supplément au numéro 20

Liberté d’expression et rapport à la religion au révélateur de l’école
À propos d’une lettre de F. Héran adressée aux professeurs d’histoire et géographie sur la liberté d’expression

par Temps critiques

Un peu d’histoire…

La première partie de la lettre d’Héran1 en référence à la IIIe République est cohérente par rapport à la cause défendue par lui selon laquelle les républicains n’ont jamais été partisans d’une ligne dure sur la laïcité, c’est-à-dire la séparation entre l’État et les Cultes, parce que dès le début ils ont cherché à fonder le compromis de l’époque entre leur nouvelle conception de l’État et la religion. Un compromis qu’il faudrait pour Héran aujourd’hui prolonger ou mieux retrouver puisque la situation récente montrerait qu’il est mis en danger par deux forces équivalentes en ce qu’elles comporteraient de vision unilatérale : la laïcité de combat d’un côté, l’islamisme militant de l’autre.

Héran ne part donc pas de la révolution de 1789 et de son rapport immédiat à l’Église catholique. Un rapport marqué par un processus complexe qui débute par une alliance avec le bas clergé et quelques grandes figures du haut clergé comme Sieyès et la mise à disposition des biens du clergé à la Nation. Il se poursuit par une rupture entre prêtres réfractaires et jureurs, les premiers adoptant des positions contre-révolutionnaires qui attisent un anticléricalisme virulent, celui des « déchristianisateurs » désavoués en fait par la loi. En effet, cette dernière protège la liberté d’opinion même religieuse et la liberté de culte2.

Dans son argumentaire, Héran ne convoque donc pas les révolutionnaires de 1789-1793, mais les républicains bourgeois de la IIIe république dans le cadre de l’institutionnalisation de la laïcité comme séparation. Il fait appel à la démocratie américaine pour comprendre la liberté d’expression religieuse. Or dans le moment révolutionnaire, les jacobins, par exemple, n’étaient pas contre l’État et la religion. Ils voulaient abattre la souveraineté royale au profit de la souveraineté nationale, la souveraineté sur une entité nationale étant encore à redéfinir, avec comme choix possible : l’universalité du citoyen, quelles que soient les nationalités d’origine et la révolution les a mêlées concrètement et l’organisation d’un gouvernement populaire reposant sur l’assemblée et le pouvoir législatif3 ; ou bien le pouvoir bourgeois exercé par l’exécutif et le suffrage censitaire. Il se livre donc un conflit majeur autour du même mot de « république ».

Un conflit qu’on voit réapparaître à propos des rapports État/ Église, mais qui n’agite pas les mêmes protagonistes. Ceux qui veulent abattre la religion catholique sont d’un côté des bourgeois athées, de l’autre des « exagérés » (les hébertistes, une fraction des « sans-culottes ») et ils se prononcent pour un culte de la raison visant à remplacer les cultes théologiques, alors que le culte de l’Être suprême organise une religion civile commune et la possibilité de supporter la multiplicité des religions qui s’occupent de l’au-delà. Ce culte de l’Être suprême s’occupe de l’ici-bas et vise à réparer les effets négatifs des processions carnavalesques entreprises au nom du culte de la raison, sur les sensibilités croyantes et néanmoins révolutionnaires. C’est une religion des « devoirs de l’homme ». Il s’agit de façonner le devoir être du citoyen libre dans l’expérience communale des fêtes décadaires, mais le laisser libre de son culte spécifique qui vise lui au salut de son âme.

À ce titre la Révolution française dans sa version 1789-1794 ressemble plus à la révolution américaine qu’à la Troisième république laquelle se rattache davantage à la convention thermidorienne et au Directoire. Elle garantit la liberté de culte que les pratiquants du culte soient ou non révolutionnaires et une séparation complète en ne salariant aucun ministre de culte. Le Concordat est une rupture eu égard à cette position. La liberté en actes des révolutionnaires pendant la Révolution, c’est donc autre chose que la liberté dans sa version institutionnalisée dans la république bourgeoise, son État-nation laïc sous la IIIe République. C’est pour cette raison qu’opposer la démocratie américaine à la République française est une facilité, car si les États-Unis ne respectent pas leurs principes inscrits dans la Déclaration d’indépendance de 1776 en n’abolissant pas l’esclavage, au titre de leurs intérêts mercantiles et capitalistes, il faut quand même attendre cinq ans en France pour que l’esclavage soit aboli. Si la bataille pour l’abolition de l’esclavage a été engagée des deux côtés, c’est le rapport de forces qui a été différent. Robespierre anti-esclavagiste et Washington esclavagiste par exemple ont finalement imposé leur autorité (aura) respective.

Si la Révolution française présente différentes séquences, il ne faut donc pas en tirer des conséquences excessives qui distordent les idées et les faits en opposant deux modèles absolument imperméables entre France et États-Unis. D’autant que la sacralisation de la Constitution américaine, si absurde qu’elle soit aujourd’hui, n’est pas sans rappeler le culte de l’être suprême à la française4.

Tocqueville dans son livre De la démocratie en Amérique (1835) qui a été donné comme le parangon de la liberté démocratique, ne fait qu’un éloge très modéré du régime représentatif américain avec une majorité toute puissante et des minorités dominées. Il parle d’un risque de « despotisme mou » et d’une possible « tyrannie de la majorité » qu’il faudrait endiguer par le développement de corps intermédiaires qui manquent cruellement dans ce pays neuf. Bref, dire que la liberté (notamment d’expression puisque c’est le sujet de la lettre d’Héran) vient de la révolution démocratique américaine n’est pas faux, mais cela n’implique pas pour autant de voir dans le moment de la Révolution française une absence d’aspiration à la liberté.

L’hommage à Samuel Paty

Le 2 novembre, une lettre de Jean Jaurès a été lue aux élèves dans le cadre de l’hommage à S. Paty. Dans celle-ci, Jaurès y défend les principes républicains de l’école laïque et exalte la mission éducative et civique que la nation confie aux enseignants. Mais dans sa lettre aux professeurs d’histoire et géographie, F. Héran fait référence à la lettre de Jules Ferry (novembre 1883) s’adressant lui aux instituteurs. Une lettre en défense de l’école de la classe bourgeoise destinée à former… les futurs producteurs avec une instruction de base primaire pour tous, mais qui sélectionne au-delà et encourage les enfants de la bourgeoise futurs entrepreneurs, administrateurs et savants à poursuivre dans le secondaire et pour une infime minorité d’entre eux dans le supérieur5. Cette réalité a duré jusqu’à la seconde moitié des années 1960 où l’on ne comptait que 250 000 étudiants dans les universités françaises.

Or que signifiait la règle idéologique que Jules Ferry proposait aux instituteurs ?

« Lorsque vous enseignez une règle morale, demandez-vous si n’importe quel père de famille accepterait votre maxime morale » ? Cela signifie : l’école de la République doit respecter l’opinion de la société civile de l’époque, c’est-à-dire les valeurs traditionnelles, bourgeoises, populaires et paysannes, car le catholicisme lui fait concurrence dans la formation des consciences et qu’il faut avoir le maximum d’élèves dans l’école républicaine pour contenir la fréquentation et l’influence des écoles confessionnelles. Il faut donc concevoir le fait religieux comme privé et l’école publique ne doit pas toucher à la vie privée. Héran s’inscrit dans ce courant même si c’est à partir d’une référence au philosophe protestant Paul Ricœur. D’ailleurs, les bourgeois protestants, dans leur majorité, ont été des promoteurs actifs de la laïcité à l’école et ils ont contribué à la préparation de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État.

Qu’en est-il à présent ?

Un bon exemple contemporain de l’existence des « traces » historiques dont nous avons parlé précédemment nous est fourni par la façon dont ce républicanisme révolutionnaire s’est marié avec le patriotisme de façon à déboucher, en France, sur le délit d’insulte au drapeau et au président de la République ; loi déjà ancienne mais réactivée dans les années 2000 avec l’édiction d’un délit d’outrage aux symboles républicains et par exemple à la Marseillaise. Chose impossible aux États-Unis dans la mesure où à une telle loi serait opposée le premier amendement de la Constitution fédérale sur la liberté religieuse, la liberté de réunion et la liberté d’expression (cf. jurisprudence Texas versus Johnson, 21 juin 1989 et 11 juin 1990). Donc une conception de la liberté comme chose en soi et d’ordre quasiment privé puisque dans l’optique libertarienne américaine elle n’a pas forcément à référer à L’État. Elle n’est pas non plus corrélée aux conditions légales et concrètes qui l’assurent, et ce dès l’origine puisque la démocratie définie comme « égalité des conditions » par Tocqueville aura bien du mal à se mettre en place malgré la guerre de Sécession (cf. La question de la ségrégation raciale qui lui succède et plus généralement le rapport à la « question sociale ») ; par opposition à une liberté d’expression conçue comme une condition de la politique, mais sujette à évolution comme on le voit en France avec les polémiques entre laïcité stricte, laïcité offensive et laïcité de compromis qui sont souvent mal comprises à l’étranger. Par exemple on a pu lire ce titre dans le New York Times à propos de la décapitation de Samuel Paty : « En France la police tue un jeune homme qui avait fait une agression » ! C’est lire ce qui se passe en France au travers du discours Black lives matters, alors que ce meurtre policier n’a rien à voir avec un « racialisme » d’État. Il constitue simplement une « méthode » de traitement du terrorisme largement utilisée depuis Khaled Kelkal (ne pas faire de prisonniers les armes à la main).

Héran considère les religions avant tout comme des croyances qui se déploieraient essentiellement dans le ciel éthéré des idées et sous la forme de quelques pratiques cultuelles. Les religions ne sont pas analysées aussi comme des forces historiques et politiques, mais juste comme des croyances équivalentes ; à partir de là et malgré ses professions de foi explicitement universalistes et non relativistes, position athée et position religieuse se valent ce qui ne permet pas de comprendre la laïcité comme compromis historique… à réactualiser ou pas. En fait tout se vaut pour Héran dans un monde qui ne semble plus connaître ni histoire ni affrontements. Les croyances sont « lissées », balisées et finalement banalisées comme s’il ne s’agissait que de les respecter toutes comme on le fait des œuvres d’art dans les musées. Comme il n’y a pas eu en France, de réalisation de la religion civile telle que la concevaient les révolutionnaires de 1789-1794, la laïcité comme principe, mais souvent confondue avec la position athée quand elle est interprétée de façon stricte, en tient lieu, et ce particulièrement dans l’école.

Mais ce qui est peut-être vrai pour le catholicisme, hormis en Pologne et certain pays latinos-américains, c’est-à-dire que le catho­licisme n’est plus la force militante, militaire et financière qu’il a été, n’est pas extensible à toutes les religions comme on peut le voir dans le monde avec le développement de l’islamisme, les sectes évangélistes et les nouvelles formes d’hindouisme agressif (en Inde contre les musulmans).

Mais pour en revenir à la position d’Héran, comme cette dimension offensive des religions est niée, alors l’islamisme militant n’est pas vu comme une force politique le plus souvent offensive et triomphaliste. Ici comme ailleurs, par exemple dans les pays où elle est la force dominante comme en Iran et même en Turquie où Erdogan rejoue l’histoire de l’Empire ottoman.

Sur cette base, Islam et islamisme peuvent alors être découplés, comme si la mise en avant du Coran aujourd’hui avait les mêmes implications pratiques que la mise en avant de la Bible, alors que la référence n’est pas celle d’une religion trouvant sa place dans le cadre national. Il n’y a certes pas d’islam de France et le pouvoir politique cherche parfois à pallier à cela (Macron en a reparlé), mais dans un contexte de perte de crédibilité des institutions qui ne le permet guère. On peut même dire que le passage de l’État de sa forme nation à une restructuration en réseaux entre en concordance avec la dissémination des lieux de culte musulman au grand dam des responsables des grandes mosquées. Le lien église-État n’a d’ailleurs guère de sens pour des fractions idéologiques de l’Islam qui se relient directement au capitalisme mondial via internet, les réseaux et le financement des puissances du Golfe. C’est aussi faire comme si le catholicisme qui n’arrête pas de faire son aggiornamento et qui a à sa tête aujourd’hui un Pape post-moderne, avait encore la même force politique et idéologique que l’Islam qui, dans sa dimension politique, se présente aujourd’hui comme un nouvel internationalisme6. C’est d’ailleurs cette argumentation d’Héran qui veut que l’on considère et enseigne les religions comme si elles n’étaient que des croyances historiques d’un passé à entretenir et conserver comme référence culturelle dans une société aujourd’hui supposée pacifiée qui lui enlève tout contenu et portée politique.

En effet, on peut considérer que les religions, après les mythes, sont, à l’origine, des formes de conscience et de connaissance de la place des hommes dans le monde et le cosmos en réponse à des angoisses collectives de disparition ou de malheur. Ces réponses ont constitué et constituent encore à ce titre de vastes domaines de savoirs surnaturels, spirituels institutionnels, qui pour certains, peuvent faire l’objet d’un enseignement en tant que « faits religieux ». Ce fut la position défendue un moment par Régis Debray lorsqu’il voulait que l’école enseigne « le fait religieux ». Et c’est alors à l’école de les enseigner comme elle le fait pour les connaissances scientifiques et historiques ; autrement dit de les donner comme des vérités partielles dont la critique ne peut être faite que de l’extérieur et après coup donc, par exemple ici, hors de l’école. Mais le fait religieux est bien intégré (ou réintégré dans ses différentes variantes) dans les programmes. On pourra se moquer des « platistes » puisque ce n’est pas une croyance labellisée, mais pas des créationnistes qui sont mis en équivalence avec les darwinistes aux États-Unis. Mais à l’inverse, les créationnistes ne sont pas labellisés en France. Jugé à cette aune l’athéisme n’est plus qu’une autre forme de croyance et non pas une prise de position philosophique et la laïcité ce qui permet d’organiser ce pluralisme. L’école doit être neutre vis-à-vis des religions pour permettre que personne ne soit lésé dans sa sensibilité religieuse… quitte à ce que la position athée disparaisse quasiment de l’école et de l’espace public sauf quand elle est portée par Onfray ou par certaines caricatures de Charlie Hebdo, ce qui est quand même pathétique. Et alors, ce qui disparaît, c’est la pensée critique elle-même comme hypothèse. De là, il découle qu’il faut respecter les religions et non pas les combattre ou les relativiser au nom de la « raison » parce qu’on aurait besoin de croyances et que celles-ci ne seraient pas incompatibles avec la raison si elle n’est pas un nouveau culte, ni avec la laïcité si elle n’est pas réduite à un dogme. Par exemple, beaucoup de militants salafistes ont fait des études et suivi des formations scientifiques de la même façon qu’il y a de grands scientifiques chrétiens aux États-Unis.

Mais nous avons vu que les religions ne sont justement pas réductibles à des croyances comme les autres ; ce sont des forces historiques et politiques actives dont, a priori, l’école doit se tenir à l’écart dans le cadre de sa « neutralité », comme d’ailleurs elle devait se tenir à l’écart de toutes les questions de mœurs, sauf à « croire » que c’est à elle de répondre à toutes les questions et de résoudre tous les conflits, ou au moins de les apaiser par sa fonction de religion civile de fait.

Si après la période des « Hussards noirs de la République » en lutte contre le catholicisme réactionnaire et anti-républicain, l’école a été mise dans un relatif cocon protecteur par rapport, non seulement à la religion, mais à l’entreprise, à la politique et même à la police (la IIIe République en fait un lieu d’extra-territorialité), cette « neutralité » forcée qui était donnée comme une protection de l’école face aux conflits de la société et un gage d’égalité entre les élèves est en train de craquer parce que l’école n’a plus à être un sanctuaire depuis que l’État-nation s’est restructuré sous une forme réseau et qu’il n’est plus éducateur.

La crise de l’éducation, jusqu’à maintenant fonction spécifique de l’école, conduit à la dissolution de l’institution au sein d’un vaste et vague réseau de socialisation et de formation des individus. Les rôles respectifs de chacun (familles, école, État) tendent à se brouiller. Les familles sont éclatées même si elles sont recomposées ; le travail n’est plus lié à une expérience concrète transmissible et plus aucun mineur de fond n’a à transmettre quelque chose à ses enfants. De plus les parents ou plus largement les adultes ont échoué à changer le monde donc leur parole critique, quand elle s’exerce, reste largement inaudible. Ils ont alors tendance à s’en remettre à l’école chargée tout à coup de tout prendre en charge (soit le refrain de la « démission » des parents) ou alors à transmettre des éléments de leur propre communauté de référence réactivée7 qui peuvent entrer en confrontation/ compétition avec des valeurs communes de l’ancien État-nation en voie de dissolution. En cela, ils gardent une part importante de leur influence culturelle sur les enfants et, dans ce qui nous intéresse ici, sur leur force réfractaire (ou capacité de nuisance) comme le rappelle le meurtre par décapitation de S. Paty. Or, cette influence peut plus facilement se cristalliser contre une école qui tente de maintenir des principes forcément discutables, que face aux sirènes de la société de consommation qui construisent un en commun immédiat d’adhésion.

Cette tendance est accentuée par les coups de barre intempestifs de politiques d’éducation qui se succèdent régulièrement, sans stratégie, mais par coups et à-coups. De ce fait, elles entretiennent la confusion avec d’un côté des programmes moins ethnocentrés et l’ouverture vers les postcolonial studies qui rentrent dans les manuels et les programmes ; et de l’autre, des raidissements patriotiques et des déclarations de ministres sur les bienfaits de la colonisation ; une ouverture aux « problèmes de société » (par exemple on introduit les ABC de l’égalité) et le retour de bâton, c’est la « journée de retrait », suivi du recul de l’État par abandon du projet initial, même s’il perdure de façon plus informelle.

Signe de l’abstraction de plus en plus grande que revêtent les rapports sociaux, famille et école se renvoient la tâche éducative comme une patate chaude. Dans ces conditions, c’est le sens même de toute initiation qui disparaît (l’ancienne institution de l’éducation, celle de l’école de classe, transmettait le connu et lui donnait un sens) et il se développe alors un système de formation porteur de multiples prothèses faites pour actualiser des signes et des images qui, pour beaucoup d’élèves, n’ont pas de sens. « Ce n’est pas notre monde », disent-ils souvent en parlant de l’école et cela ne s’entend pas seulement dans le « 93 », mais jusque dans les classes de lycée de centre-ville. Si elle doit continuer à exister, l’école a donc aujourd’hui, pour le pouvoir en France en tout cas, d’autres buts que la transmission : garantir la socialisation et la cohésion sociale. C’est l’enjeu politique que se fixe l’État français avec la réactivation de l’instruction civique (ECJS) et l’idéologie de la « culture commune », mais sur un « socle » qui n’est plus le même (la diversité des élèves est beaucoup plus grande) et qui se dérobe quand certains faits remettent en question les présupposés d’un en commun. 

Comment « croire » alors, comme Héran, que les enseignants, les parents et les élèves, tous élevés au rang de « sujet » singulier, alors qu’ils sont membres de catégories particulières et par ailleurs individus quelconques, puissent être capables de faire la différence entre compromis entre les différentes cultures et compromission avec un discours et des pratiques de contre-domination. En effet, ce qui est présenté contre la domination de la laïcité ne se situe pas dans le cadre d’une pensée de la non-domination, mais d’une domination alternative (le Nous contre le Eux). En tout cas, cela lui permet de gloser sur la fausse opposition entre supposés courageux laïcards républicains et lâches pro-islamistes. C’est sur cette séparation que le relativisme et l’opportunisme d’Héran à l’égard de la gauche et de l’extrême gauche islamo-compatible vient se greffer. Il écrit ceci : « On peut appliquer cette leçon à l’accusation infamante de “complaisance” envers le djihadisme ou “l’islamo-gauchisme” — le type même de la formule magique d’exécration qui substitue l’injure à l’analyse et n’a pas sa place en démocratie. Intégrer l’existence d’autrui dans sa vision du monde, ce n’est pas pratiquer la haine de soi, c’est sortir de soi pour se grandir. À condition, bien sûr, que l’effort soit réciproque. » 

Qualifier d’injure et d’accusation infamante la thèse d’une complaisance active de la part de certaines forces politiques est une prise de position faite de déréalisation, voire de dénégation8 dans la mesure où elle empêche toute interprétation des événements à partir de la reconnaissance du retour de la religion à la fois comme ensemble de valeurs agissantes et comme force politique9 ; et aussi une manipulation idéologique dans la mesure où elle met en avant cette complaisance comme une preuve de sagesse consistant à ne pas hurler avec les loups Blanquer et Darmanin.

Le discours démocratico-méthodologique de Héran qui oppose l’injure à l’analyse révèle bien sa position globalement favorable aux religions et en l’occurrence à un Islam muséifié sans rapport avec des pratiques qui impactent les rapports sociaux et les rapports à autrui. En cela, Héran est proche de la direction de l’Observatoire de la laïcité que Macron a dit récemment vouloir écarter ; ce que pour l’instant il n’a pas fait sans doute parce qu’il en a encore besoin (garde-toi à droite, garde-toi à gauche). Cette direction a parfois été critiquée comme symbolisant la bienveillance d’une partie de la gauche vis-à-vis de l’Islam parce qu’elle défend une « laïcité ouverte » et on lui doit une certaine transformation des manuels scolaires et des programmes de certaines disciplines en ce sens. Cette même direction a aussi contribué, paradoxalement vu les attaques qu’elle subit, à la disparition de la loi sur le blasphème (2016) et à la préparation de la loi sur « le séparatisme » hâtivement renommée « projet de loi sur le renforcement de la laïcité et les principes républicains ».

Un projet de loi sur le séparatisme qu’on peut voir comme une parodie radicale de la loi de Séparation de 1905 dans la mesure où elle vient rajouter de la séparation à la séparation et empêcher qu’on en sorte. Un projet qui ne comprend pas le retour de la religion et qui, en même temps, ne permet pas d’intégrer la critique de la religion et donc de déboucher sur la perspective de la communauté humaine comme fin des séparations. Ce qu’en tendance et à partir d’un autre point de vue, plus social et économique, le mouvement des Gilets jaunes a essayé de réactiver, bien qu’en mélangeant tout dans un bouillonnement sans ligne directrice.

 

Temps critiques, le 13 novembre 2020

Notes

1 – https://laviedesidees.fr/Lettre-aux-professeurs-d-histoire-geographie.html

2 – Cette loi est le fruit d’un processus qui part du décret du 13 avril 1790 contre la déclaration d’une religion nationale, continue par un texte de Mirabeau de janvier 1791 selon lequel c’est l’amour des lois qui doit faire office de religion nationale parce que la religion n’est pas un rapport social, mais le rapport de l’homme privé avec un esprit infini (Discours, Gallimard, coll. « Folio », 1973, p. 320 sq.) ; cela se poursuit par une lettre circulaire du Comité de salut public aux sociétés populaires, de novembre 1793 afin de tempérer les élans déchristianisateurs ; puis le décret relatif au culte de l’Être suprême du 18 floréal An II (7 mai 1794) et enfin après l’échec du culte de l’Être suprême et la chute de Robespierre, le décret sur l’exercice des cultes du 3 ventôse An III (21 février 1795) qui consacre une séparation stricte des Églises et de l’État et neutralise l’espace public de toute présence religieuse.

3 – Le Comité de salut public et le Comité de sureté générale étaient eux-mêmes placés sous la responsabilité de la Convention et renouvelables tous les mois. Si sa « dictature » d’origine historique romaine fut effective, il ne faut pas oublier que c’est le pouvoir de la Convention qui fit chuter Robespierre et ouvrit Thermidor.

4 – Cf. Daniel Lazare, The Velvet coup : The Constitution, the Supreme Court, and the Decline of American Democracy, Verso, 2001, une sorte de suite à son précédent livre The Frozen Republic.

5 – Cela n’empêcha pas quelques rares enfants de petits paysans et artisans d’y faire bonne figure, selon un principe méritocratique qui sera ensuite étendu à la nouvelle école de masse « démocratisée ».

6 – C’est en 2005 qu’Abou Moussab al-Souri lance son « Appel à la résistance islamique mondiale » (cf. G. Achcar, Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme, Actes-Sud, 2015, p. 210 sq. Comme le souligne Samir Amgar dans M le magasine du Monde du 23 janvier 2016, les djihadistes qui opèrent en Europe ne sont pas des « fous de Dieu » : ils ont le sentiment d’appartenir à une avant-garde éclairée, d’être les acteurs de leur propre histoire, de la grande histoire du réveil islamique ». Il s’agit de changer le monde non pas en partant de sa condition sociale indissociablement personnelle et collective comme dans la vision prolétarienne classique et classiste, mais de quitter volontairement sa condition personnelle comme le montre le cas extrême des « convertis » et aussi celui des petits délinquants radicalisés en prison, ou suite à des révoltes en banlieue (le leader des révoltes et rodéos de Vénissieux en 1982 est devenu imam dans les années suivantes). Entre parenthèses, une démarche assez proche de celle de tous les particularismes radicaux performatifs (se changer soi-même pour changer les autres et le monde).

7 – Sur ce point, cf. « Communauté et communautés de référence » (Temps critiques no 5, 1992) disponible sur le site http://tempscritiques.free.fr/spip.­php?article44 et « Sur les rapports individu/communauté » : le temps des confusions » (Temps critiques no 9, 1996) disponible à http://temps­critiques.­free.fr/spip.php?article216

8 – Cela ne concerne pas que l’islam. Quand la pédophilie de certains prêtres catholiques est dévoilée, il n’est jamais question d’attaquer la base théologique qui fait que cela touche particulièrement cette religion-là. D’un côté on n’aurait que le « loup solitaire » dissocié du salafisme quiétiste et de l’autre l’homme pervers dissocié de l’institution catholique.

9 – C’est d’autant plus difficile à concevoir qu’au moins dans la partie ouest de l’Europe ; les sociétés sont sécularisées depuis longtemps, tout en n’ayant pas aboli les religions ; et même ce que nous appelons la « société capitalisée » ne les a pas « dépassées ». Les exemples extérieurs peuvent aussi nous éclairer quand on regarde l’évolution du conflit israélo-palestinien avec d’un côté la liquidation politique de la gauche israélienne au profit de la droite religieuse et de l’autre le glissement du Fatah laïc (sans parler des anciens FPLP et FDPLP) au Hamas produit d’une scission au sein des Frères musulmans.