La violence du global

par Temps critiques

Publié dans : Publié dans : Violences et globalisation. Anthologie et textes de Temps critiques (volume III)

Le global et l’universel

Dans l’altermondialisation, il y a un remake du « prolétaires de tous les pays unissez-vous ». Mais là où cette unité de la classe révolutionnaire devait se construire, à travers la médiation des nations et peuples, elle semble aujourd’hui ne plus être que de l’ordre de l’immanence, ce dont se réjouissent Negri et tous les néo-opéraïstes avec la notion de multitude. Une multitude dont les fondements sont aux antipodes de l’universalisme, dans le relativisme et les particularités, ces opérateurs de la combinatoire capitaliste.

La globalisation et un de ses épiphénomènes, la mondialisation, se présentent comme fatalité et comme nouvel universel, mais toutes deux se développent à partir des universaux les plus faibles : droits de l’homme, démocratie formelle, concert des nations, multiculturalisme.

La globalisation ne débouche pas sur une pensée universelle, mais sur une pensée unique, celle de l’économie. Toutes les autres valeurs ne sont plus que des survivances, comme le montre encore « l’affaire du voile islamique » en France. La laïcité a eu une dimension universaliste en tant que vision du monde rationaliste. Cette universalité laïque a conservé sa portée tant qu’elle a été lutte contre une autre vision du monde (religieuse) ou contre des particularismes ; mais à partir du moment où elle triomphe en se fixant dans un État, par exemple en France, elle n’est plus lutte et tension, mais devient respect, tolérance, voire indifférence. Elle se dilue dans l’équivalence : privée d’universel, elle n’est plus que particularité parmi les particularités. L’affirmation de la laïcité semble alors simplement réactive, plaquée sur un contexte socio-historique différent. La globalisation produit l’indifférenciation plutôt que l’uniformisation, le relativisme plutôt que l’universalisme. C’est pour cela que dans son univers, tout peut se côtoyer, le voile et le string, le retour moral et le porno pour tous, le néo-conservatisme et le libertarisme, les « barbus » et la haute technologie.

La globalisation inscrit dans le monde l’échange absolu de tous les équivalents et résout en partie la contradiction entre particularisme et universalisme mais sans dépassement dialectique. La contradiction est en effet « internisée1 » dans la co-existence en chaque individu des deux pôles de la contradiction (et non plus seulement dans les rapports sociaux). Ce processus n’est pas en lui-même source de tension sociale puisque les individus sont conduits à gérer cette co-existence de façon à ce qu’elle prenne un tour pacifique. En période « normale », la tension est psychiatrisante, les comportements deviennent schizophrènes, la parole se fait incohérente. Pour les individus, la resocialisation de cette tension est dès lors dépendante d’un événement « extérieur » : crise, catastrophe, lutte.

Violence et impérialisme

Aujourd’hui, la violence du global n’est pas comparable à ce qu’était celle de l’impérialisme. Elle n’est plus conquête, mais normalisation, contrôle, gestion des flux de valeurs. Elle est intensive plus qu’extensive, diffuse (en réseau) plus que concentrée. L’absence de visibilité du danger qu’elle représente provient de l’absence de réel ennemi et alors seul ce qui n’est pas prévisible relève de l’événement. Cet événement peut être « naturel » (la canicule) ou environnemental (le trou dans la couche d’ozone) ou technologique (l’accident nucléaire, etc.) ou bien encore « politique » (le « terrorisme ») ; dans tous les cas, il doit être géré comme un risque. S’agissant du terrorisme, cela revient à ne plus l’appréhender sur un contenu, mais sur sa forme qui seule serait irréductible. Car dans la société capitalisée les contenus s’équivalent, co-existent et se sont les formes qui se différencient, s’opposent. Ce n’est plus que par la forme que la « radicalité » s’exprime et que, pour reprendre les termes de Clausewitz, les choses sont portées à leur extrême.

Si la globalisation inscrit dans le monde l’échange absolu de tous les équivalents, le terrorisme reste ce qui n’a pas d’équivalent et donc les mesures qui peuvent être prises contre lui n’ont pas d’équivalent non plus (cf. Les prisonniers détenus à Guantánamo). Cet aspect inédit des « actions antiterroristes » légitime la mise en place d’un nouveau type d’État démocratique reposant sur l’État d’exception et où tout peut être suspecté de terrorisme. Dans un système où la technoscience crée un monde de plus en plus intégré, le moindre dysfonctionnement prend le tour d’une catastrophe, d’une profonde déstabilisation dont, à la limite, l’origine ne peut être que terroriste. Les pannes d’électricité récentes bloquant l’Amérique de New York à Toronto, puis paralysant l’Italie, peuvent être aussi bien accidentelles, provenir de l’incurie ou d’actions terroristes. Dans tous ces cas, le système n’est pas mis en crise mais en faillite. Cela ne peut pas être sans incidence sur la façon dont nous pouvons alors envisager les luttes.

Violence et puissance

Cette violence du global produit indirectement sa contre-violence2, mais cela n’est pas forcément le signe d’une impuissance (théorie de la crise toujours potentiellement présente), mais celui de la faillibilité d’un système, celui d’une maîtrise parfaite jamais atteinte. C’est pour cela qu’au sujet des événements du 11 septembre 2001 à New York et de l’intervention en Afghanistan, sans nier la réalité de l’événement, nous n’avons parlé que de « Soubresauts ». Nous avons aussi identifié Al-Qaïda (mais c’est valable pour d’autres organisations telles les milices blanches américaines) comme partie intégrante de notre monde moderne et non comme des adversaires post-modernes. En effet l’emploi des moyens les plus modernes, miniaturisables et individualisables à l’extrême utilisés par ces groupes, nécessite un détournement des savoirs collectifs universels et implique des individus capables de se les approprier. Cette violence globale et sans visage ne joue pas sur le même terrain que la violence ouverte des États. Il n’est pas question pour elle de parler d’égal à égal avec les puissances dominantes, ce que cherchait encore à faire Saddam. Elle propage des ferments de guérilla, de guerre civile, de dissolution, plutôt qu’elle ne veut faire la guerre. Elle se fond dans la globalisation en épousant ses formes (d’où son organisation en réseaux) plus qu’elle ne s’oppose à elle3 et c’est ce qui fait sa force : on ne peut qu’opposer l’efficacité d’une pratique nihiliste qui conduit à la destruction des tours par détournement d’avions avec une autre, méga-complexe, qui conduit à ne jamais pouvoir faire décoller un avion contre la chasse ennemie.

Pour qualifier cette contre-violence, la notion « d’adversaire post-moderne » ne serait acceptable qu’à condition de l’utiliser pour se démarquer de ceux qui lient terrorisme et fanatisme moyenâgeux ou terrorisme et idéologie révolutionnaire traditionnelle et encore cela resterait discutable, car cela laisse supposer que ces adversaires sont à l’extérieur du système capitaliste et qu’ils représentent une alternative, même dévoyée. C’est pour cela que nous préfèrerions alors l’appréhender comme l’expression d’un « adversaire néo-moderne »4.

Temps critiques

Notes

1 – cf. L’origine et l’utilisation de ce concept chez Jacques Guigou dans le volume II de l’anthologie des textes de la revue Temps Critiques, intitulé : La valeur sans le travail, L’Harmattan, 1999, p. 251-257, ainsi que la critique qu’en fait B. Schulze dans le même volume.

2 – Le fait est là et peu importe d’ergoter sur l’origine réelle de cette contre-violence, comme si on pouvait y trouver une explication du processus d’ensemble.

3 – En cela, elle est très différente de pratiques telles que celles de Theodore Kaczynski (« Unabomber »).

4 – Sur l’origine et l’utilisation de cette notion, cf. l’article de Riccardo d’Este dans Temps critiques, no 8, automne 94-hiver 95.

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