Temps critiques #8

Quelques réflexions sur le mouvement étudiant et lycéen

, par Jacques Wajnsztejn

Aspects descriptifs

À l'origine, une mesure gouvernementale (le cip) qui n'émane pas de l'Éducation nationale, contrairement au projet Devaquet de 1986, mais du ministère du travail. La différence est d'importance car, symboliquement, c'est toute la société qui est touchée à travers une mesure qui ne concerne précisément que les jeunes mais qui annonce un train de mesures plus larges dans le cadre d'une loi sur l'emploi remettant en cause de nombreux acquis sociaux hérités du Front Populaire de 1936.

Cela n'empêche pas le mouvement de partir d'abord des premiers concernés, les étudiants des IUT, qui ressentent la mesure comme une véritable trahison par rapport au « plan de carrière » qu'on leur a fait miroiter : voie technique et études courtes seraient le meilleur rapport formation-emploi du moment. Or, par les nouvelles mesures, leur qualification promise et la rétribution correspondante se retrouvent abaissées au niveau du travail non qualifié et du SMIC. La réaction est immédiate surtout dans les IUT de la banlieue parisienne et prend des formes corporatistes et traditionnelles (« On n'a pas fait tant d'études pour se retrouver au niveau de ceux qui n'en ont pas fait ») relayées par les médias qui se dépêchent de trouver quelques « représentants » étudiants bien convenables à présenter à l'opinion publique.

Cette première opposition au cip est vite relayée par une contestation lycéenne, surtout virulente en province, dont les principales caractéristiques sont les suivantes :

1° – Une spontanéité étonnante : les lycéens quittent les cours sur une simple rumeur de manifestation dans le centre ville, le bloquant quotidiennement ou presque.

Peu d'organisation, peu de lien entre les lycées sont perceptibles mais on assiste à des mouvements de convergence vers des « abcès de fixation » ou des territoires stratégiques à occuper. Ces abcès de fixation (comme la place Bellecour à Lyon) constituent par eux-mêmes un lieu d'organisation, de coordination et de discussions informelles. C'est aussi le lieu où, en l'absence de mot d'ordre clair pour le lendemain, on est au moins sûr de se retrouver à un certain moment de la journée. Ces abcès de fixation ont été à Lyon le point de départ des premiers violents accrochages avec la police, celle-ci en ayant compris, semble-t-il, la dimension symbolique.

2° – Des motivations peu claires… mais intéressantes par là-même : le flou des études secondaires et des débouchés correspondants n'amène pas les lycéens à se situer sur les mêmes positions que les élèves d'IUT ou de BTS. Ici, ni plan de carrière ni corporatisme mais plutôt une angoisse diffuse doublée d'une attitude de défiance par rapport à tout ce qui vient de l'État. Sous l'influence des lycéens de banlieues, le cip devient un symbole de la « galère jeune ». Toutefois, ce mouvement ne débouche pas sur le traditionnel « jeunisme » des mouvements des années 80, le cip étant plus ou moins clairement perçu comme une mesure certes discriminatoire pour les jeunes mais faisant globalement partie de mesures plus générales liées à la mauvaise situation du marché de l'emploi. Le fait que le cip soit une disposition incluse dans la loi quinquennale sur l'emploi ne laisse aucun doute là-dessus, au moins pour les individus les plus actifs dans le mouvement.

3° – Les lycées comme lieux de socialisation et d'identité d'une façon étonnante, les lycéens qui se mobilisent le font un peu indépendamment de leur projet individuel d'insertion. De nombreux élèves de terminale C et des « bons » élèves côtoient les supposés mauvais élèves du technique et les victimes de l'échec scolaire alors que les étudiants restent, dans l'ensemble, peu mobilisés (à l'exception de Rennes II) malgré le violent écrémage qui se produit en fin de première année, dans les facultés.

Les lycées sont encore un lieu de socialisation dans une société qui se réorganise autour de la destruction des anciens rapports sociaux (de classe, de voisinage, familiaux, etc.) et ils fournissent un lien identitaire qui peut servir de point d'ancrage à tout mouvement de révolte ou de contestation. Cela ne signifie pas qu'il y a unanimité automatique dans chaque lycée, de la même façon qu'il n'y a pas une unanimité générationnelle sur certains problèmes, mais cela signale que les lycées peuvent être le point de départ de pratiques collectives, en rupture avec le fonctionnement normal de l'institution qui suppose compétition-sélection-concurrence et donc individualisme.

Cette identité de « bahut » n'a pas que des effets positifs et le fierté qui en découle parfois a souvent amené les lycéens à se refermer sur leur lycée et à s'isoler des autres dans les manifestations, par la création notamment de services d'ordre bidons en tant que service d'ordre réel (protection contre la violence de la police) mais efficaces dans leur fonction de démarcation.

Concrètement, les effets semblent avoir été plus positifs que négatifs car, au moins à Lyon, l'organisation par lycée a contrebalancé l'inorganisation au niveau des coordinations qui n'ont jamais vraiment pu se mettre en place et a permis aux lycéens de se ressourcer entre deux manifestations spontanées, a permis aussi à ceux, très jeunes souvent, qui subissent la double pression administrative et familiale d'être quand même dans le mouvement1.

Ce qui s'est passé (et surtout ce qui ne s'est pas passé) à Paris mérite une réflexion particulière qui n'est pas envisagée ici. À titre d'hypothèse, on peut toutefois relever que les fractures sociales sont aujourd'hui plutôt moins fortes à Paris que dans certaines villes de province, que les lycées « d'excellence » y sont plus nombreux, que les réseaux de pouvoir et de relations sont plus diversifiées et efficaces et donc que l'individualisme et la « démerde » y prospèrent davantage.

4° – Malgré les tentatives réitérées des médias, le mouvement résiste à l'« encagement » et à l'encadrement médiatique qui caractérisait celui de 1986.

La spontanéité des actions a fait que les médias et les policiers n'ont pas trouvé de leaders à se mettre sous la dent. Ils n'ont pu que présenter et représenter les délégués bon chic bon genre des IUT, qui ont perdu tout contrôle sur le mouvement dès que sa dominante est devenue lycéenne et provinciale. Les « vrais » meneurs, enfermés dans leur agitation à l'intérieur du lycée ou intégrés à la masse des manifestants ne recherchent pas de publicité particulière et les journalistes ou photographes en sont réduits à essayer de faire parler et de mettre en image le lycéen moyen de la rue, ne réussissant souvent qu'à lui arracher quelques mots. La situation touche au ridicule quand, à la manifestation « victoire-enterrement » du jeudi 31 mars, une télévision donne, faute de mieux, la parole à un militant de la fédération anarchiste ! L'une des forces du mouvement réside dans le fait qu'il trace son chemin sans s'adresser à l'opinion publique ni à ceux qui la façonnent.

Il faut aussi reconnaître que le niveau de tension et de violence atteints à Lyon et Nantes par le mouvement ne le rend ni sympathique ni responsable, et par là peu « présentable ». Les médias ne pouvant (ou ne voulant) imposer cette image habituelle d'une bonne jeunesse à la fois sage et concernée, individualiste mais généreuse, tordent le béton dans l'autre sens en insistant sur les images de casse et de violence.

Le supposé nombrilisme des jeunes vis-à-vis des moyens de communication ne trouve donc pas ici de réceptacle et même, à l'inverse, au fur et à mesure des événements, des réactions anti-presse ou au moins de méfiance se font jour, à la suite de différentes affaires qui montreront les liens ambigus entre presse et police (policiers utilisant le sigle M6 à Lyon, photos de « casseurs » livrées à la police par l'agence Gamma à Paris).

5° – De la même façon que le mouvement n'est pas « encagé » et encadré par les médias, il ne l'est pas par les organisations politiques ou syndicales.

La méfiance est de rigueur vis-à-vis des organisations « représentatives » censées à la fois diviser et récupérer le mouvement. Il est symptomatique que le mouvement souhaite le soutien des adultes mais en tant qu'individus. Dans les manifestations officielles, les lycéens exigent des professeurs syndiqués qu'ils enlèvent leur badge s'ils veulent défiler parmi eux.

L'UNEF-ID n'est tolérée, à Lyon, que parce qu'elle fournit un cadre logistique aux actions (voitures haut-parleurs, tracts, liens avec la préfecture et la presse) mais pendant la dernière semaine, les étudiants non syndiqués désertent la coordination et les lycéens, lassés des magouilles, tentent de monter leur propre coordination avec certains IUT. Cela se solde d'ailleurs par un échec, cette volonté d'organisation à la fois plus effective et moins bureaucratique que l'organisation coquille vide mise en place par l'UNEF intervenant à un moment d'essoufflement de la lutte à Lyon.

Concrètement, l'UNEF-ID a réussi à imposer une coupure entre manifestations officielles et non officielles, à imposer certains trajets et des dispersions hâtives ; mais elle a échoué dans sa tentative d'empêcher les rassemblements de la place Bellecour et la manifestation — dont le mot d'ordre a été transmis de bouche à oreille — au palais de justice pour le rapatriement des deux expulsés en Algérie.

6° – Mouvement et violence

En dehors de toute violence délibérée, le mouvement entretient une certaine stratégie de la tension : il y a volonté d'occuper le terrain quelles qu'en soient les conséquences. En face, la police procède de même en faisant de Lyon une ville assiégée tous les jours, à partir de 12-13 heures (ponts bouclés, artères coupées, rideaux de fer des commerçants baissés). Cette tension, chaque jour plus grande, transforme le pacifisme originel des manifestants en une attitude résolue vis-à-vis de la police, même sans volonté d'affrontement.

Peu à peu se fait jour aussi, à Lyon et à Nantes, l'idée que seuls la rue et les incidents offrent une caisse de résonance aux revendications anti-cip et à une révolte plus générale. Contrairement à 1986, à Lyon et à Nantes, la police fait partie du paysage car les affrontements ont lieu dès les premières manifestations et sa présence constante est intégrée comme une donnée de la lutte.

Le mouvement n'étant guère récupérable au niveau politique ou médiatique pour les raisons déjà vues, la mise en avant de la distinction « casseur » « vrai manifestant » revient comme un leitmotiv à fonction interprétative. État et médias jouent sur une double confusion : l'assimilation des casseurs aux banlieues et l'assimilation casseur pilleur-casseur de flics. La première assimilation participe des tendances politiques actuelles à la ghettoïsation des banlieues ; la seconde vise à délégitimer immédiatement tous les actes non conformes ou de résistance qui peuvent se produire dans la rue.

Plus généralement, cela vise à faire peur selon les bonnes vieilles méthodes du passé (cf. Mai 68 et l'insistance médiatique sur la casse des sacro-saintes bagnoles, puis le triomphe gaulliste aux élections de Juin) mais cela entérine aussi, cyniquement, le fait que les exclus (définis comme n'étant ni lycéens ni étudiants dans un pays où tout le monde est lycéen ou étudiant au moins jusqu'à 18 ans) n'ont d'autre possibilité que celle de la violence ; que c'est donc cette violence qu'il faut désigner et contrôler, par exemple en interdisant aux jeunes de banlieue de pénétrer dans les centres-villes (cf. les mesures de Pasqua pour cueillir les soi-disant casseurs avant leur arrivée à Paris ; cf. à Lyon le blocage des stations de métro pour empêcher les marches des lycées de banlieue vers le centre2 et enfin, l'interdiction des arrivées de manifestation à Bellecour par le préfet du Rhône Leclerc).

7° – Des professeurs « dans leurs petits souliers »

Hormis une certaine réponse aux mots d'ordre de leurs syndicats (eux-mêmes assez timorés ou hésitants), les professeurs ont majoritairement continué à faire tourner la machine comme si le problème leur était extérieur. Face à cette attitude frileuse, plusieurs explications sont possibles :

 — la crise de l'emploi et des mesures comme le cip ruinent ou du moins nuisent grandement au discours sur le « projet de l'élève », au discours sur le lien entre qualité du travail scolaire et réussite professionnelle et sociale. En dehors d'une réflexion critique qui reste à mener sur cette question, ils ont préféré faire le dos rond, attendre que ça se tasse ou que le gouvernement retire sa bourde.

 — beaucoup de professeurs sont néanmoins conscients de la crise qui couve dans l'École, de l'équilibre fragile qui y règne. Plus que jamais, il s'agit pour eux de tenir, face à la nouvelle clientèle scolarisée. Ils ne peuvent pas se cacher que les casseurs sont aussi leurs lycéens ou collégiens. Ce ne sont pas des éléments extérieurs et si on ne peut pas toujours les identifier en période calme, il y a la crainte diffuse qu'ils interviennent soit sous des formes purement barbares (cf. les fameux problèmes d'insécurité dans les lycées dans le mouvement de 1990) soit sous des formes plus contestatrices ou politiques (révolte contre l'institution ou contre le pouvoir discrétionnaire de l'administration ou même, contre la personne des professeurs).

 — Enfin, la majorité des professeurs trouvant le système scolaire actuel pas suffisamment sélectif ne peut qu'avoir une attitude ambivalente vis-à-vis d'une mesure qui aboutit à une mise à jour de la banalisation du diplôme, sans offrir pour cela une solution scolaire au problème. Le cip est alors simplement perçu comme une mesure qui entérine le déplacement du processus sélectif de l'école vers l'entreprise. L'amertume et le désenchantement qui en résultent ne peuvent constituer des motivations suffisantes pour une participation plus active au mouvement. Même si concrètement, dans un premier temps, le cip aboutit à une dévalorisation du rôle des professeurs dans le processus global de formation, certains ont pu penser que cela constituerait un retour sur terre bien profitable, à moyen terme, un arrêt de la dérive que constitue l'objectif des 80% de bacheliers.

Alors que le mouvement était plus favorable aux contacts avec les adultes qu'en 1986, les professeurs sont globalement restés spectateurs. Quel contraste avec leur participation à la manifestation mythique (soutenue par les élèves d'ailleurs !) contre la loi Falloux, à peine deux mois auparavant. La mobilisation massive pour un symbole plutôt qu'une mobilisation contre une mesure qui participe de la réorganisation générale du salariat ! Il y aurait là-aussi matière à approfondir la réflexion quant à la résistance de l'idéologie à l'époque de la fin des idéologies !

En fait, les seuls adultes qui se sont mobilisés (à part les hommes de main des syndicats et autres spécialistes du service d'ordre et « casques blancs »), ce sont les parents des adolescents concernés. Pour eux comme pour leurs enfants, c'est un peu le mythe de l'ascension sociale qui s'effondre avec le cip.

Cela en dit long, non sur la conscience des autres car qui pouvait raisonnablement croire que cette mesure ne rejaillirait pas, par ricochet, sur tous et n'annonçait pas, via la loi quinquennale sur l'emploi, une nouvelle restructuration du salariat ; mais sur la résignation face à ce qui est considéré comme une fatalité : le « diktat » de l'économie et du « progrès ».

Éléments critiques

Journalistes et sociologues ont souvent opposé ce mouvement à celui de 68 comme étant celui de l'insertion et non de la contestation. Cela me paraît un peu rapide et à un double titre :

Tout d'abord, le mouvement de 68 n'a pas été qu'un mouvement de contestation mené par une minorité de fils de bourgeois. Il a aussi constitué une réponse à une démocratisation sauvage de l'enseignement sans que les nécessaires filières d'adaptation soient parallèlement mises en place. Si les étudiants de l'époque ont effectivement encore de grandes chances de trouver du travail et même de le choisir, il n'en demeure pas moins que, déjà, l'écrémage en fin de 1ère et de 2ème année est terrible dans certaines facultés (Droit, Sciences Eco, Médecine). À cet égard, la réforme Edgar Faure (multiplication des séries du bac et surtout des séries techniques, création des IUT) a constitué une réponse provisoire maintenant remise en cause par la fin de la période d'expansion.

Ensuite, on ne peut comprendre la violence de la réaction anti-cip si on la borne à une pure lutte défensive. Comme déjà en 1986, l'objectif, s'il est limité, permet de centrer et de rendre clair le mouvement de contestation, sans forcément cacher l'arrière-plan social. C'est l'ensemble du système qui apparaît absurde dès que le pouvoir fait la moindre gaffe significative. Ce qui est d'habitude accepté ou subi de façon individuelle est alors refusé collectivement. L'État en tant que tel n'est pas plus dénoncé qu'en 1986 ; on continue à s'en prendre au gouvernement et, dans les deux cas, il faut bien reconnaître qu'il est de droite, ce qui rend moins lisible le sens de la lutte et le rapport du mouvement au Pouvoir et à l'État. Néanmoins, l'attitude intransigeante du pouvoir a contribué à clarifier la perception politique du mouvement. Elle ne se focalise plus sur la traditionnelle opposition droite-gauche mais sur les rapports entre pouvoir et justice. Les interventions policières, les mesures préfectorales, les lois Pasqua montrent clairement la fragilité de l'état de droit, la réalité de l'État dans une société aux abois.

Il semble aussi que le lien soit renoué avec la contestation libertaire de 68. Le sujet n'est plus tabou, un regain d'intérêt se fait sentir pour une période complètement occultée ou dénaturée jusqu'à peu. (La reprise de certains slogans, la reprise d'autres comme « Mai 68 pas achevé » témoignent de cette évolution).

Le mouvement de 1986 peut être grossièrement défini comme un mouvement pour l'égalité qui s'est développé dans un environnement idéologique que l'on pourrait résumer en trois mots : droits de l'Homme-démocratie-consensus ; et dans un environnement économique qui laisse présager une reprise. Le mouvement est donc à la fois naïf et optimiste : il réclame une égalité abstraite, une égalité de principe alors que dans les faits, la réalité de la diversification des filières produit déjà les inégalités sans qu'apparaissent encore au grand jour les phénomènes d'exclusion.

Dans cette mesure, le retrait du projet Devaquet semble une solution satisfaisante et apparaît comme une grande victoire. Le mouvement de 86 est donc très surpris par la répression policière qui se produit à la fin de la manifestation nationale à Paris et la mort de M. Oussékine est considérée davantage comme une bavure de Pasqua que comme une réaction de l'État.

Le mouvement de 1994 est, quant à lui, un mouvement contre la destruction des rapports sociaux et contre la discrimination, qu'elle soit sociale, d'âge, de nationalité ou de race. C'est aussi plus un mouvement de solidarité que d'égalité.

Les chômeurs, (de nombreux élèves ont des parents chômeurs), les « sans domicile fixe » ne sont pas vus comme des extraterrestres mais comme des victimes d'un système qui broie les plus faibles ou les malchanceux.

Les victimes de l'échec scolaire n'en sont pas très éloignés et c'est toute l'image d'une société pour les « gagnants » qui en prend un coup. De même, la solidarité immédiate avec les expulsés de Lyon en Algérie est le signe d'une révolte et de la volonté de combattre, quand c'est possible, un système qui divise constamment pour maintenir sa domination sur tous. Ces valeurs de solidarité battent en brèche, même momentanément, les valeurs individualistes dominantes.

D'autre part, de plus en plus de gens savent que l'égalité est un leurre ou alors qu'elle n'existe que sous la forme caricaturale et dépréciée de l'égalité par le bas (tous les jeunes sont touchés par le cip comme tous les adultes le sont potentiellement par le chômage). La démocratie elle-même, sans être clairement critiquée, malgré des remarques et des slogans du style : « la dictature, c'est ferme ta gueule ; la démocratie c'est cause toujours », perd ses connotations positives, se vide d'un contenu précis. Les manifestants s'en aperçoivent concrètement quand ils se posent la question de savoir s'ils ont en fait vraiment le droit de manifester, où, quand, etc. Il y a tout d'un coup un vide juridique… qui se remplit de l'intégration de la vieille loi anti-casseurs dans le nouveau code pénal. Et c'est ce délit d'attroupement que les manifestants essaient de braver. Le fait d'être abstraitement pour ou contre la violence, de tolérer ou non les « casseurs » passe au second plan par rapport à la nécessité de maintenir la pression. Si cela est possible, c'est qu'en 1994, la société est déjà postconsensuelle : l'image du « terroriste » des années 70 et 80 comme seul porteur désespéré de la violence contre le système s'efface. Celle de la violence des paysans, des mineurs ou des marins pêcheurs la remplace, d'une façon plus concrète et donc plus compréhensible. La violence est une violence de fracture sociale qui exprime que le consensus ne concerne au mieux que la majorité. Elle est alors saisie, souvent confusément, soit comme rupture d'un consensus artificiel autour des intérêts uniques des dominants, et, en tant que telle, elle n'est pas illégitime à priori, soit comme le résultat, qu'on ne souhaite pas forcément, d'une tension sociale qui est en elle-même l'enjeu de la lutte : « il n'y a que cela qu'ils connaissent et reconnaissent, et c'est ce qui les fera lâcher ». Si cette conscience est possible, c'est aussi parce que ce n'est pas la conscience de toute la jeunesse et de tout le mouvement. Les appels à la mobilisation et aux manifestations ont un grand écho dans toutes les villes, même petites mais le mouvement est plus dispersé que concentré, Paris ne suit pas, le nombre de manifestants ne grossit pas, les étudiants ne bougent guère et beaucoup des participants parmi les plus actifs se rendent compte que ce n'est pas leur nombre qui fait leur force mais leur détermination. D'une certaine façon, on peut dire que c'est une avant-garde de masse qui tient la rue. Elle a l'appui de la base des lycéens mais ceux-ci ne tiennent pas le rythme de ceux qui veulent imposer une pression constante. Ce décalage, accentué par la peur de la police et de la répression sous toutes ses formes (des mesures de renvoi seront prises dans les bahuts), a été la cause du déclin du mouvement, à Lyon, dans la dernière semaine.

La fixation progressive de nombreux lycéens sur la question du service d'ordre est un autre signe du décalage qui se produit entre les plus combatifs qui restent centrés sur l'objectif fixé et certains parmi les plus actifs qui perdent leur lucidité et leur énergie à organiser le matin ce qui se défait naturellement l'après-midi. Mais tout cela n'est pas univoque et on assiste parfois à une double situation avec d'un côté la tentative de mettre en place des services d'ordre lycée par lycée (sans aucune autre fonction réelle que symbolique, identitaire, comme encadrement de soi) pour rejoindre les manifestations officielles et, de l'autre, l'absence de toute précaution minimum vis-à-vis de la police dans les manifestations spontanées.

Il est remarquable qu'à aucun moment l'idée d'un service d'ordre de protection contre les premières charges policières n'ait été mise en avant. On peut même dire que l'idée de la nécessité d'un service d'ordre constitue la seule véritable manipulation subie par le mouvement : on (les médias, les syndicats, les chefs d'établissement, etc.) lui a imposé de l'extérieur comme ligne de démarcation par rapport aux « casseurs » et, majoritairement, il l'a accepté.

Si en 1986 on a le premier mouvement d'une jeunesse entièrement scolarisée (ce qui n'était pas le cas en 1968), on se trouve encore dans une période qui laisse croire que le mouvement de démocratisation de l'enseignement et plus généralement de la société n'est pas terminé et qu'il suffit d'en surveiller les blocages et dysfonctionnements. La particularité des élèves de l'époque, ce n'est pas d'être des privilégiés mais d'être l'objet d'une reproduction particulière, en dehors du monde du travail, d'où leur méfiance vis-à-vis du monde des adultes et de leur « jeunisme » virulent. C'est cette extériorité, temporaire, qui apparaît comme privilège : ni travailleur, ni chômeur. La crise du marché du travail et du travail lui-même n'est pas encore telle qu'on puisse l'isoler à certaines couches bien déterminées du monde du travail.

Ce n'est plus le cas aujourd'hui. La crise se diffuse dans toutes les couches sociales car les frontières entre travail et non travail sont de plus en plus floues (développement des stages, CDD, précarisation généralisée y compris dans l'École avec le cip)3.

En 1994, les contradictions sociales sont telles que l'extériorité n'est guère possible. Il n'est donc pas étonnant que dans la joyeuse et manipulatrice pagaille des A.G. de la coordination lyonnaise, chômeurs et « SDF » puissent s'exprimer. C'est nouveau et c'est peu de chose mais le fil historique avec la Sorbonne de 68 ouverte à tous est renoué, même si c'est de façon symbolique.

De même, le succès du slogan : « Papa, j'ai trouvé un boulot : le tien » établit une passerelle entre les générations qui repose sur la réalité et la conscience d'une attaque générale contre les anciennes bases du salariat, celles du fordisme et de l'État-Providence des « Trente Glorieuses ». Il n'y a donc pas une fermeture sur la spécificité « jeune » même si des références ponctuelles (correspondant parfois à des situations objectives) y sont faites (drogue, sida, « galère » propre à une génération, etc.).

Sans se situer consciemment au niveau politique et par exemple au niveau de la lutte contre l'État (pas de slogans contre l'État mais uniquement contre des hommes politiques), le mouvement n'en dégage pas moins une vision différente et plutôt plus avancée de la chose politique qu'en 1986. Si Devaquet était considéré comme un mauvais élève à qui on demandait de revoir sa copie, Balladur est directement traité d'ordure, ce qui à la fois renoue avec le langage simplificateur et imagé des « déclassés » de 68 et avec le langage sans fioriture des banlieues. « Balladur ordure » n'est peut-être pas très théorique mais après tout « CRS-SS » ne l'était pas non plus et pourtant certaines idées ont fait leur chemin par la suite.

On peut toutefois remarquer que, comme en 1986 et contrairement à 1968, le fait que le mouvement soit concrètement centré sur une mesure précise qui a pris valeur de prétexte, s'il lui donne une grande force dans l'unité de la revendication, lui enlève tout second souffle une fois la mesure retirée. La révolte qui déborde largement le projet gouvernemental se heurte alors à l'absence de projet utopique du mouvement.4

Nous en sommes tous là…

 

Notes

1 – Cette description, même si elle est généralisable, se fait à partir de ce qui s'est passé à Lyon et d'informations sur quelques petites villes de province.

2 – 700 lycéens du lycée Charlie Chaplin, descendus à pied de Décines seront obligés de bloquer une grande artère de Villeurbanne pour obtenir la réouverture du métro. Cet événement en dit long sur les rapports entre la préfecture et le « service public » des tcl

3 – Bien sûr, il n'y a pas eu, ou guère, de critique du travail en lui-même mais la crise du travail, l'idéologie de la « valeur sans le travail » amènent le mouvement au bord de cette critique. De la même façon que les travailleurs ou les cadres disent avant d'être licenciés : « À quoi bon s'être tant investi ! », les lycéens remettent en cause l'utilité du gavage scolaire s'il débouche sur le cip ou pis encore.

4 – Les discussions sur la loi quinquennale qui continuent actuellement dans certaines facs (Rennes II) et lycées sont le signe que rien n'est réglé et qu'il n'y a pas conscience d'une véritable victoire. Mais cela ne doit pas faire illusion. Si la tension sourde existe encore et ne demande qu'à se manifester, les professionnels de la politique ou de la revendication essaient déjà de regagner du terrain.

 

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