchire le monde, Marx épluchera les théories économiques et trouvera cette contradiction dans la dialectique de la valeur et de la valeur d’usage. Là, il ne sera plus question du genre humain ou d’humain. Dans Le Capital, il ne sera plus question que de « masques de caractères », de formes économiques et de pensées qui obéissent, à l’instar de l’idée absolue hégélienne, à une logique qui leur est propre. Seulement voilà, Marx parle de masques de caractères, supposant par là-même qu’il y a quelque chose sous ces masques. Cette différence entre les hommes et les formes qu’ils se voient obligés d’épouser traduit d’une part l’existence historique d’une classe ouvrière qui essaiera par moment de devenir prolétariat et d’autre part la confiance messianique d’avoir le vent en poupe de l’histoire. Ici se fait la jonction avec cet autre côté de la pensée de Marx qu’est la théorie des classes sociales.

Cette différence entre les masques de caractères et les caractères mêmes des hommes n’existe plus. C’est là la signification universelle d’Auschwitz telle qu’elle apparaît dans l’œuvre d’Adorno. Ordonnée par l’idéologie objective de la société capitaliste en faillite, la réduction d’hommes au stade de créatures, de vie et de survie pures, imprime toute l’histoire subséquente, pas seulement celle de l’Allemagne10. Les hommes sont réduits au niveau d’êtres réflexifs, en ce sens qu’ils réagissent aux signaux du capital de la même façon qu’un animal inférieur réagit aux signaux de son environnement. Voilà ce qu’est l’humain aujourd’hui. Il est en fait assez bien décrit par les points 1-3 des possibles interprétations de ce terme.

Rien n’incite donc à appuyer la critique sur un concept aussi louche. La subjectivité humaine est entièrement passée du côté de la publicité, des médias, de la représentation que se donne cette société, représentation qui occupe également une importante place dans le processus de reproduction sociale. Il vaut mieux compter sur le côté objectif des hommes, sur le fait qu’ils sont des êtres naturels doués d’esprit. Il se pourrait que leur côté objectif n’entende plus endurer les impératifs de la subjectivité médiatique qui est la leur pour l’instant. Il se pourrait que l’esprit se refuse à expliquer à l’être naturel la misère qu’il lui inflige, qu’il refuse aussi, et dans ce même mouvement, de rationaliser ce qui n’est pas rationnel et de se violenter ainsi lui-même. Mais il y a là beaucoup de conditionnels et on ne saura donc énoncer ce sur quoi se fonde la critique. En raison du double mouvement que l’esprit serait appelé à opérer en même temps, mouvement de médiation entre l’être naturel et les déterminations qu’il doit lui « expliquer » et mouvement de réflexion sur lui-même, le contenu de cette réflexion ne peut être anticipé. Il est le fait seul d’une spontanéité dont on ne saurait dire d’où elle viendrait. Cela doit être quelque chose comme un coup de foudre. Comme il est impossible d’énoncer cette spontanéité, ça ne sert à rien de dire le mot. La critique doit trouver une forme qui lui permette d’engager la guerre sans jamais dire d’où elle part. En cela elle reproduit le « je ne sais pas d’où viendrait cette illumination » et devient inattaquable pour l’idéologie. Les seuls points d’attaque sont les concepts positifs. C’est ainsi que s’entretient la guerre d’école dans les diverses disciplines scientifiques et en politique. C’est ainsi aussi que se reproduit, au niveau de la pensée, la cristallisation de l’activité des hommes en valeur. Ainsi les systèmes de pensée idéologiques se tiennent réciproquement en situation d’échec et c’est ce qui reproduit la forme de pensée qui leur est propre et qui constitue le terrain où ils s’affrontent. La critique n’accepte pas ce terrain : elle se place dans l’ailleurs révolutionnaire, dicte ses termes sans aucune médiation conciliatrice avec l’idéologie, sans se couper abstraitement de l’idéologie, mais en exposant « de manière critique » la dialectique négative des formes de pensées objectives. « De manière critique » veut dire ne pas énoncer le critère de la critique parce que celui-ci est la (future) association libre même. Et qui s’évertuerait à peindre la liberté ?

N.B. Cette discussion critique autour du projet de quatrième de couverture (cf. aussi l’article qui suit) a eu comme effet immédiat d’aboutir à une nouvelle version du « Nous », qui est finalement parue dans le n° 1, puis à une version plus aboutie pour le n° 2. Le retrait du titre « Nous » s’est imposé afin de lever certaines ambiguïtés :

Temps critiques n’est pas un nouveau groupe politique ou programmatique qui chercherait à priori à se démarquer.

– Le terme même semblait opposé à notre idée selon laquelle il n’y a plus d’unification à priori de la critique, y compris en notre sein.

Par la suite, les discussions commencées ici, en ces termes, ont trouvé des développements, et nous l’espérons des avancées dans des articles parus dans des numéros ultérieurs (par exemple la discussion sur la subjectivité dans le n° 6-7, la discussion sur la nature du capital, tout au long des numéros), ou dans des courriers internes restés inédits et qui sont publiés dans l’Anthologie (article de F. d’Eaubonne sur la subjectivité, volume I, partie II, les lettres croisées de Bodo Schulze et Jacques Guigou sur le capital, l’individu, les classes, volume II, partie II). (NDLR, mai 1997)

Bodo Schulze

Notes

* Bodo Schulze, lettre inédite à Temps critiques, janvier 1990.

1 – Je pense en effet qu’on ne saurait regrouper l’intégrisme islamique (en Iran et ailleurs) et Le Pen en France sous le concept de « vieilles appartenances » parce que ce sont là deux réalités qui relèvent de contextes capitalistes très différents. D’autre part l’existence de la Voix de l’Islam en France s’explique par les effets conjugués de la propagande islamique et de celle de Le Pen. En outre, l’intégrisme catholique n’est pas religieux à proprement parler depuis que Barrès a réduit le catholicisme à un élément annexe du nationalisme français. De même pour les replis régionalistes. La nation est le « repli » communautaire moderne en Europe occidentale. C’est donc à partir d’une analyse de la droite nationale qu’on peut saisir les autres mouvements communautaires.

2 – Le concept d’autre chez Adorno est d’une tout autre qualité.

3 – Cf. Moishe Postone : « Anti-Semitism and National Socialism ». Je reprends, pour abréger, uniquement l’argument centré sur la marchandise quoique l’intelligence complète de l’idéologie nationale nécessite la prolongation de cette analyse sur le terrain du capital. (Ce texte de M. Postone a ensuite été traduit et publié dans le n° 2 de Temps Critiques. NDLR).

4 – C’est-à-dire aussi bien la synthèse forcée du démocrate que la critique de la marchandise. C’est là d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le nationaliste renvoie dos à dos le libéral et le marxiste.

5 – Ne serait-ce que par égoïsme, les « révolutionnaires » devraient donc s’intéresser au sort que la société capitaliste réserve aux juifs.

6 – cf. J. Bruhn : « Le sens de la vie et la politisation de la RAF » (article qui sera reproduit dans le n° 1 de Temps Critiques, mais qui ne figure pas dans le choix de textes de l’anthologie. NDLR)

7 – Pour l’instant, il n’y a pas d’autre individu que l’individu bourgeois. Je me permets donc d’abréger le terme par la suite.

8 – cf. la critique hégélienne de la pensée du critère, de l’opinion.

9 – Il n’est pas question ici de la « coupure » que s’invente Althusser.

10 – C’est pourquoi Adorno n’est pas un « philosophe allemand ».

Dans la même rubrique