Temps critiques #5

A propos de l’aliénation initiale

Quelques précisions1

, par Charles Sfar, Jacques Wajnsztejn

Si l'on ne saisit pas ce que l'on a décrit comme autonomisation de l'activité, on ne peut comprendre ce qui en découle, l'aliénation initiale au cœur de l'humain. La confusion entre l'activité (le moyen) et le produit ou le résultat de l'acte lui-même (le but) est ce qui rend possible la passion, le jeu, le détournement de sens, l'oubli et l'inutile. À partir de là, il est sûr que l'individu ne peut être réduit uniquement à un être conscient et rationnel, que ce soit dans sa version humaniste ou dans sa version classique d'homo economicus. Mais cette autonomisation de l'activité, qui est à la base de l'aliénation initiale, ne signifie pas pourtant que l'individu s'y identifie absolument. Là on pourrait dire qu'il y a une aliénation indépassable ; mais ce n'est pas le cas, il ne s'y identifie pas, il s'y perd momentanément, ce qui constitue aussi une chance, une aventure car les formes de l'humain ne sont pas déterminées à l'avance, une fois pour toutes. Cette aventure qui immédiatement le sépare de la nature est aussi ce qui le différencie des autres individus, dans ce qu'il a de singulier et aussi ce qui distingue l'individu humain des « individus » des autres espèces. Mais attention, cette aventure n'est pas à confondre avec une errance ; il n'y a pas de nature ou d'origine à retrouver. La nature est un partenaire et si on ne peut s'en passer, il ne s'agit pas non plus de vivre pour elle.

Les capacités physiques et intellectuelles de l'espèce humaine sont en place dès l'origine, mais à un moment, et c'est peut être le fruit du hasard, il s'est produit un déclic, contemporain du langage et des outils. Dès lors, ce n'est plus essentiellement le but de l'activité qui compte mais ce que fait l'individu. Pour éclairer cela et être plus concret, on peut considérer le xxe comme un exemple de formidable délire sur la passion de l'activité. On ne peut guère comprendre autrement le rôle et les réalisations de la technique dans notre société moderne. Cela relativise la conception d'un « capital-automate » qui serait le grand ordonnateur depuis le déclin de la bourgeoisie comme classe dominante. Cela relativise aussi la vision d'un « système » dont le but principal serait encore le profit ou plus exactement, la maximisation du profit.

Mettre en avant l'aliénation initiale, ce n'est pas une façon d'expliquer la pérennité de l'aliénation du travail, pérennité qui serait incompréhensible autrement puisqu'il y a eu des critiques pratiques du travail, des luttes anti-travail dans les années 70 et que d'autre part le capital « critique » lui-même le travail, par l'inessentialisation de la force de travail qu'il produit dans sa restructuration. Si nous mettons l'aliénation initiale en avant, aujourd'hui, c'est que les transformations de l'aliénation du travail, l'appréhension qu'on peut en avoir, permettent maintenant d'y voir un peu plus clair. C'est bien le développement de l'aliénation du travail dans sa forme moderne (fin xixe et xxe) qui a produit les formes nouvelles de la névrose et la connaissance corrélative du psychisme individuel permettant de dégager un certain nombre d'« inva-riants ». C'est aussi l'aspect délirant de la société actuelle qui a amené à considérer plus attentivement les communautés de la préhistoire.

Faire réapparaître l'activité en tant que telle ce n'est possible qu'à un certain stade de l'aliénation du travail, stade que l'on essaie de décrire dans la 2e partie de l'article du no 4 de la revue. Et c'est parce qu'on peut dégager cette activité du travail que l'on peut aussi dégager l'aliéna-tion initiale, que sa visibilité théorique correspond enfin à sa visibilité pratique : frénésie d'activités de nos contemporains, que ce soit sur les routes, le week-end, au travail, dans les loisirs (la télévision pour tous et toujours ne contredit même pas cela puisqu'elle « occupe »).

L'une des raisons qui a fait que les grandes luttes des années 60 et 70 ne se sont pas approfondies et n'ont pas débouché sur des alternatives, c'est que justement l'appréhension plus ou moins confuse de l'aliéna-tion initiale fait apparaître, une fois le mouvement ayant atteint ses limites, l'aliénation du travail comme une réalité « incontournable », comme une fatalité. Reconnaître cela n'est pas l'approuver et en tout cas il ne sert à rien de le cacher sous prétexte que cela ne fait pas plaisir. Si cette saisie du rapport entre les deux aliénations prend pour le moment la forme dominante d'une fausse conscience, il y a bien une conscience « vraie » à la racine du phénomène.

L'aliénation initiale n'est pas vraiment une aliénation, c'est plutôt une fausse aliénation, dans la mesure où le terme d'aliénation ne lui con-vient que comme métaphore. Elle est en effet radicalement différente des autres formes de l'aliénation. Dans toute aliénation, il y a toujours un pôle de départ et un point d'arrivée qui est la destination de la perte qui caractérise toute aliénation. Par exemple, l'ouvrier créateur du produit et le patron comme appropriateur de ce même produit dans le cadre de l'aliénation du travail. Par contre, dans l'aliénation initiale, le mouvement de perte c'est l'activité elle-même et le destinataire c'est l'humain (celui qui s'approprie car c'est aussi ce qui le constitue), mais le point de départ est inconnu. Ce n'est pas l'animal, ce n'est pas non plus l'espèce au sens biologique du terme car les déterminations « naturelles » de l'homme ne sont jamais réductibles au biologique. On ne peut penser un homme qui ne soit pas encore doué de pensée. Le symbolique n'est pas adéquat pour penser l'avant-humain.

Reconnaître l'existence et l'antériorité de l'aliénation initiale, par rapport à l'aliénation du travail, c'est reconnaître aussi l'antériorité de l'activité par rapport au travail. Ces deux aliénations ne se recouvrent jamais exactement. Elles ne sont pas de même niveau, ni du même ordre de temps. L'aliénation initiale s'inscrit dans un processus d'humanisation sur la totalité de l'histoire de l'humanité alors que l'aliénation du travail prend des formes multiples qui doivent être rapportées à des périodes historiques précises (esclavage, servage, salariat). Il ne peut donc y avoir de dépassement de l'une par l'autre. Il ne peut y avoir d'humanité réconciliée, au sens d'harmonieuse, sans conflit, comme l'impliquerait l'idée d'une activité humaine non contradictoire succédant à l'activité humaine contradictoire représentée par le travail dans les diverses sociétés historiques fondées sur l'exploitation. Dans cette hypothèse, le travail n'est pas vu comme une aliénation mais comme une contradiction dont le dépassement dialectique résiderait dans la libération de l'activité qui restait jusqu'à là enserrée dans le travail. Nous pensons que c'est là inverser l'ordre des choses. Non, l'activité ne se cache pas sous le travail ; elle est présente partout, y compris dans le travail que nous avons défini comme la forme particulière d'activité qu'est « l'activité aux ordres ». On peut repérer les articulations concrètes entre l'activité en général et l'activité aux ordres. Aux origines des sociétés historiques il s'opère une séparation absolue entre les deux et seule l'activité en général est « digne » des hommes libres, l'activité aux ordres étant réservée aux esclaves. Dans la société bourgeoise, le travail s'impose, est imposé comme activité dominante et comme valeur centrale, mais la séparation demeure dans l'opposition de classe entre celui qui fait travailler les autres et celui qui travaille pour les autres. Enfin, dans la société actuelle, la crise du travail et même la crise de toute activité sont telles que le rapport entre les deux semble se renverser sans cesse : toute activité semble être transformée en travail car rien n'échappe plus au capital, mais le travail est aussi une opportunité pour l'activité.

L'aliénation du travail, c'est aussi la conséquence d'une prise de conscience, par certains hommes, de la puissance de l'activité sociale. Or l'aliénation initiale projette l'homme dans l'exaspération de cette puissance et lui fait confondre puissance sociale et puissance personnelle. Tous les moyens sont alors bons et l'exploitation des autres peut se développer sans que l'aspect personnel de la domination et de l'exploi-tation apparaisse au grand jour. Contre toutes les idées qui nous viennent de Kant et Hegel, comme quoi l'homme est faible et doit compenser cette faiblesse par son activité intellectuelle et par sa constitution en société, il faut reconnaître que l'homme est un être puissant, puissance que son activité sociale ne fait que décupler. L'idée de la faiblesse humaine, de la nature terrorisante est liée à la pensée religieuse, à une pensée qui cherchait à maintenir les hommes dans la domination. Malheureusement, du point de vue historique, ceux qui ont reconnu cette force ne l'ont reconnu qu'au profit de certains hommes, d'une élite ou alors ont liquidé les hommes réels dans la soumission à la toute puissance de la technique et éventuellement du socialisme. Aujourd'hui que la conscience de cette puissance sociale habite peu ou prou tous les individus des pays industrialisés, mais qu'en même temps cette conscience se double d'un sentiment d'extériorité et d'étrangéité par rapport à elle (elle n'est pas individualisable), la « solution » ne réside pas dans une accentuation encore plus grande de cette puissance mais bien plutôt dans la conscience des limites de l'homme, de sa finitude. L'homme n'a pas tous les droits. On retrouve là un point développé à partir d'autres pistes critiques, par certains aspects des mouvements alternatifs ou écologistes quand ceux-ci s'expriment en tant que mouvements et non déjà en tant qu'institutions.

Notes

1 – Quelques précisions sur l'article de la revue no 4 : « Travail et activité humaine », suite à l'abondant courrier reçu, nous tenons à lever les ambiguïtés de cet article.