supplément #2 au numéro 21

Notes sur quelques réalités remarquables

par Temps critiques

1 – Un épuisement de la globalisation

– On assiste depuis dix ans à un déclin relatif des échanges mondiaux, avec une croissance des produits manufacturés en volume qui est en baisse par rapport à la croissance générale et un ralentissement des investissements directs à l’étranger (IDE) sous l’influence de la crise immobilière et financière de 2008, l’élection de Trump et plus généralement le développement de tendances souverainistes1. Ce n’est pas que ce soit une nouveauté dans l’économie mondiale, surtout si on se réfère aux années 1930-1940, mais la particularité de ce retour, et ce qui fait aussi son paradoxe si ce n’est sa contradiction, c’est de se situer dans un univers contraint par le caractère extrême qu’a pu prendre la nouvelle division internationale issue du processus de globalisation entamé dans les années 1980. Cette particularité fait que la tendance à des recentrages nationaux ou même impériaux ne se réalise pas sur les modèles protectionnistes et guerriers de l’autarcie agressive des années 1930-1940, mais à partir d’une régionalisation des échanges internationaux, par exemple dans l’aire asiatique aujourd’hui, dans l’aire européenne plus anciennement (environ 80 % de nos échanges sont intra-zone).

On assiste ainsi à la constitution de blocs économiques développant ce qu’on pourrait appeler une division internationale du travail interne à infléchissement régional et avec une visée politique renforcée par la guerre commerciale États-Unis – Chine, la guerre en Ukraine et les tensions autour de Taïwan. Concrètement, cette situation est marquée par le retour de droits de douane élevés ainsi que d’autres mesures, de fait protectionnistes, qui ont des répercussions sur l’ensemble de l’économie mondiale et sont à l’origine de diverses décisions de sanctions qui ont tendance à se répondre les unes les autres.

Par ailleurs, la globalisation économique et financière a évolué d’une manière qui rend plus difficile pour les économies nationales de tirer parti du commerce international et des investissements directs à l’étranger à des fins de croissance domestique. Le cas est patent pour un pays comme la France dont toute la puissance industrielle lui vient de l’extérieur via ses grandes firmes multinationales, ce qui pèse aussi bien sur le déficit du commerce extérieur que sur une éventuelle réindustrialisation.

Pour le Marseille Gyptis International (MGI), un organisme international de gestion des plateformes de transport maritime, le commerce mondial s’est stabilisé vers 2008 après trente années d’expansion. « Les flux liés au savoir et au savoir-faire deviennent le moteur de l’intégration mondiale. » La plupart des chaînes de valeur sont devenues aujourd’hui plus intensives en actifs incorporels (brevets, licences, software…) et ce sont eux qui tirent la croissance des échanges, car ils ont pris le relais des échanges de produits manufacturés. MGI souligne néanmoins que ces flux d’actifs sont concentrés principalement dans les économies avancées. Les produits pharmaceutiques et l’électronique sont les deux secteurs où les analystes observent cette tendance de la façon la plus manifeste.

La Chine semble faire partie de ces pays « les plus avancés » (vers où ?). Après la terre, le travail et le capital, « la donnée est le nouveau facteur de production déterminant » dans l’histoire humaine, a théorisé le chercheur Dai Shuangxing dans un article de Qiushi, le journal du comité central, en mai 2020. « Celui qui contrôle les centres logistiques numérisés peut maîtriser les expéditions mondiales de cobalt sans avoir besoin de déployer des troupes pour saisir les mines de la République démocratique du Congo. »

– On ne peut mieux dire que l’impérialisme n’aura pas été la phase ultime du capitalisme ! Éléments clefs du dispositif, les plateformes virtuelles chinoises — Alibaba, Tencent, JD.com, DiDi, TikTok — se sont développées tous azimuts, dans l’information, les transactions commerciales, les applications pour mobiles et pour l’industrie. Le projet politico-économique des « nouvelles routes de la soie » comporte évidemment son volet numérique, la couverture Internet par les satellites de l’opérateur Beidou se trouvant au cœur du dispositif. Le but affiché de la nouvelle constellation Beidou 3 consiste à supplanter le système de navigation et de positionnement GPS pour devenir le numéro un sur la planète. Dominer l’information pour dominer le reste. Aujourd’hui, les géants du numérique ont pour objectif de montrer qu’ils font partie de la solution… et non pas du problème (hacking, cyber-attaques) en prenant plus clairement position. Par exemple, en se retirant du marché russe ou en mettant à disposition des outils de détection des cyber-attaques, ces acteurs « militarisent » les interdépendances technologiques. Le patron de SpaceX et désormais de Twitter, Elon Musk, après avoir été interpellé par le gouvernement ukrainien pour son manque de soutien concret dans la guerre actuelle, lui a livré ses systèmes de réception du Web par satellites Starlink en cinquante-six heures, un tour de force face à la lenteur relative des réactions étatiques.

– En matière de lutte entre fractions de pouvoir au niveau I de l’hyper-capitalisme, cette évolution est symbolique d’une indétermination des rapports de forces au plus haut sommet. En effet, il y a quelques mois encore, tous les États voulaient limiter le pouvoir des Gafam dans les pays occidentaux (limite à leur concentration en agitant des menaces de démembrement ou de refus de fusion, taxation financière) et le PCC celui des grandes plateformes chinoises (contrôle politique de leurs activités et de leur champ d’intervention). D’où, pendant la guerre en Ukraine, l’attitude conciliante des Gafam et leur alignement sur les lignes diplomatiques de Washington et de Bruxelles, alors même l’invasion de l’Ukraine confirme leur statut d’acteurs géopolitiques.

Déjà, en 2020, Mark Zuckerberg avait sous-entendu, devant le Congrès américain, que réguler Facebook favoriserait la Chine et qu’il fallait que l’État américain ne se trompe pas d’ennemi. S’il y a deux choses que les grandes plateformes de l’information comprennent bien, ce sont les rapports de puissance en général, les rapports de forces conjoncturels en particulier que ce soit sur leur marché américain d’origine ou en Europe. En effet, au-delà de la peur de couper ses entreprises des innovations américaines, c’est aussi la géopolitique — l’assurance du bouclier antimissile américain — qui empêche l’Europe d’interdire les clouds américains pour l’hébergement des données les plus critiques des entreprises, via la révision en cours de la directive Network Information and Security (NIS). Forte de la taille de son marché intérieur (son principal atout aujourd’hui), l’Europe se permet de réguler les plateformes avec le Digital Markets Act (DMA), et le Digital Services Act (DSA), qui prévoient de limiter la domination économique des grandes plateformes et la diffusion en ligne de contenus et produits illicites. Ils s’appliqueront dès 2023, mais rien dans ces textes ne menace l’accès des États-Unis aux données.

Néanmoins, la hausse des taux d’intérêt rebat quelque peu les cartes en réduisant le rôle de la finance en général et du capital fictif en particulier. Cela replace les entreprises énergétiques au cœur des lieux de pouvoir et de décision — alors que les géants du numérique semblaient les en avoir chassés — puisque ces entreprises jouent déjà et joueront encore plus un rôle majeur dans l’orientation des stratégies dites de transition écologique en rapport cette fois avec les États. On assiste ainsi à une sorte de triangulation de la puissance et des rapports de forces dans laquelle les États les plus puissants jouent le rôle de pivot. Reste à savoir s’ils le joueront au niveau des organes internationaux de coordination comme on pouvait le supposer jusqu’à ces dernières années avec, par exemple, les conventions climat, ou au niveau de leur pré carré, ce qui semble prendre le dessus quand on regarde du côté des récentes mesures américaines, chinoises et allemandes.

2 – Peut-on en déduire une fragmentation de l’économie mondiale ?

La question qui se pose aux puissances dominantes, c’est comment organiser un redéploiement du processus de globalisation économique et financière pour que celle-ci reflète mieux le poids de la Chine et des pays dits émergents, comme la Chine. Une évolution de long terme jugée inéluctable par les experts malgré les chiffres du court terme infirmant ce transfert au profit des États-Unis qui sortent renforcés, de manière relative il est vrai, de la crise sanitaire et de la guerre en Ukraine. Le scénario le plus défavorable au processus d’unification du capital entamé par la « révolution du capital » consisterait en une fragmentation de l’économie mondiale avec l’émergence de blocs dans lesquels les pays commercent entre eux et adoptent des normes communes à l’exclusion des autres. Dit autrement, le passage à une globalisation sécuritaire qui entraînerait la mort lente des nouvelles institutions nées à l’orée de cette globalisation, comme l’OMC, un exemple même de globalisation « inclusive » (pour parler post-moderne) ayant permis l’entrée de la Chine dans le concert des puissances capitalistes. En effet, avec l’Inflation Reduction Act du gouvernement Biden, les échanges internationaux basculent vers une logique sécuritaire plus que libre-échangiste et libérale, dans laquelle la préoccupation géopolitique prime sur le respect des règles. Déjà, les deux tiers du commerce entre la Chine et les États-Unis sont sous un régime qui ne correspond pas à leurs engagements liés à l’OMC. En effet, le retour des souverainetés ou d’événements extérieurs comme la crise sanitaire et la guerre précipitent de plus en plus le passage à des tendances dans la lignée du slogan Our nation first. À ce sujet, les attaques contre Trump étaient outrancières quand on voit ce que fait son successeur, sans parler du double jeu du gouvernement allemand.

 

Cette fragmentation efface les bénéfices de la diffusion des technologies, mais aussi ceux d’une spécialisation de chaque pays, qui profitait au monde capitaliste en entier et pas simplement au bloc dont ces innovations sont issues. C’est ce scénario, qui semble l’emporter par rapport à celui supposant une politique mondiale bien maîtrisée de « doux commerce » (Adam Smith) dans un monde capitaliste certes globalisé, mais organisé autour de plusieurs pôles stables de proximité.

En 2018, le social-démocrate allemand Sigmar Gabriel, alors ministre des Affaires étrangères, déplorait déjà que, dans un monde rempli de carnivores, les herbivores parmi lesquels se comptaient les Européens n’avaient pas la vie facile. Il n’était pas le seul. Un an plus tard, l’ancien néoconservateur Robert Kagan (qui a toujours refusé cette distinction) avait publié un livre mettant en garde les États-Unis contre le retour de « la jungle ». Un monde dans lequel ces derniers renonceraient à leur responsabilité de métronome imparfait, expliquait-il, tournerait mal, y compris pour leurs intérêts. « L’Amérique d’abord », alors martelé par Donald Trump, en était l’illustration, même si Obama avait amorcé le processus. Les États-Unis ont compris qu’il convenait pour eux de mettre fin au « doux commerce » avec la Chine car cette dernière était en mesure de menacer leur hégémonie (relative). L’accord tacite entre l’échange de produits bon marché importés de Chine pour permettre de contenir les salaires américains (d’où la crise politique) contre l’achat de la dette en dollars par la Chine, a contribué à la désindustrialisation du pays et à une perte progressive d’une partie de son avance technologique. Les Chinois ont en effet décidé qu’il fallait mettre l’accent sur la technologie et sur le soft power (Tik Tok), ainsi que sur l’ouverture vers les marchés mondiaux via les routes de la soie (achats d’infrastructures portuaires comme Le Pirée, Hambourg, Barcelone, Marseille, Le Havre, l’Afrique). Bien qu’encore dominés notamment en matière de semi-conducteurs (produits à Taïwan principalement), les Chinois ne sont pas si dépassés que cela, loin de là. Des taxis sans conducteur commencent à circuler dans les rues sans trop de dommage alors que les Tesla automatiques restent pour l’instant peu fiables (deux passants écrasés dernièrement), et ils cherchent à promouvoir une stratégie de conquête spatiale. Bref de ce côté-ci, les tensions sont à leur comble, les États-Unis font le forcing sur le plan militaire (manœuvres, menaces à peine voilées) et diplomatique pour isoler la Chine. Ils souhaitent que les autres pays cessent d’exporter des produits stratégiques vers la Chine et développent à marche forcée la production de semi-conducteurs aux États-Unis. Mais bien sûr, la guerre en Ukraine en mobilisant le camp occidental, la pandémie en délégitimant Xi et son zéro Covid, ont semble-t-il, un effet affaiblissant sur la situation de la Chine et de son pouvoir d’influence… Et les États-Unis cherchent à se restructurer avec les plans Biden de centaines de milliards de dollars pour assurer leur indépendance énergétique, écologique et industrielle. Une situation somme toute instable.

3 – « La crise » comme discours

– Personne n’a osé porter une prévision définitive sur une possible crise importante à venir, à part Nouriel Roubini qui rejoue le coup de 20082. Mais Olivier Passet du Xerfi a posé un diagnostic plus réservé et relatif dans la mesure où la situation antérieure n’était en rien normale : une inflation très faible dans un contexte de taux nuls ou négatifs, des interventions massives des États par le biais budgétaire, une politique d’argent facile (quantitative easing) des banques centrales, des inégalités croissantes à partir d’une augmentation plus rapide des revenus du capital par rapport à ceux issus du travail ; le tout face à un mode de fonctionnement appuyé sur des marchés financiers exigeant des taux de rentabilité entre 10 et 15 %.

Bref, selon lui, un monde de fous avant ce qui ne serait qu’un retour à un peu de rationalité économique et financière. Une « crise » qui, comme celle de 2008, fonctionne comme un lanceur d’alerte. Suivant ce raisonnement, ce « monde d’après » que nous traversons n’aurait donc rien d’anormal avec son taux d’inflation positif. Par exemple, on s’aperçoit que les valeurs boursières ont subi de fortes baisses et que ce sont les plus spéculatives qui sont touchées par une remontée des taux d’intérêt.

Pour Passet, le mode de « gouvernance » n’étant pas remis en cause, l’importance systémique des marchés financiers étant ce qu’elle est et devant être maintenue coûte que coûte, les marges de manœuvre des États sont faibles pour compenser ce qu’entraîne mécaniquement l’inflation, à savoir une amputation d’une part de la « richesse nationale », en l’occurrence ici équivalente au moins au surcoût des importations d’énergie fossile. Ce surcoût aurait pu être financé par une taxation des grandes entreprises de ce secteur, mais cela n’a pas été la solution choisie par un gouvernement cherchant son salut à droite (B. Le Maire).

De même, le redémarrage post crise sanitaire ne s’effectuant pas avec un accroissement de la mondialisation et de la division internationale des échanges et du travail, les prix ne pouvaient que tendre à la hausse, d’où un problème de rééquilibrage des salaires pour les gouvernements et États, ce qui n’est pas le premier problème pour les entreprises sauf dans les secteurs « en tension ».

De toute façon, l’inflation a bon dos. Dans un article du journal le Monde, le 19 décembre 2022, à partir de chiffres de « l’Observatoire des vulnérabilités », une sous-division post-moderne du Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de vie (Credoc), on peut lire sous la plume de Béatrice Madeline que la rencontre des deux crises, celle de la pandémie de Covid-19 et celle de l’inflation, nourrit le sentiment de solitude. Ainsi, parmi les personnes fragilisées par l’inflation [on n’en saura pas plus sur les éléments matériels qui conduisent à constater et évoquer une fragilisation, dont on ne sait pas non plus quelle est la part de ressenti, NDLR], une sur quatre dit se sentir seule « tous les jours ou presque », contre une sur dix en moyenne dans la population. De l’indéniable sentiment de solitude surtout chez les jeunes et les personnes âgés pendant le confinement, l’article en infère que l’inflation, après l’avoir qualifiée sans argumentation de « crise », produit de l’isolement. L’article ne précise pas toutefois si c’est de l’isolement forcé (le confinement, le télétravail, la dépression) ou si c’est de l’isolement choisi devant son ordinateur et ses bons de commande pour l’e-commerce.

– Devant tous les discours alarmistes sur la faillite économique mondiale du capitalisme, discours qui prédominaient jusqu’en 2008 avant que la « crise finale » tant attendue par certains ne se révèle qu’une « crise » de plus et qu’ils ne soient remplacés par les discours catastrophistes sur une crise climatique englobant la crise sanitaire… et la critique de la science, on est en droit de se demander ce qui, alors, fait tenir tout cela si c’est si brinquebalant. Est-ce la force des baïonnettes ? Non, il y a même des pays européens et leurs dirigeants cités en exemple pour leur capacité à faire œuvre de police sans intervention de la police, par opposition aux forces de l’ordre à la française. Est-ce alors une tendance à la soumission qui deviendrait la chose la mieux partagée, y compris parmi une jeunesse qui a souvent constitué le terreau des révoltes ? On peut en douter, et surtout l’emploi du terme de soumission pour définir une situation et des rapports sociaux et de forces contient toujours son poids de position avant-gardiste, élitiste et méprisante. De surcroît, cela n’explique rien.

Comment faire alors un état des lieux critique en dehors ou à côté de ce qu’on appelle parfois, faute de mieux, la « théorie », toujours plus ou moins auto-appropriée d’abord et perçue éventuellement ensuite comme relevant de la « grande théorie » ? Eh bien peut-être en revenir à des faits plus empiriques, pour au moins en tenir compte pour notre appréhension de la situation et une éventuelle intervention. Une relative indépendance de la théorie à l’égard de la pratique est nécessaire à la pratique, disait Adorno en substance dans sa Dialectique négative.

– Au niveau mondial, les revenus de la grande majorité des individus ont très fortement augmenté au cours des trois dernières décennies. Cela s’explique largement par le fait que la globalisation a enrichi des pays comme Taïwan, la Thaïlande, des pays émergents, ce que ne sont déjà plus depuis longtemps la Corée du Sud, la Chine et l’Inde, qui en ont encore plus profité en développant d’importantes classes moyennes.

Certes, la globalisation est également allée de pair avec une augmentation des inégalités au sein des pays développés, en particulier avec un creusement du fossé entre les classes moyennes et les individus les plus riches3 plus que par un appauvrissement des couches populaires (cf. par exemple en Europe le rôle joué par les SMIC existants comme en France ou ceux mis en place ou encore effectuant un gros effort de rattrapage comme en Espagne ces deux dernières années4). Au total, elle a fortement contribué à la réduction des inégalités et a fait tomber les taux de pauvreté, en particulier dans les pays asiatiques, qui en ont le plus profité grâce à l’éducation et à des politiques industrielles volontaristes. Toutefois, pour certains pays comme le Bangladesh, le Pakistan, le Sri Lanka ou le Soudan, cet essor est fragile, mais ce n’est pas un hasard si les experts et médias ont commencé à parler, pour ces pays, de « société civile » et non pas de lutte entre chefs de clans mafieux ou guerriers. 

Même si la crise sanitaire et la guerre en Ukraine ont perturbé le processus de globalisation, revenir sur ce processus par des politiques de relocalisation n’est la panacée pour personne. En effet, la nouvelle division internationale née de la globalisation reposait sur le retour à une logique smithienne des « avantages absolus » dans laquelle chaque pays n’a intérêt à produire que dans le ou un petit nombre de secteurs où il est le plus productif/compétitif… et à abandonner tout le reste5. Or, cette stratégie avait déjà été abandonnée dès la seconde moitié du XIXe siècle, avec l’expansion de la révolution industrielle, au profit de la théorie ricardienne des « avantages comparatifs » qui relativisait ce qu’avait d’absolu la première et permettait des choix tactiques variés. Cette théorie fut elle-même abandonnée au gré des évolutions du capital et de l’extension des échanges et de leur changement de nature (ce ne sont plus seulement les produits et la force de travail qui circulent, mais aussi le capital comme dans le cas des investissements directs à l’étranger (IDE). Dans ce nouveau cadre, les pays dominants se réservent la production des produits à haute valeur ajoutée et les emplois les plus qualifiés qui ne se situent plus que marginalement dans l’industrie, mais plutôt dans la finance, les centres commerciaux, les banques d’affaires, la gestion des grands groupes, l’énergie, la logistique, la recherche et développement, l’information/ communication, la pharmacie, la culture marchande, tous aussi rentables et productifs. Ils pratiquent une stratégie de « ruissellement » de la richesse aussi bien au niveau national, où elle est censée financer les emplois du secteur de la reproduction, qui contribuent à la croissance de l’emploi global — d’ailleurs avec de plus en plus de difficultés faute de rémunérations et de conditions acceptables et de maintien d’un sens collectif (cf. les problèmes de recrutement récents dans l’éducation, la santé) — qu’au niveau international, où effectivement des centaines de millions de personnes, principalement en Asie, sont sorties de la pauvreté depuis ce que nous avons appelé la révolution du capital.

Une stratégie que les pays-centre du capital ne peuvent abandonner, du moins à court terme, sous prétexte que serait apparue d’un coup, à cause de chocs externes (crise sanitaire et guerre en Ukraine), des ruptures dans la « chaîne de valeur » et dans les approvisionnements, entraînant ainsi une dépendance conjoncturelle à certains pays fournisseurs de produits à plus basse valeur ajoutée (médicaments, masques) et de matières premières. En effet, cette stratégie s’inscrit dans un ensemble conçu structurellement pour rester fluide avec la garantie de robinets en énergies et matières premières qui restent ouverts. C’est cette fiabilité des échanges et contrats qui aujourd’hui devient douteuse avec des chocs jusque-là peu prévisibles, un retour des souverainismes et en toile de fond le choc plus prévisible aujourd’hui que produiront les mesures de prévention et d’adaptation aux transformations climatiques (cf. la question des batteries, pour ne citer que cet exemple).

Une rupture de cette politique ne manquerait pas d’accroître à nouveau les inégalités et la pauvreté au niveau mondial comme on peut d’ailleurs le voir avec la guerre russe en Ukraine, qui pèse et déstabilise des pays qui cherchaient à passer de la qualification stigmatisante de « pays les moins avancés » à celle de pays « à développement intermédiaire » comme le Bangladesh qui, après avoir multiplié son produit intérieur brut (PIB) par six en quinze ans, grâce à l’industrie textile et au transfert de fonds des travailleurs migrants, et réduit la pauvreté, est en proie à une crise économique, financière et politique, sans que ne soit garanti un transfert d’avantages dans les pays dominants (le devenir improbable d’une France productrice de paracétamol et de masques). Pour diminuer les risques, Janet Yellen, la secrétaire américaine au Trésor propose de privilégier le « commerce entre pays amis » (friend-shoring) in Le Monde, le 30 décembre 2022. 

– Par ailleurs, des études empiriques ont aussi établi que la globalisation n’a pas été la principale source d’accroissement des inégalités dans les pays développés : c’est le progrès technique et la révolution des technologies de l’information qui ont été déterminants, et on ne voit pas comment des objectifs tels ceux de la start-up nation viendraient infirmer cette tendance. Mais c’est un sujet plus délicat à manier pour les prédicateurs des partis politiques. Attaquer la concurrence chinoise qui ne représente que 2 % de l’ensemble des échanges de la France ou des ouvriers immigrés effectuant un travail que peu d’autochtones veulent faire est plus simple et populaire/populiste que de s’attaquer à la question de la productivité et à la place de la techno-science au sein des rapports sociaux capitalistes.

Du point de vue social et idéologique, c’est aussi une remise en cause, des perspectives de « Grande Société » et de moyennisation (1960-1980) dans les pays riches, avec une dualisation qui se développe alors que cette dernière caractérisait plutôt les économies des sociétés dites « en développement ». Cette bipolarisation, qui est souvent nommée « fracture sociale », a été abondamment commentée à travers des ouvrages sur « la France périphérique », le « ressenti » de déclassement des classes moyennes inférieures, la fin de « l’ascenseur social », une croissance qui serait devenue « non inclusive » si ce n’est exclusive, etc. Toutes choses brassées et rebrassées à partir du mouvement des Gilets jaunes et des résultats électoraux. 

Voyons cela de plus près pour ce qui est de la France.

Selon les chiffres officiels les plus récents (2022) de la Direction de l’animation de la recherche des Études et des Statistiques (Dares), le tableau est en réalité contrasté. Les salariés payés au SMIC évitent une perte de pouvoir d’achat, leur rémunération étant indexée sur l’inflation (la formule de revalorisation a même conduit à une hausse un peu supérieure). De leur côté, les ouvriers et les employés sont mieux lotis que la moyenne, avec une hausse de leur salaire mensuel qui grimpe à + 4,4 % et +4,5 %. « La diffusion de la hausse du SMIC est plus forte sur les plus bas salaires, mais elle s’affaiblit très vite dès qu’on s’en éloigne », explique Éric Heyer. Et ceux qui vivent dans de grandes villes limitent mieux les dégâts, contrairement à ce que pourrait laisser penser le coût de l’immobilier en hausse et de la vie en général parce qu’ils utilisent moins l’automobile et le chauffage au fioul ; mais confirme, par contre, les raisons de la révolte des Gilets jaunes si l’on admet que si elle s’est répandue dans les grandes villes, elle n’en est pas originaire, ni des banlieues d’ailleurs. Ainsi, en septembre, les prix ont augmenté de 5,4 % pour les ménages ouvriers et employés vivant en milieu urbain, soit 0,3 % de moins que pour l’ensemble de la population selon l’Insee. Quant aux professions intermédiaires et aux cadres, ils ont vu leur salaire moyen grimper de seulement 2,7 % sur un an. La rémunération des cadres est toutefois souvent complétée par une part variable. Selon une étude de l’Insee, ils subissent une inflation plus faible que la moyenne de la population du fait du poids moindre de l’énergie dans leur budget6. Devant le décalage entre les prix et les salaires, le sentiment général est toutefois celui d’une détérioration du niveau de vie ressentie au niveau européen. Selon la BCE elle-même, les salaires devraient progresser de 4,5 % en 2022, et de 5,2 % en 2023. Pendant ce temps, l’inflation devrait être de 8,4 % cette année en moyenne, et de 6,3 % en 2023.

– L’inflation actuelle renforce la tendance à une fixation politique des prix comme on s’en aperçoit à travers deux axes d’intervention de l’État. En premier lieu et à court terme, un contrôle des prix qui ne dit pas son nom et qui supplante une véritable politique des revenus comme celle pratiquée pendant les Trente glorieuses. Il s’exerce sur certains secteurs et produits comme l’alimentaire avec le problème du prix du pain et en conséquence le projet d’aide aux boulangeries et les pressions de la grande distribution, sous couvert de l’État, sur des producteurs et fournisseurs dont les prix ne sont pas publics ; ou encore le secteur de l’énergie avec les boucliers tarifaires. Ces mesures sont une façon de prendre en charge la question globale du pouvoir d’achat (augmentation du SMIC et des minima sociaux et baisse ou stabilité des prix) indépendamment des rapports dialectiques entre profits et salaires. Édouard Leclerc et sa proposition de baguette de pain à 30 centimes est un parangon de cette politique et se dénomme lui-même « ministre du pouvoir d’achat » et Carrefour le fidèle allié de l’État n’est pas en reste sur ce thème. C’est une marque supplémentaire de la déconnexion entre « valeur » et prix7.

Le second axe, plus annexe et à moyen terme, consiste à relancer l’idée « d’intéressement » aux bénéfices de l’entreprise, mais l’absence de fonds de pension ne permet guère le développement d’un actionnariat ouvrier à quelques grandes entreprises « nationales » ou alliées (Renault et Carrefour).

Une politique telle que celle proposée par le gouvernement Macron, reprenant les projets de « participation » des gaullistes de gauche (Caille, Capitan, Hamon) en 1968, est une prise en compte forcée de « l’évanescence de la valeur8 » dans l’aire occidentale et au Japon, les pays traditionnels de la puissance capitaliste. Mais ne la concevoir que sous forme de dividende salarié ne correspond pas à la structure des entreprises françaises qui pour la plupart ne sont pas actionnariales. Il n’empêche que, concrètement, la notion, pourtant aujourd’hui très prisée par les médias, de « partage de la valeur », n’est plus pertinente pour rendre compte des transformations du rapport social capitaliste. En effet, qu’on la considère sur le long terme d’une cinquantaine d’années ou dans son évolution de court terme aujourd’hui on a l’impression d’une quasi-stabilité statistique, au moins pour ce qui est de la France avec toujours environ 70 % pour le travail et 30 % pour le capital, ce qui est moins vrai pour l’Allemagne et les États-Unis. Mais d’une manière générale, le capital ne s’enrichit plus tant par augmentation des dividendes et rendement des actifs que par valorisation du patrimoine, d’où le reproche d’un capital rentier de la part des habituels thuriféraires du bon capital productif de l’époque fordiste.

Ce terme de « partage de la valeur » cache par ailleurs la baisse tendancielle de la part du travail dans l’industrie à mesure que les délocalisations et la substitution capital/travail dans le procès de production s’affirment, avec parallèlement la croissance d’un secteur des services aux emplois relativement moins bien payés, car la productivité y est inférieure. C’est de toute façon le terme de « partage de la valeur » qui a aujourd’hui perdu son sens dans la mesure où le procès de travail s’est effacé progressivement d’un procès de production lui-même tendant à un procès de capitalisation dans lequel le rapport profit/salaires est devenu secondaire. En outre, la nouvelle matière première que constitue le Big Data n’a pour le moment en tout cas ni valeur ni prix. Le partage de cette « valeur sociale » n’entre donc pas dans le calcul du « partage de la valeur ».

4 – Après « la dette », un nouvel épouvantail : « l’inflation »

– Au hit-parade de l’actualité économique, politiciens et médias pratiquent le zapping permanent. Ainsi, si la question de la dette faisait la course en tête depuis 2008, elle semble maintenant être supplantée par celle de l’inflation, et cela d’autant plus que contrairement à la situation de 2007-2008, la dette est davantage une dette publique qu’une dette privée9 ; une dette amortissable tant que les taux n’atteignent pas des sommets.

Divers travaux récents montrent que si celle-ci est bien présente, elle ne correspond pas aux modélisations effectuées à partir d’exemples historiques précédents, telle la « courbe de Phillips » de 1958 censée arbitrer entre inflation et chômage10, parce que la cause principale en est externe avec les conséquences cumulées de la crise sanitaire et de la guerre en Ukraine, qui ont produit ce que les économistes appellent un choc d’offre (insuffisante), alors que l’inflation était souvent perçue comme un choc de demande (trop importante), dans la logique des politiques keynésiennes. Les mesures de soutien à l’économie prises par les banques centrales et les gouvernements, aussi bien auprès des entreprises que des ménages n’ayant fait qu’accentuer la tendance par cumul d’offre insuffisante et de masse monétaire surabondante.

Pourtant, les cercles politiques et économiques dirigeants ont l’air de penser que la théorie des anticipations est encore opérationnelle et qu’à défaut d’anticipations rationnelles hors de portée des agents économiques dans une situation aussi exceptionnelle, il suffirait de guider et contrôler les anticipations à partir du niveau dirigeant de l’hyper-capitalisme, c’est-à-dire concrètement à partir de la capacité des politiques à nous convaincre que l’inflation finira par baisser. Dans le jargon économique, il s’agit d’« ancrer » les anticipations d’inflation, ce qui passe par un équilibre subtil entre action et communication. Ceci explique pourquoi les banques centrales n’ont amorcé qu’une remontée relativement modérée de leurs taux d’intérêt à des niveaux très en deçà de l’inflation (d’où des taux d’intérêt négatifs et des conditions monétaires accommodantes).

Dans cette mesure, elles semblent considérer que l’inflation actuelle est le fruit d’une mauvaise anticipation.

De toute façon, la faiblesse des taux était bien plus une anomalie par rapport à l’orthodoxie de la théorie économique que ne l’est leur hausse. C’est le raisonnement que tient la BCE. Ce niveau de taux est d’ailleurs bien plus proche des taux des années 1950-1960 que des taux de 1974-75 (13,7 en France), alors que le battage médiatique tend à nous faire accroire l’idée d’un niveau insupportable à cause d’un niveau d’endettement bien supérieur.

Comme le financement à bas coût tire à sa fin, il y a des chances pour que la suspension de la « destruction créatrice » qu’aurait dû produire la crise sanitaire, prenne fin et qu’intervienne un processus de restructuration conduisant à de nouvelles concentrations. À partir de là, soit le modèle productiviste continue à dominer de façon à faire baisser les prix par les quantités produites11, soit ce modèle est remis en cause par des politiques de « sobriété et de « transition énergétique » ou une insuffisance de la demande, et alors les concentrations comporteront un risque inflationniste avec de fortes différenciations sectorielles entre les branches gagnantes de la crise sanitaire (les GAFA et le secteur pharmaceutique) plus les gagnants de la guerre russo-ukrainienne (les grandes compagnies pétrolières, Tesla).

Les frontières entre la rente et les investissements risquent aussi de se déplacer dans la mesure où l’innovation ne sera plus forcément centrée sur la capacité à faciliter la vie de la population en offrant de nouveaux services faciles à consommer. Les futurs géants seront ceux qui inventeront de nouvelles manières de générer de l’énergie ou de produire des aliments en régénérant les sols et sans polluer.

5 – Propriété ?

« La propriété, c’est le vol ! » La formule de l’anarchiste Pierre-Joseph Proudhon, en 1840, dans son ouvrage « Qu’est-ce que la propriété ? », semble aujourd’hui rendue si ce n’est obsolète du moins anachronique, face aux nouvelles stratégies commerciales du XXIe siècle. Alors que depuis les Trente Glorieuses et jusqu’aux années 2000, on ne jurait que par l’acquisition de biens pour consolider son statut social, la période récente consacre les formules de l’abonnement et de la location. Et ceci concerne même au premier chef le marché de l’automobile, pourtant emblème social par excellence, avec le logement, de cet esprit propriétaire. En 2022, le financement par leasing (location avec option d’achat ou longue durée) représente en France 47 % des immatriculations pour les particuliers (11 % en 2012), et 82 % pour les sociétés. Ce mode de consommation se généralise avec les services numériques : la discothèque et la vidéothèque familiales sont ainsi remplacées par des applications. On ne détient plus les œuvres chez soi, mais on sait pouvoir les consommer à sa guise. C’est aussi le cas pour le vélo, la trottinette, le matériel de bricolage ou les équipements sportifs, les photos ou vidéos stockées chez un hébergeur dont on ne paierait plus les mensualités. Auparavant, ce qui était l’équivalent de la location, c’était le service collectif, comme les transports dits justement « collectifs » ou n’importe quel service collectif et ce qui était individuel devait nous appartenir en propre comme distinction, signe de niveau de vie ou de réussite sociale.

 Cette bascule vers un monde de location permanente est plus qu’un simple changement de modèle économique. Elle s’adapte aux usages réels mais supprime la perspective de constituer et donc transmettre un capital tangible à des tiers, ce qui devrait limiter les inégalités de patrimoine12 et aussi les inégalités culturelles. C’est l’idée et la matérialité de l’accumulation qui, en tendance, décline vers plus de fluidité et de virtualité. En effet, l’usage est ici décorrélé de la possession patrimoniale sans que, toutefois, la question de la fin de la propriété privée ne soit posée.

Comme de bien entendu, les géants du capitalisme numérique sont à la pointe de ce processus libéral/libertaire dans lequel il s’agit de se distinguer à toute force de l’image du bourgeois en raillant éventuellement le « plouc » ou le prolétaire qui au contraire chercherait à le singer, ne serait-ce que dans ses désirs d’acquisition et ses pratiques mimétiques. Il faut dire que les réseaux correspondent à toutes les modalités organisationnelles et fonctionnelles de la net-économie.

Si on en revient à la question de la propriété, celle-ci est une immobilisation qui ralentit des flux qui contiennent certes encore des marchandises, mais dont la possession tangible est rendue inutile par les phénomènes de mode, l’innovation permanente et les techniques de l’obsolescence programmée.

6 – Souveraineté et « transition climatique » 

– Paradoxalement, ce sont les Allemands qui posent l’hypothèse d’un choix difficile si ce n’est impossible entre les deux termes, puisqu’ils ont décidé d’accorder des dérogations aux normes européennes pour vendre leurs produits sans pour cela choisir le chemin de l’Angleterre et de son Brexit. Mais cela ne change pas leur problème de fond : en effet, ils rêvent eux aussi de profiter de la transition climatique pour réindustrialiser l’Europe. C’est un peu l’ambition du Green Deal lancé par Bruxelles. Mais celui-ci n’introduit aucune préférence industrielle dans les aides.

Pour cela, il faudrait rompre avec le dogme libre-échangiste, qu’ils sont les derniers parmi les pays développés à soutenir encore. Les Allemands ne veulent pas y toucher, car ils craignent pour leurs exportations.

Mais, derrière cette question qui divise les Européens, se cache un dilemme encore plus difficile à résoudre. Sur le plan industriel, les Chinois dominent le marché des panneaux solaires (70 % du marché mondial), des batteries (60 %) et des voitures électriques. Leurs prix sont imbattables et les capacités de production immenses. Il faudrait dix ans au moins pour les rattraper. Si l’Europe veut accélérer la transition énergétique, elle devra acheter chinois et compromettre la renaissance industrielle européenne dans ces secteurs. Entre souveraineté industrielle et climat, le choix est déjà fait.

Forte d’une population de 343 millions de personnes et souvent désignée comme « premier marché du monde », la zone euro dispose en effet d’une taille mondiale, supérieure en théorie au marché américain et au marché chinois dans son état actuel. Un socle sur lequel les entreprises européennes pourraient se reposer, pour investir et grandir, puisqu’ici, elles jouent à domicile. Pourtant, de 1999 à la mi-2022, la demande intérieure réelle de la zone euro n’a progressé que de 30,1 %, soit une hausse plus de deux fois inférieure à celle des États-Unis (66,4 %) sur la même période.

Cette faiblesse structurelle de la demande européenne peut également être considérée comme la cause principale de la faiblesse de l’investissement dans cette aire. Alors que les États-Unis font de la demande intérieure une priorité permettant aux entreprises de bénéficier d’un puissant moteur de croissance de leurs ventes et dont la pierre angulaire est le plein-emploi et la progression des salaires, la zone euro s’est enfermée dans un modèle économique productiviste (cf. la politique agricole commune) anti-inflationniste contrôlé par la BCE et à vocation exportatrice. La compétitivité allemande qui est le moteur de ce modèle repose en effet sur le culte de la modération salariale et un euro fort. Il induit une tendance déflationniste dont le résultat comparé avec la politique américaine est sans appel en « notre » défaveur, si ce n’est pour l’Allemagne. C’est elle qui a porté, voire imposé, cette stratégie de long terme sous prétexte d’une stabilité pour tous, mais en dissimulant qu’elle en serait le principal bénéficiaire. À cet égard, il faut rappeler à quel point l’internationalisation13 ne solde pas les comptes de l’espace territorial historique national et donc de ses particularités. Néanmoins, cette voie allemande connaît ses limites. L’exportation de machines et de produits manufacturés haut de gamme (type Mercedes) vers la Chine à partir de productions largement obtenues par une division du travail intra-européenne (l’hinterland des pays de l’Est de l’Europe à très bas coûts salariaux) pour les composants, mondiale pour les semi-conducteurs et une énergie largement importée de Russie, en a pris un coup. En effet, l’inflation à l’Est est bien réellement très importante (autour de 15 à 20 % en Pologne, Roumanie, Bulgarie, Tchéquie, Pays baltes), les anticipations y sont calamiteuses (guerre en Ukraine), les jeunes actifs fuient, les investissements hors militaire y sont sans doute en berne. L’arrêt des exportations de gaz russe via les Nord Stream 1 et 2 (gazoducs bien conçus initialement pour court-circuiter l’Ukraine) n’arrange rien, bien au contraire. Suite à cette évolution récente l’UE devient un maillon faible avec son modèle hyper consumériste et financier face aux États-Unis et pour le moment à la Chine.

 

– Toutefois, la rareté apparente, hors « terres rares », se déplaçant vers le pôle travail, le capital pourrait y continuer sa tendance forte à la substitution capital/travail en ciblant les investissements d’innovation et de productivité plutôt que de capacité, tout au moins dans les vieux pays capitalistes dominants. Mais nous insistons sur le fait que cette rareté du facteur travail est toute relative, loin de bien des interprétations qu’on voit resurgir actuellement à propos du régime général de déclin démographique. En effet, la masse de surnuméraires au niveau mondial ne fait qu’augmenter et le problème n’est donc pas celui d’une raréfaction de la force de travail potentielle, mais premièrement celui de sa répartition entre territoires, où la fluidité n’est assurée pleinement ni du point de vue capitaliste ni du point de vue de la communauté humaine, la seule qui nous intéresse ; deuxièmement du type d’emploi proposé (secteur et qualification) et du niveau de formation ; et troisièmement de son prix (cf. la prétendue question des « secteurs en tension »).

Ce bilan est celui de la Banque centrale européenne, qui « oriente » la demande intérieure. C’est logique si ce n’est normal : les dépenses de R&D sont beaucoup plus élevées aux États-Unis (3,2 % du PIB) qu’en Chine (2,3 % du PIB) et en Europe (2 % du PIB) ; l’emploi dans les nouvelles technologies atteint 4,2 % de l’emploi total aux États-Unis et 3,1 % dans la zone euro.

7 – Travail et luttes sur les lieux de travail

– D’après une enquête sur l’évolution du rapport au travail de la Fondation Jean Jaurès-IFOP (automne 2022), 30 % des salariés seraient moins motivés au travail (contre 12 % plus) et c’est encore plus vrai chez les jeunes, la dimension sacrificielle du travail dorénavant étant ressentie de façon plus générationnelle que classiste et plus fortement parmi les plus urbains (41 % en région parisienne). Ce sont aussi les plus politisés qui semblent être les moins motivés. Cette démotivation toucherait aussi davantage les cadres et professions intermédiaires que des ouvriers et employés, moins concernés par un télétravail qui a semble-t-il entraîné une attitude de retrait ou de distance plus accentuée.

Mais pour tous ceux qui n’étaient pas en position de « second de cordée », les mesures de chômage partiel ont entraîné un phénomène identique de retrait et la prise de conscience (s’arrêter, c’est déjà réfléchir) que la production et le travail ont été vidés de leur sens « productif » ou « utile » pour ne plus être que reproductif du rapport social capitaliste : l’emploi ou/et la situation d’employabilité comme assignation au travail au travers de laquelle le sentiment d’aliénation resurgit, par — delà les références plus traditionnelles classistes à l’exploitation ou plus générales à la subordination.

– En 1990, 60 % des interrogés pensaient que le travail est très important et en tout cas plus que les loisirs (30 %) ; aujourd’hui cela donne une évolution spectaculaire du rapport au travail avec 24 % pour le travail et 40 % pour les loisirs. Même évolution par rapport au « travailler plus pour gagner plus » (en 2008, 62 % pour 38 % contre, aujourd’hui, 39 pour/61 contre), alors que si l’on en croît les partis politiques et les médias, ce serait la question du pouvoir d’achat qui serait centrale et permettrait même de lier les luttes « fin du mois » et les luttes « fin du monde » (cf. l’argumentaire de LFI d’une part, de Romaric Godin dans Médiapart d’autre part).

– En 1993, 54 % des actifs estimaient qu’ils vivaient un donnant-donnant travail/salaires contre 25 % ; aujourd’hui, le rapport est de 39/48. Pourtant il y a eu une baisse constante du temps de travail officiel, suivant en cela une tendance devenue séculaire : 1814 heures annuelles pour la France en 1990 contre 1600 heures en 2019, soit l’équivalent de six semaines de congés payés, mais qui correspondent plus concrètement à une extension du temps libre hors vacances officielles, d’ailleurs beaucoup plus fragmentées aujourd’hui. La loi sur les 35 heures a accéléré ce processus et le différentiel avec les autres pays européens. Ce qui est remarquable, c’est qu’alors que la Gauche en 1981 avait pris en compte cette évolution avec la création éphémère d’un ministère du temps libre qui reprenait en les modernisant les idées de sa devancière du Front populaire, depuis, c’est la « révolution du capital » qui s’est chargée des transformations. Comme le dit l’enquête, « aux heures de pointe que connaissait la RATP qui correspondaient à la centralité du travail non seulement dans le procès de production, mais aussi dans l’organisation générale et collective du temps dans ce qu’on appelait la société industrielle capitaliste, tendent à succéder, les jours de pointe » au sein d’une société capitalisée où l’individualisation des anciens collectifs, des tâches et des horaires est de plus en plus prégnante. Une situation qui devrait s’étendre avec les projets de plus en plus précis de passage à une semaine de quatre jours.

De toute façon, cette notion de « donnant-donnant » mise en avant par l’enquête nous paraît peu pertinente aujourd’hui dans la mesure où c’est la notion de force de travail et de sa « valeur » qui tendent à être caduques quand c’est le complexe machinique qui est fait force de travail et que le salarié résiste toujours à la réduction de ses capacités de travail à la simple qualité brute de force de travail, de « capital variable » disait Marx. 

Certes l’augmentation du temps de transport pour certains, le flou du temps de travail réel pour d’autres renforcé par le développement du télétravail relativise ces chiffres ; et ceci d’autant plus que cette tendance s’infléchit du fait des réformes successives sur les retraites, qui tendent à repousser l’âge de départ. L’évolution de la durée minimale de cotisation est ainsi passée de 37,5 années de travail jusqu’en 1993 à 41,5 annuités aujourd’hui et 43 en 2035. .

 

– La perte de centralité du travail dans la valorisation capitaliste dont nous avons souvent parlé s’actualise aujourd’hui à deux niveaux. Tout d’abord dans les mesures de mise en place de la gestion de l’assurance-chômage, où se concocte une réforme politique qui accompagnera la baisse des indemnisations et de leur durée. En effet, après le remplacement de la cotisation chômage salarié par la CSG, la lettre de cadrage de Matignon avant toute négociation des règles d’indemnisation (les conventions Unedic) et la modulation de la durée de couverture en fonction du taux de chômage, l’autonomie des syndicats et du patronat a été sévèrement écornée depuis l’élection d’Emmanuel Macron. Or, le nouveau projet gouvernemental prévoit maintenant de faire intervenir le parlement dans le cadre d’une gestion politique de la force de travail potentielle qui tendrait alors à secondariser la gestion traditionnelle des partenaires sociaux et le rapport direct capital/travail. Le redéploiement de l’État dans sa forme réseau continue ainsi son travail de sape des anciennes médiations de la société de classe et l’idéologisation de la « fonction de production » ; elle se ressent au second niveau qui est celui d’une perte d’intérêt de bien des types d’emplois. Le travail reste important, ne serait-ce que dans la recherche, du moins en France, d’un « vrai » travail et non d’un simple job (la « préférence française pour le chômage » disent les théoriciens du « chômage volontaire »). Il est perçu encore majoritairement comme une expérience vécue, même dans l’aliénation, plutôt que comme le moment où on subit le fait de « perdre sa vie à la gagner ».

Toutefois, la multiplication des bullshits jobs et des emplois aux tâches dématérialisées ou même virtualisées permet difficilement identification et transmission. Cette généralisation de la démotivation se ressent aussi au niveau de l’évolution des pratiques anciennes de classe : alors que les dirigeants d’entreprise pratiquent les évaluations de compétence individuelle, les salaires au mérite et le harcèlement au travail, les salariés répondent, comme les cheminots aujourd’hui, par des grèves pour convenance personnelle, récupération de jours fériés travaillés, des actions qui prennent à contre-pied direction et organisations syndicales. Mais elle touche aussi les nouveaux entrants potentiels sur le marché du travail. Les pouvoirs en place y répondent par des incantations à la restauration de la « valeur travail ». En ce sens, les mesures prises ont un goût réactionnaire et disciplinaire. Dans cette perspective, il faut faire la chasse aux individus cherchant à « maximiser leur utilité » de façon égoïste (le point de vue du pouvoir est néo-classique), aux bénéficiaires sans contrepartie du RSA, aux trop jeunes retraités, aux faux chômeurs, aux intermittents ; bref, à tous ceux qui veulent échapper aux boulots dévalorisés. On peut voir ici l’origine de la thématique des « cas sociaux » qui profiteraient (ou qui profitent) des boucliers sociaux précisément mis en place pour faire face à cette dévalorisation et au chômage de masse des années précédentes.

La réforme actuelle de l’assurance chômage et des indemnités s’inscrit dans cette conception. Selon cette « thèse » (hypothèse plutôt), plus le taux de chômage baisse, plus les chômeurs relèvent du chômage volontaire, donc il faudrait les sanctionner par une baisse des indemnités. Cette « thèse » s’accompagne d’une anomalie statistique née à la fin du siècle dernier comme quoi il y aurait un chômage « naturel » autour de 6 % qui établirait une nouvelle norme de plein-emploi toute relative selon un principe sorti de nulle part de « contra-cyclicité ». Et donc, à 9 % comme aujourd’hui en France, on serait dans une situation « saine » impliquant déjà une large proportion de chômeurs volontaires. On est en effet très loin de la conception du projet de constitution de 1946 qui incluait un droit au travail, même si cela restait largement un droit formel. Il en découle aujourd’hui une première vague de sanction dès la descente en dessous de ce premier plancher. Cette analyse ignore complètement le fait qu’il y a encore 1, 5 million de chômeurs longue durée (plus d’un an) à l’heure actuelle en France. Toutefois, à peine énoncée (le 23 décembre), cette mesure se voit déjà rapportée (le 3 janvier) à 2024, relayant les indications de navigation à vue dans le cadre d’un rapport de forces illisible.

 

– Un nouveau concept nourrit depuis quelques mois la littérature managériale, celui de quiet quitting. D’aucuns parlent de « démission silencieuse », pour désigner les salariés qui réduisent leur travail à ce qu’exige leur fiche de poste. Ils ne travaillent plus au-delà de leurs heures de travail, ne répondent plus aux e-mails, ne viennent pas toujours aux réunions.

Mais parler simplement de « désengagement » serait réducteur, voire erroné. « Les salariés ont rééquilibré leur niveau d’exigence entre ce qu’ils donnent et ce qu’ils reçoivent », expliquait Benoît Serre, vice-président délégué de l’Association nationale des DRH (ANDRH), lors d’une conférence bilan de 2022 sur « les nouvelles organisations du travail ». « Le désengagement est progressif et n’est pas exprimé. C’est pour cela qu’on parle de quiet quitting. » De quoi conforter l’idée d’une hausse du turnover nourrie par un rééquilibrage entre les différentes aspirations des salariés, plutôt qu’une hypothèse de désengagement. Les salariés veulent pouvoir privilégier leurs propres choix en permanence : famille, changement de rythme, changement d’activité.

 

– La grève des contrôleurs de la SNCF (décembre 2022) peut être vue sous plusieurs angles :

 – Comme un élément supplémentaire d’effritement des anciennes positions unitaires de classe quand on la réfère et l’oppose à la stratégie syndicale majoritaire d’une lutte « tous ensemble » sur les retraites projetée pour janvier. C’est un point commun avec les coordinations de 1986, mais cette fois ce ne sont pas les roulants qui sont à la baguette.

 – Comme une réaction à l’invisibilisation de cette catégorie du fait des contrôles préventifs et le plus souvent numériques effectués en gare, avec parallèlement la raréfaction relative de ceux effectués pendant le trajet. En effet, ils consistent le plus souvent aujourd’hui, non à contrôler de façon classique, mais à répondre en face à face avec les usagers aux dysfonctionnements de l’entreprise et aux tensions qui en découlent :

 – Une méfiance vis-à-vis des grands syndicats dans un secteur encore très syndicalisé dans lequel ceux-ci ne peuvent arguer de la répression de la direction pour justifier leurs difficultés à obtenir du « grain à moudre ». Le terme même de syndicat représentatif n’a d’ailleurs plus grand sens puisque ce type de grève consacre une critique de la « démocratie sociale » par des salariés qui est parallèle à celle adressée à la « démocratie politique » par des « citoyens » potentiels. Toutefois et comme en 1986 avec les coordinations de cheminots, le collectif des contrôleurs a laissé les organisations syndicales négocier par procuration, alors que ces dernières n’appelaient pas à la grève. Et pourtant, la direction SNCF a répondu favorablement aux cinq revendications clefs du collectif CNA, laissant les organisations syndicales désemparées par cet état de fait, d’une « victoire » qui ne leur revient pas puisqu’ils n’en ont été que les témoins.

 – Une utilisation des moyens technologiques et des réseaux sociaux qui a fait parler abusivement de « giletjaunisation » de la lutte. Tout d’abord parce que les Gilets jaunes ne sont pas partis d’un lieu de travail, mais d’un lieu de circulation des flux ; et ensuite parce que les contrôleurs ne peuvent appeler tout le monde à devenir contrôleur, alors que le « tous Gilets jaunes » aurait pu rencontrer un écho favorable dans une large partie de la population, ce qui a été le cas, jusqu’à un certain point. Dans cette logique, le collectif est resté ferme sur ses revendications corporatistes pour et pendant la négociation. Des cheminots avec lesquels nous sommes en rapport font état, paradoxalement, d’une trahison syndicale et aussi de leur collectif du fait de la signature. Il y avait sûrement d’autres sources de mécontentement ou de ras-le-bol, mais elles ont du mal à s’exprimer.

À propos des grèves actuelles, on peut noter la différence de traitement, par le pouvoir (et les médias), des grévistes de la SNCF par rapport aux médecins de ville grévistes et à leur collectif « Médecins pour demain ». Reconnaissance et acceptation des revendications des contrôleurs via la négociation syndicale d’un côté ; dénigrement, culpabilisation et refus d’entendre les revendications des médecins généralistes de ville de l’autre. La raison de cette inégalité dans le traitement politique est simple : ce qui est le nerf de la guerre dans chaque conflit aujourd’hui, c’est la capacité de blocage et non une quelconque légitimité de revendication qui n’est plus audible depuis que personne ne peut plus affirmer une identité de travail qui fasse sens commun, comme le fut un temps l’identité ouvrière. C’est elle qui rendait légitimes de fait les « nuisances » des actions », alors qu’aujourd’hui, pour tous « les autres », il n’y a que la « nuisance » qui est perçue. Or, si cette capacité de blocage est toujours effective dans les transports, elle ne l’est pas dans le secteur de la santé comme on avait d’ailleurs pu s’en rendre compte au cours des grèves dans les hôpitaux, que ce soit avant ou après la crise sanitaire. Mais dans les deux cas, les grévistes sont accusés d’être des nantis et pour les cheminots, des « preneurs d’otages », et cela dans la plus grande méconnaissance de la situation professionnelle et des conditions de travail réelles de ces catégories. Méconnaissance aussi des revenus effectifs des uns et des autres. Les chiffres lancés çà et là relèvent de la fiction, souvent de la mystification.

 

Par rapport aux mouvements que nous connaissons depuis celui de la lutte des places et en France de « Nuit debout », on pourrait penser à un cycle de lutte assez continu avec le mouvement contre le projet de loi-travail et les cortèges de tête, la grève des cheminots, celui des Gilets jaunes et le mouvement contre la réforme des retraites, hier celui contre les « grandes bassines », aujourd’hui celui des contrôleurs parce que dans tous ou presque est posée une critique de la représentation et des « corps intermédiaires » qui font tampon entre l’État et les individus. Un cycle où se produirait comme un processus de conscientisation avec à chaque phase un palier supplémentaire de franchi.

Ce serait aller vite en besogne ; certes, à chaque nouvelle phase on peut trouver des traces de l’ancienne de par la présence de protagonistes de la phase précédente. Ainsi des étudiants de Nuit debout présents au début du mouvement des Gilets jaunes, la présence de cheminots dans les AG de Gilets jaunes ; la présence de Gilets jaunes dans le mouvement des retraites… Mais de la même façon que nous nous sommes déjà expliqués sur le pourquoi d’artificielles convergences conçues comme des intersections de catégories professionnelles estimées toutes équivalentes, nous pouvons émettre des doutes sur ce que serait une « capitalisation » des luttes… sur la base peu sûre de leurs limites et défaites particulières. Sans céder au pessimisme, les conditions d’un fort mouvement — dont le personnel de la santé avec ses patients potentiels, aurait constitué le fer de lance — étaient réunies après le sauve-qui-peut de la « première vague » et le confinement total. Or, il n’en a rien été et il n’y a eu aucune rupture avec le faussement appelé « monde d’avant » qui était déjà le monde d’aujourd’hui, c’est-à-dire celui de la révolution du capital qui s’est encore accélérée à l’occasion de la crise sanitaire. Nous disons bien « à l’occasion », dans la mesure où nous ne reprenons aucun discours du type « à qui profite… ». Nous considérons que la conjoncture fait les opportunités qui sont à la base de la dynamique capitaliste. Ainsi, les pouvoirs en place ne veulent pas la mort des hypermarchés au profit du commerce électronique et des plateformes, mais les mesures de santé publique prises ont facilité le passage de l’un à l’autre ; de la même façon, les dirigeants ne sont ni pour ni contre le télétravail, mais la crise sanitaire entraîne son recours, etc. Et il n’y a même pas à l’imposer, cela semble se faire tout naturellement. Il n’en a pas été de même pour le « passe sanitaire », qui ouvre un nouveau cycle « d’urgence » contrôlé par les États. Si le régime d’urgence anti-terroriste restait à la surface du rapport social et comme parachuté, avec l’urgence sanitaire puis l’urgence climatique, c’est toute la société qui est commise, sommée de participer à la « résilience » et à la « sobriété », un civisme de temps de guerre.

Par contre, on assiste bien, si ce n’est à une volonté de détruire les services publics, du moins à un affaiblissement de ceux-ci par une sortie progressive des logiques collectives (cf. les conséquences des politiques de public management dans les grands services comme les hôpitaux, la dérégulation des transports et de l’énergie, les dépassements d’honoraires en matière de santé, le recours aux établissements scolaires privés et aux cours supplémentaires pour pallier aux difficultés de l’Éducation nationale). Mais si cette évolution affecte le niveau de vie des classes moyennes inférieures et populaires (dépassements d’honoraires, usage fait des écoles et formations universitaires privées, cours supplémentaires privés face à la dégradation des services publics), elle semble faire au moins consensus pour une grande partie de la population qui adopte une logique d’individualisation si ce n’est d’individualisme (qui a protesté contre la suppression de la redevance télé ? Contre la suppression pour presque tous des impôts locaux ? Qui est en passe d’adopter trottinettes et vélos électriques en lieu et place des transports collectifs ?

Comme avec le chèque de cent euros visant à contenir l’effet de la hausse du prix du gaz et la mise en place de mesures conjoncturelles comme le paiement du chômage technique pendant la crise sanitaire ou l’instauration de « boucliers » contre la hausse, on a l’impression d’un transfert d’argent permanent, mais d’un tout autre type que celui qui avait été instauré à l’époque des solidarités collectives. Ce n’est plus un « système », tel celui de la Sécurité sociale qui encadre cela et est contrôlable, mais un assistanat qui refuse de dire son nom, puisqu’il ne peut être instauré en tant que « système », son fondement étant l’individu, au contraire de la forme collective précédente. C’est alors une gabegie de dépenses dont nul ne sait où elles atterrissent et quels en sont les résultats14.

 

Temps critiques, le 8 janvier 2023

Notes

1 – La part du commerce international dans le produit intérieur brut mondial est passée de 31 % en 1975 à 43 % en 1995, et a atteint 61 % en 2008. Depuis, elle reflue légèrement, à 57 % en 2021. Un niveau de très loin supérieur, pourtant, à tout ce qu’a connu la planète précédemment. Mais surtout, sa réglementation a été largement vidée de sa substance avec la paralysie de son Organe d’appel, sorte de « cour suprême » tranchant en dernier recours et composé de sept juges dont le renouvellement a été bloqué par les États-Unis depuis la présidence d’Obama. Dans ces circonstances, des pays peuvent porter plainte devant l’OMC s’ils estiment qu’une pratique est anticoncurrentielle, ils pourront être entendus en première instance, mais les dossiers finiront enterrés au niveau de l’Organe d’appel. Pour résumer, le grand jeu de la mondialisation n’a plus d’arbitre (Le Monde, le 6 janvier 2023). « Le balancier de l’histoire s’éloigne de l’intégration économique globale », écrit Rana Foroohar, l’une des responsables de l’analyse macroéconomique au Financial Times.

2 – Pour lui, dans l’article « L’accident inévitable » in Project syndicate, le 2 décembre 2022, nous courrons au krach financier car, contrairement à la stagflation de la fin des années 70, les ratios d’endettement public (laxisme budgétaire et monétaire) et privé (démocratisation de la finance et endettement des ménages) sont élevés. « Et contrairement à la crise financière de 2008 et aux premiers mois de la crise sanitaire, le simple fait de renflouer des agents privés et publics avec des politiques macroéconomiques lâches verserait encore plus d’essence sur l’incendie inflationniste. »

3 – Dans l’appréciation ou l’interprétation des inégalités, il est à noter que la richesse semble moins critiquée que l’enrichissement comme si l’ancienne forme était plus justifiable que les nouvelles jugées sans doute trop rapides.

4 – Le retour de l’inflation a obligé les États européens à multiplier les hausses des salaires minimum en 2022. Au-delà des augmentations mécaniques, les gouvernements ont dû se résoudre à des hausses supplémentaires pour éviter les tensions sociales. De nouvelles revalorisations auront encore lieu l’an prochain. Pour l’instant, elles ne pénalisent pas le dynamisme du marché du travail puisque la zone euro compte 3 millions d’emplois de plus qu’avant le Covid, et les difficultés de recrutement sont fortes dans de nombreux pays. En France, le nombre de chômeurs a reculé de 66.000 en novembre. En Espagne, depuis 2018 et le gouvernement socialiste, le salaire minimum a bondi de 36 %, ce qui a permis de rattraper un retard historique et de le rapprocher de la moyenne européenne. Cette trajectoire avait suscité l’inquiétude de certains experts, dont ceux de la Banque d’Espagne, qui craignaient le contrecoup d’une destruction d’emplois. En dépit de ces avertissements, le pays n’a pas cessé de créer des emplois. Il a au contraire accéléré le rythme des contrats à durée indéterminée, après l’entrée en vigueur de la réforme du travail, qui a assaini des règles de l’embauche pour lutter la précarité (quelque 250.000 personnes sont sorties de la pauvreté entre 2018 et 2020). Cette situation montre que contrairement à l’argumentation de certains économistes orthodoxes comme Gilbert Cette, le rapport entre niveau de SMIC, niveau de chômage et niveau de productivité n’est pas strictement corrélé, alors qu’il fait état d’une situation supportable en Allemagne avec une augmentation de 25 % du salaire minimum et insupportable avec 8 % en France (Les Échos, le 28 décembre 2022).

5 – Il semble inutile ici de donner des exemples qui sont ceux des débuts du capitalisme avec les échanges entre l’Angleterre (les tissus) et le Portugal (le vin) qui, mutatis mutandis, peuvent être reportés sur les rapports continents/colonies d’abord, puis pays « développés »/pays « en développement » ensuite. Il est plus utile parce que remarquable de comparer aujourd’hui la France, qui se retrouve être une caricature de pays smithien avec son complexe militaro-industriel et son secteur de luxe, par rapport à l’Allemagne ricardienne d’une métallurgie appuyée sur son large tissu industriel d’entreprises intermédiaires (Mittelstand).

6 – Face à ces inégalités sociales, les mesures du gouvernement ont des effets contrastés. Les chèques atteignent bien leurs cibles, profitant avant tout aux plus modestes (un gain de 170 euros et +0,7 % pour les 30 % de Français les plus modestes contre 60 euros et +0,1 % pour les 30 % les plus aisés). Pour le bouclier tarifaire et la ristourne sur le carburant, c’est plus ambigu : certes en proportion de leurs revenus, ce sont les 30 % de Français les plus modestes qui en profitent le plus (+0,7 %). Mais en valeur absolue, les 30 % de ménages les plus aisés ont gagné 350 euros, contre 210 euros pour les plus modestes (Les Échos, le 20 décembre 2022).

7 – Cela vient se surajouter au fait que le prix de cet entrant qu’est l’énergie dans le coût de production total, est lui-même indépendant de son coût de production puisqu’en temps normal il est fixé par l’État dans le cadre d’un tarif réglementé ; ou en période de tension, par la quantité marginale qui comble la demande (c’est le cas du gaz et du pétrole) et s’il vient à en manquer comme avec la réduction des livraisons de gaz russe à l’Europe, le prix explose.

8 – Cf. J. Guigou et J. Wajnsztejn, L’évanescence de la valeur, L’Harmattan, 2004 et, plus récemment, la brochure Interventions no 19 « Sur la valeur-travail et le travail comme valeur », novembre 2021, disponible à : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article505
Pendant que d’autres se réfugient dans la captation rentière (Russie et émirats), les puissances dominantes continuent d’exporter des capitaux vers les zones à bas salaires (Afrique du Nord, Est de l’Europe, Sud de l’Europe, Asie, Turquie, Afrique aussi de plus en plus, etc.)… De ce fait dans ces pays et zones en passe de devenir de moins en moins périphériques, le travail est largement exploité comme source de production et de valorisation, ce qui n’empêche pas que les mêmes logiques de rationalisation s’y appliquent par délocalisation, de la Chine vers le Vietnam, par exemple.

9 – Cf.https://www.xerficanal.com/economie/emission/Olivier-Passet-Menages-entreprises-Etats-quelle-dette-risque-de-tout-faire-sauter-_3751265.html. Toutefois, ce qui pourrait être pris pour des mesures keynésiennes de soutien à l’économie est entaché du credo libéral de la baisse des taxes (sur les superprofits ou les gagnants de la crise sanitaire et de la hausse du prix de l’énergie) et des impôts (de production par exemple en France). Finalement des dépenses immédiates non couvertes par des recettes équivalentes et dont on reporte l’effectivité à une croissance du PIB à la fois problématique quantitativement et non remise en question qualitativement par rapport à la nouvelle idéologie de la « transition énergétique ».

10 – À partir d’une approche empirique sur le rapport entre taux de chômage et taux de variation des salaires nominaux, il aboutit à une conclusion assez proche de la théorie marxienne de l’armée industrielle de réserve. La courbe de Phillips est remise en cause dans les années 1975-1980 par l’analyse empirique de ce qui a été appelé, à l’époque, une situation de stagflation, soit une montée du chômage alors que l’inflation perdure ; et au niveau théorique par l’analyse de Friedman sur les anticipations des agents économiques et leur réaction face à l’« illusion monétaire » (par exemple quand une hausse du salaire nominal ne se transforme pas en une hausse du pouvoir d’achat : il peut y avoir dans ce cas un temps de latence plus ou moins long avant que l’« illusion monétaire » ne se dissipe), qui modifierait à court terme toute relation de Phillips pour en faire autant de courbes qu’il y a de situations. In fine, quand ces anticipations deviennent rationnelles (thèse néo-libérale de Lucas), le rapport établi par la courbe de Phillips est caduc et la politique économique ne peut intervenir sur le niveau de chômage qui devient « naturel ». Analyse qui devient dominante au tournant du deuxième millénaire.

11 – C’est ce modèle qui a d’ailleurs eu des effets déflationnistes, d’abord au Japon puis en Europe à partir des années 2000. Le pouvoir d’achat augmentant plus par la baisse des prix que par une hausse des salaires. C’est aussi cette prédominance conjoncturelle qui a presque partout occasionné un développement des pratiques rentières.

12 – Si on veut être complet et précis, sur la propriété il faudrait distinguer entre les types de biens et d’actifs. Si la possession de biens durables des petits outils à l’automobile devient de plus en plus « ringarde » avec les nouvelles technologies, il semble que ce ne soit pas le cas pour les actifs de type immobilier, œuvres d’art (même si la fictivité vient aussi se loger par ici avec les NFT), titres divers et variés…

13 – On peut distinguer l’internationalisation comme extension d’un marché pré-existant (cf. les firmes allemandes de l’automobile ou plus généralement les FMN) d’une mondialisation par création immédiate à l’échelle planétaire (le Web). Dans cette mesure, la tentative d’organiser un « marché mondial » comme dans le projet de l’OMC n’avait pas grand sens et son échec ne peut être considéré comme une surprise. En quelques années, l’organisation est devenue une machine administrative dont la lourdeur n’a d’égale que son impuissance à faire émerger des consensus entre les 164 membres qui la composent. Tandis que les négociations piétinent, les contentieux se multiplient, les barrières douanières et normatives se dressent un peu partout. Il y a quelques jours, lors du dernier conseil général de l’OMC, la directrice générale, Ngozi Okonjo-Iweala, n’a pu que déplorer l’incapacité de l’organisation à impulser une nouvelle dynamique. Difficile quand la rivalité entre la Chine et les États-Unis fait que les deux tiers du commerce entre les deux pays ne respectent plus les règles de l’OMC (Le Monde, le 28 décembre 2022).

14 – Cf. dernièrement les mesures gouvernementales en faveur de l’enseignement professionnel et de l’apprentissage avec des sommes considérables allouées, mais une absence de statistiques probantes pour en juger l’efficacité. Ainsi, à l’heure actuelle, il est impossible de savoir si un jeune passé par la voie professionnelle est travailleur indépendant, salarié chez un particulier employeur, décrocheur de l’enseignement supérieur, inactif, chômeur, en formation continue, car seul le passage par la voie professionnelle est « renseigné » (cf. P. Cahuc, Les Échos, le 2 janvier 2023). La réforme de l’enseignement professionnel projetée par le gouvernement se fait donc à l’aveuglette.