Temps critiques #1

Berlin après la " révolution douce "

, par Ilse Bindseil

J'aime les championnats de football et les grands concours de tennis parce qu'ils interrompent la monotonie de ma vie. Je les aime parce qu'ils n'ont pas de sens qui durerait au-delà de l'émission télévisée elle-même car le sens, selon ma propre idéologie d'écrivain, c'est moi qui le produis pendant ces heures interminables que je passe sur une feuille blanche ou bien à l'ordinateur, et je suis convaincue que personne ne peut abréger ou rationaliser le procès pénible de sa production.

J'aime aussi les élections politiques, pas autant d'ailleurs que les compétitions sportives, parce que leurs résultats tendent à être désagréables. Ce sont toutefois des événements qui portent dans ma vie un moment d'attente ou même une lueur d'espoir. Cependant, comme il s'agit avant tout d'événements médiatiques, de quelque chose d'absolument « live », leurs conséquences politiques sérieuses semblent plutôt invraisemblables, même irréelles. Ce qui compte c'est le « show ».

Ces préférences sont le résultat ou bien le complément d'une résignation politique fondamentale. Je n'attends plus rien de la politique et je me suis accoutumée à fabriquer moi-même le peu de sens historique et social qui est la base indispensable à toute réflexion intellectuelle. Cette résignation est due, dans une large mesure, à l'existence des média, qui se sont emparés de la politique et qui en font, par un travail continuel auquel assistent les spectateurs, des unités discrètes du « show business ».

Ce que je hais le plus, ce sont les événements qui, épousant a priori la forme médiatique, révèlent peu à peu leur signification réelle. C'est par le simple fait qu'ils ne disparaissent pas de la « une » du journal ou de la télévision que cette signification se fait jour. Et ce n'est qu'à contrecœur que je me résigne à m'avouer que quelque chose de sérieux s'est passé, et que je commence à réfléchir. Chose d'autant plus désagréable que j'ai dans ma tête et sous une forme abstraite toute la réalité, qui d'ailleurs n'existe plus que sur l'écran du téléviseur, et que je n'ai plus le besoin ni le temps de m'occuper ou de me soucier de son existence empirique et accidentelle.

Tchernobyl a été le premier événement dont je ne me rendais pas compte parce que je le tenais pour une création médiatique. La « révolution douce » dans les États socialistes a été le deuxième.

Cela n'est pas seulement une affaire de réflexion mais aussi une affaire de tous les jours.

J'ai refusé de voir le mur s'écrouler. J'ai refusé de visiter Berlin-Est tant que le change était obligation, et après, je trouvais qu'il faisait mauvais temps. D'ailleurs je venais de connaître le « Polenmarkt », c'est-à-dire le marché noir polonais qui existait déjà depuis des mois. D'abord je ne voulais pas le connaître parce que tout le monde s'y ruait. J'ai fini par l'admirer ; il était vraiment monstrueux, ce marché, où les Polonais étalaient sur du papier ou sur des serviettes les quelques marchandises qu'ils avaient apportées dans leurs petites voitures. Au milieu du cercle des commerçants polonais, il y avait une flaque d'eau énorme qui se refusait à sécher et sur laquelle nageait majestueusement un cygne. Il était fascinant, le marché polonais, et j'étais bien contente de l'avoir enfin connu, mais je n'étais pas avide de voir d'autres monstruosités. Je refusais d'aller voir les Berlinois de l'Est qui peuplaient le Kurfürstendamm — je restais chez moi, occupée à la rédaction d'un roman, travail projeté depuis longtemps. Je restais chez moi, mais les événements ne tardèrent pas à m'irriter d'une façon concrète.

Je repris l'habitude d'accompagner ma fille cadette quand elle prenait le métro parce que seule, elle n'arrivait ni à monter ni à descendre, tant les rames étaient bondées. Je cessais de fréquenter les magasins bon marché où les touristes de l'Est faisaient de grands achats. Et quant à la ville où j'habitais depuis presque vingt ans, je cessai de m'y sentir chez moi.

Vivre à Berlin, cela avait été toujours quelque chose de particulier. Nous nous étions accoutumés à ce que les Allemands de l'Ouest nous plaignent pour n'avoir pas d'alentours, de forêts étendues, de la campagne, de sites touristiques par exemple — absence qui pèse plus lourd à Berlin qu'ailleurs parce qu'il n'y a même pas de sites historiques à visiter –, ou tout simplement des buts d'excursions pour un après-midi de dimanche. Nous nous étions accoutumés à ce que les Allemands de l'Ouest nous plaignent parce que la ville comportait des quartiers misérables près du mur, pleins de cul-de-sac inattendus ; ça sentait encore la guerre ou bien le socialisme. On ne vit pas sous des conditions pareilles sans en tirer une satisfaction secrète. Se sentir chez soi à Berlin ne supposait pas seulement le fameux sentiment qu'ont les Berlinois de l'Ouest d'habiter une « ville du front » depuis l'épisode du « pont aérien », depuis la « Luftbrücke », mais aussi une identification volontaire avec les handicaps de la ville. Cette identification est au fond des formes de vie alternatives ou autonomes — formes de vie politiques, communautaires, religieuses, écologistes etc. — qui se sont établies dans quelques arrondissements de la ville. Et grâce à elles ces arrondissements sont devenus en quelque sorte incontrôlables pour les autorités municipales.

Maintenant tout est remis en cause : Les coins pittoresques qui s'étaient conservés à l'ombre du mur non seulement se sont peuplés de touristes venus des deux côtés, mais aussi sont devenus le centre d'intérêt du capital. Vu que ce sont eux qui forment le vieux, et sans doute le futur, centre de la ville — de la nouvelle capitale peut-être — les spéculateurs de toute couleur essaient de s'en emparer. Première conséquence : les loyers montent et les petits commerçants sont chassés. Quant aux alentours, qui tout à coup sont devenus accessibles, c'est de la pure perversion ; car visiter les alentours c'était le rêve de celui qui étouffait dans le Tiergarten ou dans le Grunewald, qui voulait être seul au sens propre du mot, quitter les sentiers battus, et se réjouir de la nature. Et voilà ce qui en est advenu : Par les « portes » récemment ouvertes, des foules immenses se dirigent désormais vers Potsdam, vers le Müggelsee ou vers Kopenick, petite ville idyllique près du centre de Berlin. Et partout on rêve hautement d'une gastronomie capitaliste qui pourrait suffire aux besoins des touristes : de fast-food-restaurants, d'Hamburgers etc.

Il est peu probable que le monde qui observe, fasciné, les développements dans les pays socialistes s'intéresse au destin de quelques autonomes qui perdent leur « nid » ou bien leur réserve. Mais voilà qui n'est peut-être pas sûr ; en effet il ne s'agit pas seulement de quelques autonomes mais de beaucoup de « réfugiés » venus des quatre coins du monde et qui sait si l'intégration parfaite de la rda dans le système capitaliste de l'Allemagne de l'Ouest et la renaissance de Berlin comme capitale d'une Allemagne réunie n'attirera pas les « freaks » de la rda et si Berlin ne demeurera pas la capitale des « Chaoten » et le symbole des apories de la vie moderne.

Ce qui a changé définitivement c'est le statut de la ville. Dans la mesure où Berlin-Ouest a été envahie par les touristes est-allemands — et par les touristes internationaux curieux de ceux-ci — la ville a perdu son statut extra-territorial et s'est transformée de « tête de pont » en « projet pilote ». Berlin-Est devenue partie intégrante de l'Europe, la « vitrine de l'Ouest ». Par conséquent les antagonismes sociaux qui depuis longtemps ont permis de croire que Berlin-Ouest, tout en étant « l'épine dans la chaire » de la rda, était en vérité « l'épine dans la chaire » du capitalisme le chaos réel de l'ouest — disparaissent. Ou bien ils deviennent des contradictions immanentes. D'où le caractère futur des conflits sociaux. Car il y en aura, même si la colonisation de l'Est apporte une richesse nouvelle aux capitalistes de l'Ouest. Mais ces conflits auront ce caractère désolé, brutal, sans perspective, en un mot : autonome, qu'on peut deviner aujourd'hui déjà. Tout porte à croire que le combat de la « guérilla urbaine », voire de tous ceux qui n'ont ni perspective, ni espoir, ni avenir, ne fait que commencer.