Rapports à la nature, productivisme et critique écologique

par Jacques Wajnsztejn

Cet article se situe dans la continuité et l’approfondissement des textes publiés sur le blog ou sur le site autour de technologie et capital d’une part et des insuffisances de la critique anticapitaliste d’autre part.

Plus concrètement, le point de départ sera principalement ici une critique du livre de João Bernardo : Contre l’écologie, NPNF, 2017 et aussi l’intégration de remarques à propos du livre de Philippe Pelletier : La critique du productivisme dans les années 1930. Mythe et réalités, Noir et rouge, 2016.

 

Écologie et anti-industrialisme, une pensée qui prend son origine à droite.

Précisons tout d’abord nos points d’accord avec le livre de João Bernardo, car je ne critiquerais pas ce livre s’il n’avait absolument aucun intérêt.

– l’écologie (terme employé pour la première fois par le biologiste allemand Ernst Haeckel en 1866 afin de décrire les rapports entre les espèces et leur milieu. Mais il tire l’écologie vers une vision politique d’une « biologie appliquée » en rapport avec l’eugénisme et la race. En tant que telle, de « science » elle se transforme en idéologie de droite, qu’elle soit reliée aux écologistes allemands qui accordèrent leur soutien à Hitler pour sa défense de la nature allemande et des animaux, aux initiatives de Salazar en ce sens au Portugal ou encore aux positions des anti-conformistes des années 1930 quant au rapport à la nature, le machinisme ou le « système technique »1.

– le capitalisme a assimilé l’écologie comme élément de sa dynamique étant entendu que ce caractère dynamique est ce qui le caractérise par rapport aux « modes de reproductions » antérieurs2.

Cela prend deux voies principales, la première est celle du souci écologique à travers l’idéologie du « développement soutenable ». Elle est en soi un signe de faiblesse des fractions du capital les plus avancées vers « un capitalisme vert ». En effet, il me semble que, contrairement à ce que soutient Ph. Pelletier dans Climat et capitalisme vert, Nada, 2015), la notion même de « développement soutenable » est le signe de la défaite des catastrophistes du Club de Rome. L’hypothèse de la « croissance zéro » a été battue en brèche par la crise des années 1970. Le « sauver la planète » d’aujourd’hui n’a pas les mêmes implications. Il est à la fois beaucoup plus global dans sa prise en compte des exigences écologistes, mais bien moins radical dans son contenu. Il ne s’agit plus de toucher à la croissance, mais de la réorienter et c’est par exemple la voie des énergies renouvelables, celle de l’agriculture biologique, etc.

Or cette dynamique est en soi porteuse de déséquilibres qui ont tendance à se compenser à moyen terme (production polluante engendrant activités de dépollution ; gaspillage/obsolescence et recyclage, frictions entre lobbies ou/et entre pays dans la concurrence entre types d’énergie3, etc.) et fonctionnent comme les tendances et contre tendances de Marx. C’est ce que ne comprennent pas la plupart des marxistes (et anarchistes) qui confondent instabilité inhérente au capital et crise du capital4. L’anticapitalisme écologiste est donc fondamentalement « catastrophiste », ce que dénoncent aussi bien Bernardo que Pelletier. Ce que nous avons aussi dénoncé dans plusieurs textes5.

Toutefois son argumentation devient circulaire quand J. Bernardo soutient à la fois ce point de vue de l’écologie comme dynamique du capital (elle ressort de son analyse générale du rapport social capitaliste) et comme obstacle au développement du capital parce qu’anti-productiviste (sa haine de l’écologie et de son substrat pour lui d’extrême droite produit un obscurcissement de son jugement). On voit alors se côtoyer des phrases comme : « les pressions du mouvement écologiste ont provoqué l’augmentation des profits pour le capital » (p. 107) avec d’autres comme : « dans l’ensemble le rendement de la production biologique est généralement inférieur à la production classique », citation tirée de revue scientifique sur lesquels s’appuie Bernardo. Il conclue : « si l’agro-écologie s’imposait sur cette planète et occasionnait une telle baisse de la production par hectare, elle provoquerait une catastrophe alimentaire sans précédent, non seulement directement, en réduisant le volume des aliments disponibles, mais aussi indirectement en raison de l’énorme augmentation du prix des produits agricoles qu’elle susciterait, les mettant ainsi hors de portée d’une grande partie de la population » (p. 95). Que la plupart des prix des produits agricoles de grande consommation soient des prix administrés ne correspondant absolument pas à leur coût de production n’a pas l’air de gêner Bernardo puisque pour lui, la seule chose qui compte c’est que cette production soit effectuée sur la base de l’extraction de plus-value relative, garante de sa productivité. Que ce système organise aussi la faim dans le monde et non pas l’abondance n’est mis que sur le dos du capital et non pas sur la conception même de cette production. 

– l’équilibre naturel est un mythe qui est le pendant du mythe du « bon sauvage » ; mais Bernardo n’explique pas clairement pourquoi ce qui été l’apanage de la droite et de l’extrême droite auparavant serait devenu aujourd’hui l’apanage de la gauche et de l’extrême gauche. Son attaque contre les défenseurs d’un retour à la nature manque son objet politique car il provoque la confusion plus qu’autre chose. En effet, il leur reproche leur multiculturalisme et range l’écologisme dans les mouvements post-modernes alors que les courants multi-culturalistes et post-modernes sont pour la plupart contre toute référence à la nature (cf. Questions féministes et un de ses titres « La nature(elle)ment ») ou alors ils se situent dans « l’a-nature » et qu’il faut choisir, on ne peut les traiter de post-modernes si on les rattache aussi aux mouvements d’extrême droite de l’entre-deux-guerres. À ce compte-là, les nazis seraient des post-modernes ! L’explication réside dans le fait que Bernardo classe tout ce qui n’est pas dans le fil rouge des luttes de classes comme post-moderne. Une catégorie inadéquate et fourre-tout.

Si Pelletier voit l’anti-productivisme comme fédérateur des courants de droite et de gauche, par rapport à la perspective critique de l’écologie de Bernardo, j’y verrais plutôt le fruit d’un anti-humanisme qui rompt justement avec les Lumières et les mouvements révolutionnaires d’émancipation qui tous mettaient l’homme (ou les classes) au centre. Ce n’est pas pour rien que divers courants revendiquent des droits pour la nature puisqu’elle aurait des intérêts qui lui sont intrinsèques qu’il faut défendre contre l’homme lui-même.

– toutes les sociétés ont utilisé des techniques, même primitives. En effet, si la technique est consubstantielle à l’hominisation (cf. André Leroi-Gourhan ou Gilbert Simondon), la technologie représente à la fois son intégration à des macro-systèmes (cf. Bernard Pasobrola dans le no 16 de Temps critiques6) et son idéologisation. Dans cette conception technologique de la technique, la réalité extérieure c’est-à-dire toute la réalité physique et biologique non produite par homo sapiens, donc ce qui était déjà là avant l’hominisation n’est plus différent de l’homme. C’est pourtant ce que Bernardo sous-entend dans sa phrase qui introduit ce point. La nature n’est plus « extérieure » ; elle devient un stock dont le capital peut profiter pour son propre profit ou sa puissance, mais dont on peut supposer que les anarchistes à la Kropotkine pourraient aussi disposer dans le cadre d’une « prise sur le tas » ou le « tout est à nous rien est à eux » de la CNT d’aujourd’hui. Ce sont justement ces « externalités positives » que les écologistes veulent préserver comme, par exemple celle que représente l’Amazonie, réserve écologique mondiale qu’il faudrait protéger d’un pillage national éventuel organisé par le capital brésilien pour son propre compte. Peut-être, mais cela montre aussi combien les écologistes sont les gestionnaires potentiels du capital puisqu’il assimilent la nature extérieure à une externalité économique. Une externalité en économie est un investissement qui par son fonctionnement produire des avantages à autrui que ce dernier ne paye pas. Mais tout cela relève de la gestion du capital même (et surtout) si elle se veut « raisonnée » ou « soutenable ». En effet, le développement soutenable ou durable est de l’ordre de l’hypercapitalisme du sommet, pas d’un gouvernement national ou même d’une classe, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de fractions dominantes7.

En valeur relative (destruction/création) les techniques primitives ont souvent eu des conséquences plus désastreuses pour les éco-systèmes (culture sur brûlis, disparition des espèces au cours du nomadisme, etc.). Néanmoins, il y a des questions d’échelle dont Bernardo ne semble pas tenir compte : les Maoris polynésiens auraient détruit 50 à 80 % des espèces d’oiseaux au cours de leurs pérégrinations sur de nouvelles îles, mais à l’aune de la Terre entière cela est limité ; ce qui n’est pas le cas aujourd’hui où les processus sont globaux et souvent cumulatifs.

– tous les écologistes oublient l’exploitation de l’homme par l’homme pour ne parler que de la domination de l’homme sur la nature. En gros, c’est vrai, au sens où ils font de la seconde la matrice de la première et non l’inverse, mais cela ne veut pas dire qu’ils nient forcément l’exploitation. En tout cas, ce n’est pas le cas de Murray Bookchin ni celui de Freddy Perlman. Il y a aussi des néo-écologistes marxistes comme Lipietz et Harribey8.

Passons aux points de désaccord

– la nature n’existe pas si ce n’est comme objet de l’action humaine (p. 21).

Thèse première qui tout d’abord néglige que les humains sont issus du monde non humain, ce dernier étant même partie intégrante de leur humanité9 ; qui confond ensuite sujet et objet10. L’activité est une objectivation du sujet et elle peut avoir comme destination la « nature extérieure » à l’homme aussi bien que la « nature intérieure » de l’homme (les humains modifient leur monde et en même temps modifient leur être). Dans tous les cas, il y a un rapport et non pas une immédiateté.

À partir du moment où il y a rapport il y a des médiations avant même que celles-ci ne dominent les relations sociales, par exemple pour l’échange que ce soit entre les hommes ou avec la nature extérieure. Ce rapport homme/nature se retrouve dans la notion de limite. La finitude de l’homme est aussi celle de la nature en général.

La nature n’existait sans doute pas dans la conscience des premières communautés humaines avant qu’émerge un certain niveau de « culture » ou de « civilisation » qui, par contraste fasse émerger l’idée de « nature11 », mais même cela reste très discutable dans la mesure où certains anthropologues font remarquer que très tôt la complexité des relations de parenté par exemple pourrait s’expliquer par une volonté de marquer des différences par rapport à la « nature ». Plus généralement, l’émergence d’une conscience ou d’une conception d’une « nature extérieure » n’est pas contemporaine des relations de parentés, quoiqu’en ait dit Lévi-Strauss. Elle apparaît plus probablement avec le passage des communautés originelles à des formes de sociétés organisées et hiérarchisées qui divinisent la nature pour l’anthropomorphisme et l’utiliser. Puis de manière plus affirmée par l’apparition des États sous leur première forme, lesquels organisent et contrôlent l’exploitation de la nature extérieure à leurs profits.

– sa position sur la productivité s’inscrit dans le mouvement progressiste du socialisme qui relie productivité et abondance à une époque où lui correspond de fait une théorie des besoins, y compris chez Marx, limitée aux besoins essentiels. 

À partir du moment où pour les pays dominants du moins, l’abondance est une réalité, la théorie des besoins illimités ou des désirs chez les économistes néo-classiques et les théoriciens post-modernes, ruine tout rapport rationnel entre productivité et abondance. C’est d’ailleurs pour cela que Bernardo accuse les écologistes de promouvoir un « socialisme de la misère ».

Toujours sur la question de la productivité, il accuse les écologistes de vouloir faire baisser la productivité et donc d’affamer le peuple, c’est-à-dire qu’il se place là tout à coup du point de vue de la consommation, alors que c’est justement le reproche qu’il faisait aux promoteurs du « bio », d’oublier production et rapports de production. En conséquence de quoi il n’y a rien d’étonnant à ce que page 153 il se retrouve sur des positions qui correspondent en gros aux recommandations de la Commission européenne, à savoir, pratiquer un productivisme à outrance qui fait baisser le prix des produits alimentaires du fait qu’ils ne seraient liés qu’à leur « valeur-rareté ». Drôle de marxisme quand même et en dehors de cela et plus concrètement encore, il oublie que le prix des produits alimentaires est bien plus fonction de la force des pays importateurs et des firmes de l’agro-alimentaire et autres grands distributeurs que de l’abondance et de la rareté. Là encore, c’est le point de vue de la consommation qui semble privilégié alors que ce sont les petits producteurs qui sont pressurés dans l’affaire… et n’ont donc pas intérêt à produire plus, technologie ou pas !

On ne m’empêchera pas quand même de penser que derrière tout ça il y a la vieille haine du marxiste pour la paysannerie. Il n’y a qu’a regarder comment Bernardo parle du « Mouvement des sans terres ». Il associe immédiatement en titre de chapitre mythe de la nature et mythe de la paysannerie ! Ses attaques contre la paysannerie visent surtout deux formes, celle de l’agriculture familiale par essence proto-fasciste et peu productive puisqu’elle repose soit sur l’extraction de plus-value absolue soit encore sur l’utilisation de travail non rémunéré, seule base de sa rentabilité (il faudrait rajouter « capitaliste » puisque c’est la seule qui intéresse Bernardo au cours de sa démonstration) et celle du mouvement des sans-terre et sa thèse de la souveraineté alimentaire, une thèse pour lui aberrante car l’abondance alimentaire ne reposerait que sur les échanges et le transport ; thèse qui se double de l’illusion que ce travail, dans ces conditions (familiales et agrobiologiques), ne serait pas du travail aliéné. C’est comme s’il leur préférait les latifundia dont il ne dit rien, à part en ce qui concerne la question de la rente. Or, elles ne sont pas connues pour leurs innovations technologiques et productivistes. D’où viennent alors les productions à forte productivité qui auraient, d’après Bernardo, vaincu la faim et les épidémies ? Tous les chiffres actuels montrent plutôt le contraire, mais enfin…

C’est qu’à trop vouloir prouver il confond Pol Pot et Riesel ou Bové ! Il confond une critique de la civilisation urbaine avec une critique de la société capitaliste/industrielle. 

Cette critique de l’écologie est aussi soulevée dans le livre cité (supra) de Philippe Pelletier, dans lequel il fait le lien entre anti-productivisme et extrême droite, mais parce que plus que la dimension de l’idéologie écologiste, s’y ferait jour un faux anti-capitalisme qui ne comprendrait pas que le capitalisme c’est la production pour le profit et y verrait plutôt le fruit d’un culte de la production pour la production, le fruit de la domination de l’avoir sur l’être derrière le personnalisme chrétien de Mounier, de Rougemont, de Jouvenel et autres avec une condamnation morale/religieuse12 de l’argent, la critique du quantitatif et de la mesure, etc.

C’est toutefois aller un peu vite quand on voit que plusieurs de ces anticonformistes des années 1930, ayant appartenu ou non à la revue Plans pendant ces années n’en sont pas moins devenus (comme François Perroux) des experts écoutés de la planification française des années 1950-60 et des productivistes acharnés. C’est que les individus se transforment comme le capital et le productivisme, à l’époque moderne, n’est pas principalement pour le profit, mais pour la puissance et donc en premier lieu pour la puissance de l’État comme l’a bien fait remarquer François Fourquet13. C’est pour cela, je pense, que sa critique manque son objet ou du moins n’est pas suffisamment centrée parce qu’il confond productivisme et productivité, ce qui était aussi le cas des anticonformistes. Or si la Russie stalinienne et les fascismes sont bien des productivismes parce que justement ils participaient de la « mobilisation totale » (E. Jünger) du « soldat du travail » (der Arbeiter), ils n’en sont pas pour les anticonformistes des années 30 parce que derrière cette mobilisation totale, il y a la révolution nationale, le national-bolchévisme, bref quelque chose qui est de l’ordre de l’être et non pas de l’avoir. La production y était bien pour la production et non pour le profit comme l’a montré a contrario l’écroulement de l’URSS dont les critères de production et de productivité y étaient complètement aberrants parce que dictés politiquement par le Parti.

Le « cancer » productiviste serait donc uniquement celui porté par l’Amérique parce que c’est celui de l’intérêt, de l’avoir privé de l’individu bourgeois, du « capitalisme sans phrase » (Tronti) et du profit de Marx.

– il y a confusion entre productivisme et productivité.

Là encore cela ne peut que le conduire au confusionnisme politique. En effet, les productivistes russes dont parle par exemple Pelletier (op. cit., p. 63) ne sont pas pour l’augmentation de la productivité, mais pour un productivisme de l’activité qui mêlerait art, production et vie ; de même pour Gramsci et les techniciens ou ingénieurs qui sont dans le mouvement des conseils de Turin : le productivisme s’accompagne d’une idée de gestion ouvrière ; à l’inverse, les anti-productivistes ne sont pas forcément contre les augmentations de productivité comme on peut le voir avec les planistes. D’ailleurs Pelletier fait bien remarquer que le nazisme et le fascisme italien ont été à la fois productivistes et anti-productivistes. Entièrement d’accord, mais au lieu de conforter l’argumentation d’ensemble, il me semble que cela tend plutôt à l’infirmer14.

Le plus grave, politiquement s’entend, c’est que dans cette confusion Bernardo ne peut prendre en compte les luttes contre la productivité menée par le dernier assaut prolétarien des années 1960-70 dont il se réclame pourtant dans le point suivant. Pourtant, les luttes italiennes de cette époque ont été particulièrement importantes et décisives ; des luttes qui se situaient justement contre le mode de régulation fordiste des Trente glorieuses, géré de façon tripartite par l’État, le patronat et les syndicats dans un même productivisme (reconstruction, autosuffisance alimentaire) associé à l’augmentation de la productivité. Bernardo parle ensuite de défaite de la classe ouvrière sans voir que la cause de la défaite est ici dans le donnant-donnant productivisme/consommation reposant sur l’augmentation continue de la productivité pendant cette période. La situation est d’ailleurs fort différente depuis les restructurations des années 1980 qui se sont faites sur la base d’une dissociation entre productivisme et productivité. Aujourd’hui le capital est globalement anti-productiviste et pro-productivité. Cela a un nom : la course à la compétitivité.

– il néglige complètement les effets sur les rapports sociaux et sur le métabolisme homme/nature des développements nouveaux dans la production, particulièrement agricole, grâce aux bio-technologies. Il ne semble pas s’alarmer du passage d’une expropriation des producteurs à une expropriation du vivant avec les OGM. Mais bien sûr, si ces mêmes OGM permettent de faire deux récoltes de riz annuelles… dans une société qui a capitalisé la nature au lieu de l’humaniser, apparemment pas de problème.

– pour Bernardo, le développement de l’idéologie écologiste serait la manifestation de la défaite de la classe ouvrière (p. 55), par exemple en 1975 après la défaite de la « révolution des œillets » (Bernardo est portugais). Comme cette affirmation n’est pas argumentée, implicitement, le lien logique le plus immédiat serait de dire que c’est alors la classe ouvrière qui est la classe productiviste par excellence, encore plus que la bourgeoisie ou l’entité capital puisqu’elle serait la classe du progrès. Sa défaite va alors de pair avec la défaite du progrès15. Autre niveau de lecture, on pourrait dire que la défaite de la classe ouvrière laisse le champ libre à tous les autres mouvements de « libération » ou d’émancipation et ce qu’il dit pour l’écologie vaut pour le féminisme, l’homosexualité, la libération animale, etc. Mais dans tous les cas c’est considérer la lutte des classes comme une lutte des places ou chacun pourrait occuper le terrain en fonction de stratégies, de rapports de force ou de tactique, comme si le terrain lui-même ne changeait pas ; comme si les rapports sociaux étaient invariants, comme si nous étions encore au temps de la centralité de la classe ouvrière dans le procès de production et a fortiori de valorisation.

Bien sûr qu’en France, en Italie, au Portugal, en Grande-Bretagne, la classe ouvrière a été battue entre 1967 et 1979, mais elle n’a pas été battue en Allemagne, pour cela aurait-il encore fallu qu’elle se batte et pourtant c’est en Allemagne et de loin que le mouvement écologiste a été le plus fort.

Bernardo a quand même une intuition de la chose quand il dit que le capitalisme cherche à convertir toutes les formes de contestation en mouvement écologiste extérieur aux rapports de production car seuls ces derniers seraient légitimes aujourd’hui parce qu’ils ne touchent pas à la production. Mais ce qu’il dit ne concerne pas que l’écologie. Il procède de la même façon avec le féminisme et surtout avec les nouveaux mouvements identitaires post-modernes. Mais il ne le fait pas parce qu’il aurait peur d’un blocage de la « production » usinière, mais parce que ce sont les nouveaux secteurs de sa dynamique. ; tout le reste représente ce qui le freine, ce qui nuit à sa flexibilité, à sa liquidité. Les grèves dans la « production ne deviennent donc pas illégitimes parce que tout le monde s’en moque, le pouvoir comme le reste de la population. Seules sont illégitimes les grèves de blocage de la reproduction, mais elles ne sont justement pas directement liées à la question du productivisme.

Néanmoins il néglige le fait qu’en RFA par exemple un mouvement anti-parlementaire allemand et un mouvement pré-écologiste anti-nucléaire, mais sans critique de l’industrialisme et du productivisme à cause du traumatisme nazi, sont solidement imbriqués jusqu’au renversement de tendance en 1973 (Tendenzwende), de même en France jusqu’à Creys-Malville. Mais Thomas Keller16 fait bien remarquer que pour la RFA ce renversement est une rupture, c’est-à-dire que le mouvement pour la protection de l’environnement ne provient pas de la pensée 68 mais de dissidents des partis SPD et CDU, du groupe Action-troisième voie et de comités de citoyens comme des paysans ou viticulteurs touchés dans leurs intérêts.

Pourquoi cet intérêt de J. Bernardo pour Malthus ?

Il me semble que la première raison, la plus évidente en tout cas, c’est que Malthus est connu pour sa thèse principale dans son Essai sur le principe de population (début XIXe siècle) qui est celle d’une croissance démographique supérieure à la croissance du niveau des subsistances17. C’est l’hypothèse du « banquet de la vie ». Si celui-ci ne grossit pas ou que très peu, le nombre de convives ne doit pas augmenter sinon les parts seront plus petites ou même certains seront exclus du banquet. Pour Bernardo cela est sûrement assimilable à l’hypothèse des « décroissants » d’aujourd’hui, même si les motivations politiques ne sont pas les mêmes. Malthus était le représentant des grands propriétaires terriens (le « gâteau » n’a pas besoin d’augmenter, il suffit de le reproduire) et donc proprement réactionnaire par rapport à Smith et Ricardo les représentants de la bourgeoisie anglaise pour qui le gâteau devait bien évidemment augmenter (d’où la recherche de l’origine de la richesse et les théories de la valeur). Donc pour lui, il ne fallait pas que le nombre de convives augmente, les convives étant les riches, il fallait éviter la prolifération des pauvres d’autant qu’en Angleterre, à cette époque existait la loi sur les pauvres, une sorte de RMI18 qui les maintenait en état de survie sans qu’ils aient besoin de se poser vraiment la question de leur revenu, du possible travail salarié, etc. Couplé au rigorisme protestant cela donnait ce qu’on a appelé plus tard les politiques malthusiennes.

Pour résumer, Malthus posait sa loi non en termes scientifiques, mais en termes de luttes des classes et Bernardo oublie de renvoyer à la structure sociale telle que l’étudie Malthus, à savoir, trois classes : les ouvriers, les capitalistes (contraints d’investir et de limiter leur consommation — Marx ironisait sur le modèle des capitalistes « modernes disciples de Vichnou » contraints de se serrer la ceinture !), les nobles (dans la dépense ostentatoire).

D’ailleurs, Proudhon répondait en disant : « Il n’y a qu’un seul homme de trop sur la terre, c’est M. Malthus ». Par contre Keynes19 « Si seulement Malthus, à la place de Ricardo avait été le père dont a procédé l’économie du XIXe siècle ! Le monde en eût été bien plus riche et plus avisé » ; c’est que comme Malthus est le représentant des rentiers, oisifs et improductifs, Keynes est le représentant de la « moyennisation » dans la société capitaliste (la société du « bien-être » dans la domination réelle du capital).

Ce n’est pas le cas des « décroissants ». Ils pensent eux que le gâteau peut augmenter, mais qu’il est empoisonné ; il ne faut donc ni qu’il grossisse ni que les pauvres viennent s’y goberger puisque ça serait augmenter la quantité de poison et le nombre d’empoisonneurs sans parler de l’accélération de la catastrophe finale20. Il faut agir à deux niveaux, la décroissance dans les pays du centre et imposer les mêmes mesures pour les pays pauvres en regard de l’état de la planète, donc ne pas copier le modèle américain, mais plutôt revenir à des systèmes drastiques de contrôle de la démographie comme ceux pratiqués par la Chine et l’Inde à certains moments de leur histoire récente. C’est pour cela qu’il classe les décroissants dans les réactionnaires.

À partir d’une remarque adressée à Malthus, Bernardo tente d’expliquer que la baisse du nombre d’enfants par famille s’est produite non par application des thèses malthusiennes, mais par le passage de l’exploitation à base de plus-value absolue à l’exploitation à base de plus-value relative dans lequel « la productivité est élevée et les familles ont intérêt à avoir moins d’enfants  ». J’ai exposé ce mécanisme dans mon livre, Economia dos conflitos sociais, dont le texte disponible sur Internet. Il poursuit : « Dans les périodes et les régions où le capitalisme a été capable de développer considérablement le processus de la plus-value relative, il a pu ainsi assurer un taux de croissance significatif des salaires en termes matériels, avec un double effet combiné. D’une part, l’augmentation de la productivité libère de la force de travail dans chaque branche de la production, ce qui permet d’ouvrir de nouvelles branches ; et, tandis que le nombre de travailleurs est en excédent dans les secteurs où l’on constate une augmentation de la productivité, dans l’économie considérée globalement cette augmentation entraîne la réduction du volume de la force de travail par rapport au volume des éléments du capital constant ; cela provoque donc aussi une diminution de la demande capitaliste en travailleurs par rapport à l’augmentation du nombre de biens produits. Ce contexte est absolument opposé à toute croissance démographique significative et incite les familles ouvrières à ne pas procréer davantage d’enfants que ceux susceptibles de répondre à une demande d’emploi dont la tendance connaît clairement une baisse relative. D’autre part, dans une situation où les salaires réels augmentent, l’intérêt de chaque famille ouvrière est d’augmenter légèrement la rémunération familiale grâce à l’emploi du père et de la mère dans des entreprises, mais aussi de limiter le nombre de ses enfants.

« Comme le salaire familial est gagné seulement par les membres de la famille qui travaillent dans des entreprises, et comme la progression de leurs allocations, etc. n’est pas proportionnelle avec la progression des besoins liés au nombre croissant d’enfants, les familles ouvrières ont intérêt à limiter la taille de leur progéniture, afin de pouvoir effectivement profiter de l’augmentation du niveau de vie permise par la croissance réelle du salaire familial. Ces effets se combinent et se renforcent mutuellement, de telle sorte que les capitalistes, tout comme les familles ouvrières, ont intérêt à réduire la procréation de futurs travailleurs. La plus-value relative, à savoir, le développement capitaliste, implique donc d’abord, la baisse du taux de croissance démographique, puis sa stabilisation à un niveau très faible » (Economia dos conflitos sociais, p. 99 du PDF). Cette analyse est en fait très proche des analyses de Ricardo et concernait une société au développement capitaliste peu avancé et à majorité paysanne, où les moyens de contraception moderne n’existaient pas. Et les conclusions de Bernardo ne sont justes que si on ne prend en compte que la population totale où effectivement on a une baisse du taux de fécondité ; mais si on raisonne par catégories sociales, c’est faux comme le montre le maintien actuel d’une courbe en U qui fait que les taux de croissance de population sont les plus forts aux deux extrêmes. Ce sont en effet les professions intermédiaires et les classes moyennes inférieures qui plombent le taux, avec pour l’accompagner, une décélération du taux chez les immigrés d’origine méditerranéenne (italienne et maghrébine surtout). Pour moi, l’analyse de Bernardo est d’un déterminisme économiste et mécaniste affligeant. Il se rapproche en effet de celui qui animait les auteurs de la brochure de la revue Négation « Avortement et pénurie21 » que nous avons mis en Archives sur le site de Temps critiques avec une introduction critique de ma part.

Les facteurs déterminants la fécondité à l’époque contemporaine sont assez complexes. La thèse de Becker et des néo-libéraux participe aussi d’un économicisme fondamental, mais non ricardien ou marxiste dans la mesure où s’il pose bien l’intérêt comme base de l’homo œconomicus rationnel, c’est dans le cadre d’une économie du désir. Le processus est le suivant : hausse du niveau de vie ouvrier et employé, protection sociale, offre et demande d’éducation, limitation de la mortalité infantile, espérances de mobilité, quête du confort et du bien-être, logement plus coûteux… Donc hausse du « coût de l’éducation »… Loin du misérabilisme propre à une certaine ultra gauche…

Mais Bernardo trouve un autre intérêt à Malthus dans ses Principes d’économie politique22 de 1820. Il semble effectivement que Malthus soit à l’origine des notions dites plus tard keynésiennes de demande effective, propensions à consommer et épargner parce qu’il prenait en compte le rapport entre épargne destinée à l’investissement et épargne destinée à la consommation. En fonction de cela, il anticipait une insuffisance potentielle de la demande à partir du moment où s’appliquerait la loi d’airain de Ricardo sur les salaires. En l’état, à l’époque, de la situation économique bloquée par une insuffisance capitalistique à laquelle Malthus concourrait pleinement, il semble s’être posé la question de la viabilité à terme du système d’ensemble et donc de sa crise. Je crois qu’il voyait une échappatoire (provisoire ?) dans le développement de la consommation ostentatoire des classes riches et oisives23, ce qui ressemble par certains côtés à la situation actuelle. Il s’opposait en cela à S. Mill, Ricardo et J.-B. Say pour qui la production crée sa propre demande. Mais contrairement à ce que dit Bernardo, « la plus grave des erreurs de Jean-Baptiste Say, James Mill et David Ricardo fut de supposer que l’accumulation garantit la demande, “[…] ou que la consommation des travailleurs employés par ceux qui veulent épargner puisse créer une telle demande effective pour les marchandises, encourageant ainsi une croissance continue du produit’”(p. 322) ».

Ce ne fut pas une « erreur » des économistes classiques, car eux raisonnaient non pas en économie statique, mais en dynamique de croissance du capital, donc en dehors de l’hypothèse fondamentalement réactionnaire de Malthus sur laquelle Bernardo fait l’impasse puisqu’au contraire, tout son raisonnement pour bien spécifier qu’il y a deux Malthus et que le second, le moins connu, est aussi le plus intéressant, en fait une sorte de « progressiste » qui dénoncerait le capitalisme (industriel), réhabiliterait la rente qui ne serait pas le signe d’un refus de la productivité, mais le paiement de la valeur productive de la terre comme il y a une valeur de la force de travail24.

Pour résoudre la crise, Malthus proposait concrètement d’augmenter les salaires des travailleurs non productifs pour augmenter leur consommation sans que la production n’augmente elle-même. De la même façon aujourd’hui, les décroissants » proposent de fait de débloquer la situation en empêchant les habitants des pays les plus pauvres de suivre le modèle de croissance des pays riches, tout en permettant aux hauts et moyens revenus des pays pauvres de consommer « bio ». Que les standards de niveau de vie aient changé ne semble pas le préoccuper, la « malbouffe » connaît pas puisqu’il est encore dans le monde des « besoins ».

Mais contre la théorie des rendements décroissants de Ricardo, Bernardo pense finalement que les nouvelles techniques peuvent améliorer le rendement de la production agricole dans le cadre de la grande propriété foncière. On peut dire que Malthus épouse la nouvelle vision des propriétaires fonciers anglais dans leur transformation en futurs capitalistes.

Bernardo conclut : encore une fois la théorie du développement de Malthus est bien supérieure à sa théorie de la population. Et Malthus ne serait pas « récupérable » aujourd’hui comme le pense Bernardo en tant que proto-décroissant mais parce que le capitalisme le plus moderne accuserait à nouveau de solides bases rentières dans sa phase de déclin. Ce qui était faux au départ chez Malthus deviendrait vrai. La rente mange le progrès d’après les théoriciens de la croissance et du parasitisme du capital. Comme il était logique que Ricardo gagne contre Malthus au XIXe siècle, il serait logique que Malthus trouve sa revanche aujourd’hui avec le développement de l’industrie de luxe qui détruit une part de l’excédent d’épargne.

Contrairement à ce que laisse entendre aussi Bernardo, Marx accuse Malthus d’avoir plagié Sismondi dans ses Principes d’économie politique et non l’inverse.

À noter aussi que Marx et Dangeville font bien la différence entre les deux Malthus. Bernardo n’apporte à mon avis ici rien de nouveau, mais semble se tromper comme je l’ai dit plus haut, quant à la position politique de Malthus puisqu’il donne l’impression d’une conversion de celui-ci du conservatisme au progressisme à travers le passage de son premier essai au second, alors qu’il y a quand même une complémentarité entre les deux : le premier fait un constat désastreux et le second cherche le remède, mais sur les prémisses théoriques du premier.

Comment replacer Marx par rapport à tout cela ?

Une question qui s’impose puisque Malthus et Marx ont souvent été associés pour le plus souvent être ensuite opposés.

Dans les Manuscrits de 1844, l’être humain est un être naturel ; la nature « c’est le corps inorganique de l’homme » et le communisme est un « naturalisme achevé ». Ce qu’il met en avant c’est l’unité essentielle homme/nature : « le naturalisme accompli de l’homme et l’humanisme accompli de la nature » (ES, 1962, p. 62, 87, 89). Par ailleurs, dans la Critique des Programmes de Gotha et d’Erfurt, il s’inscrit en faux contre l’opinion lassalienne comme quoi seul le travail est créateur de richesse, ce qui est une déviation de sa propre conception du travail comme seul créateur de valeur d’échange. Or, la nature est donc elle aussi créatrice de richesse, mais sous forme de valeurs d’usage.

La théorie de la valeur-travail condamne en elle-même toute idée de rareté autre que celle qui serait organisée par les rapports sociaux capitalistes (c’est la position revendiquée de Bernardo), elle écarte par ailleurs toute idée de « valeur » des ressources naturelles dans la droite ligne de l’économie politique classique, même si cela n’atteint pas le cynisme d’un J.-B. Say (la nature fait don… au propriétaire). Mais si les classiques ne reconnaissent pas de valeur aux ressources naturelles, ils en recommandent l’utilisation en leur donnant une valeur d’usage qui en justifie a posteriori l’exploitation.

 

Il est vrai que si on prend comme référence le plus mauvais texte de Marx à savoir la Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique on y trouvera l’apologie de forces productives neutres comme chez Bernardo où il ne s’agirait finalement que de changer les rapports de propriété et de conserver l’œuvre civilisatrice de la production capitaliste, là encore un point très proche de Bernardo qui confond d’ailleurs civilisation autour de la ville avec civilisation urbaine et civilisation urbaine avec civilisation capitaliste.

Les seuls textes où on trouve des références aux limites naturelles des forces productives ou aux destructions dues à la domination sur la nature sont L’idéologie allemande25 et La dialectique de la nature d’Engels, un texte d’ailleurs fort contestable en d’autres endroits pour son utilisation abusive de la dialectique26. Et dans Le Capital, Marx reviendra plusieurs fois sur la rupture du métabolisme homme/nature comme résultat du productivisme capitaliste. Cela mérite de citer le passage le plus connu à ce propos : « La production capitaliste […] détruit non seulement la santé physique des ouvriers urbains et la vie spirituelle des travailleurs ruraux, mais trouble encore la circulation matérielle entre l’homme et la terre, et la condition naturelle de la fertilité durable du sol, en rendant de plus en plus difficile la restitution au sol des ingrédients qui lui sont enlevés […] En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps est un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité » (vol I, ES, 1969, p. 363 ou Messidor-ES, 1983, p. 565-6).

Soit Marx et le « développement durable » ! Il faut quand même noter son souci de toujours tenir bon sur l’interaction ; si le travail humain est un élément du métabolisme et de son échange avec la nature extérieure, l’exploitation de ce travail renvoie à l’exploitation de la nature, c’est-à-dire non pas à une rupture du métabolisme, mais plutôt à un mauvais métabolisme.

D’autres passages sont étonnants de ce point de ce point de vue même si Marx nous a habitués à ces capacités d’anticipation, quand il nous dit que les hommes ne sont pas les propriétaires de la terre (même dans le socialisme) car ils n’en sont que les usufruitiers (Nutzniesser) et « qu’ils doivent la laisser dans le meilleur état possible pour les futures générations27 ». Ce souci des futures générations n’est donc pas la prérogative des écologistes d’aujourd’hui qui l’aurait adopté contre le souci des inégalités de classes comme le laisse entendre Philippe Pelletier dans Climat et capitalisme vert : de l’usage économique et politique du catastrophisme (Nada, 2015, p. 87). On le retrouve d’ailleurs chez Bordiga puis Camatte avec la prise en compte du devenir de l’espèce et donc aussi celle d’une conscience des limites « naturelles » et aussi démographiques28. Une préoccupation fondamentalement étrangère à celle qui s’exprime dans les Manuscrits avec « l’humanisation de la nature » qui apparaît justement et naïvement sans limites. Reconnaître des limites « naturelles », ce n’est pas faire preuve de conservatisme à condition de considérer ces limites naturelles comme naturelles et sociales29. Et la déterminer consciemment comme limite est ce qui justement évite toute perspective catastrophiste qui ne pose la limite que comme peur. Ainsi, certaines limites « naturelles » ont de fait été créées par le développement capitaliste. C’est une chose qui ne peut effectivement être reconnue par les tenants du « la véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même » (cf. mes précédentes interventions sur le blog à ce propos et ma critique des positions de François Chesnais).

 

Notes

 

1 – Cf. Philippe Pelletier : La critique du productivisme dans les années 1930. Mythe et réalités, Noir et rouge, 2016. Pour lui, c’est cet anti-productivisme dès années 1930 qui fédérera l’écologisme des années 1970 sans qu’on soit obligé, comme a tendance à le faire Bernardo ou encore Luc Ferry dans Le nouvel ordre écologique, de les rattacher à un fascisme vert. Pelletier fait bien remarquer l’origine scientifique du terme qui prend racine dans le naturalisme des Lumières (p. 20) avant de dériver en une écologie politique.

2 – Cf. mon article : « Le cours chaotique du capital », Temps critiques no 15, 2010.

3 – Les écologistes sont à la fois contre le nucléaire, mais le mouvement anti-nucléaire est en sourdine, et contre l’effet de serre et pour la taxe carbone !

4 – Cf. J. Wajnsztejn, La crise et ses annonceurs, supplément à Temps critiques no 18, mars 2017, disponible sur le site de la revue à http://tempscritiques.free.fr/spip....

5 – André Dréan : « Lovelock, l’hypothèse Gaïa », Temps critiques no 11 (hiver 1999) ; A. Dréan : « Contribution à la critique du catastrophisme », in Temps critiques no 14 (hiver 2010).

6 – Bernard Pasobrola, « Systèmes fluidiques et société connexionniste », Temps critiques no 16 : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article288

7 – Cf. Temps critiques, no 15, hiver 2010 et la domination du niveau I.

8 – Cf. Capital contre nature, J-M. Harribey et Mickaël Löwy (dir.), Paris, PUF, coll. « Actuel Marx confrontation », 2003.

9 – Pour Élisée Reclus : « l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même », cité par Ph. Pelletier, Climat et capitalisme vert. De l’usage économique et politique du catastrophisme, Nada, 215, p. 122.

10 – Et se trouve en rupture avec toute la tradition philosophique à la base du marxisme dont le principe est celui de non-identité de l’objet et du sujet, aussi bien avec Hegel pour qui l’homme s’oppose au monde naturel que pour Feuerbach qui réintroduit l’homme dans la nature extérieure, mais à laquelle il est lié dans une unité biologique et sociale et finalement pour Marx à travers l’idée d’appropriation humaine de la nature.

11 – À partir du moment où une société se constitue l’environnement devient significatif. Il n’existe pas comme objet, c’est nous qui le faisons exister comme objet, mais il n’est pas non plus un sujet contrairement à ce que croient les disciples de Gaïa ou autres.

12 – Toutefois elle se retrouve parfois chez Marx dans les Manuscrits : « Moins tu es, moins tu manifestes ta vie, plus tu possèdes, plus ta vie aliénée grandit, plus tu accumules de ton être aliéné » (op. cit., p. 103).

13 – François Fourquet, Les comptes de la puissance ; histoire de la comptabilité nationale et du Plan, Paris, Éditions Recherches, coll. « Encres », 1980.

14 – Le même débat a agité l’Allemagne pour savoir si le nazisme avait été un irrationalisme absolu ou une forme de rationalisme.

15 – Là où il le déplore, certains y voient une possibilité de remettre les pendules à l’heure pour un nouveau projet communiste comme Claude Bitot qui remet en avant le communisme frugal de Babeuf, un communisme sans croissance et de faible productivité (cf. aussi B. Astarian).

16 – T. Keller, Les verts allemands, un conservatisme alternatif, L’Harmattan, 1993, p. 32. Il en profite pour revaloriser l’anti-productivisme de gauche que l’on retrouve évidemment chez Landauer et la pensée de la communauté sur le modèle agricole ; et aussi de W. Benjamin qui oppose à la phrase de Marx : « Les révolutions sont les locomotives de l’histoire de l’humanité » son « La révolution est le geste par lequel on tire le signal d’alarme du train qui transporte le genre humain » (op. cit., p. 74). C’est encore plus net avec Marcuse surtout avec Contre révolution et révolte (1973) dans lequel apparaît la notion d’écologie.

17 – La croissance démographique suivrait une progression géométrique, c’est-à-dire qu’elle est l’effet d’un pouvoir multiplicateur (par exemple, si elle est de raison 2, cela nous donnerait la progression au cours des années t (n) : 2, 4, 8, 16, 32. Alors que la croissance des subsistances suivrait une progression arithmétique, c’est-à-dire additionnelle, par exemple si elle est de raison 3, cela donnerait pour t (n) : 3, 6, 9, 12, 15.

18 – Cf. K. Polanyi et la loi de Speenhamland dans La grande transformation, Gallimard.
Cela correspondait aussi à un changement de paradigme avec le développement naissant du capital. L’économie classique, en cherchant l’origine de la richesse des nations (Smith) et de la valeur (Ricardo), rompait avec l’idéologie mercantiliste qui faisait que la puissance des nations reposerait sur le nombre de sujets à disposition du souverain.

19 – Bernardo aurait pu citer la note 3 du chapitre 2 de la TG de Keynes où il réhabilite Malthus contre Ricardo et le chapitre 23 de la TG « Notes sur le mercantilisme » où il cite longuement Malthus. Keynes a en outre écrit un Essai sur Malthus Essay on Biography. En effet Keynes est très reconnaissant à Malthus d’avoir montré le rôle de la demande effective, de la dépense, le caractère nuisible de l’épargne.
Toutefois Keynes pensait qu’à terme (pour lui maintenant en gros) que nous pourrions réduire drastiquement le temps de travail et nous libérer de la contrainte économique sous-estimant le caractère infini du besoin (Veblen) et la capacité du capitalisme de jouer de l’innovation pour le stimuler (Lettre à nos petits enfants).

20 – Portée dans le champ de l’écologie, c’est une sorte de reproduction du « Socialisme ou barbarie » de Rosa Luxembourg.

21 – Elle-même relevant du même procédé ayant donné lieu à la brochure bordiguiste d’Axelrad : « Auschwitz ou le grand alibi ».

22 – Thomas Malthus, Principles of Political Economy, Considered with a View to their Practical Application, Augustus M. Kelley, 1964.

23 – Une idée qui sera par la suite développée par Th. Veblen dans sa théorie de la classe des loisirs.

24 – Ricardo est bien sûr à l’opposé de cette « vision du monde » puisqu’il théorise la rente in fine comme liée au monopole (même s’il intègre la fertilité différentielle — les terres les plus fertiles produisent plus de rente), et souhaite la liquidation des nobles par la baisse des prix du blé pour accélérer l’accumulation du capital par hausse des profits et baisse des coûts salariaux indexés sur les prix des subsistances (anticipant la théorie de la plus-value relative — le coût salarial baisse, mais le niveau de vie des ouvriers ne baisse pas et peut même légèrement augmenter temporairement si la vitesse de l’accumulation stimule la demande de travail plus vite que l’offre de travail (elle-même liée aux subsistances disponibles pour la classe ouvrière — en ce sens Ricardo est malthusien puisque l’offre de travail c’est-à-dire la population augmente au rythme de l’offre de subsistances ce qui est faux à long terme bien entendu). À terme, les salaires sont quand même fonction du coût du panier de subsistances et donc très contraints vers le minimum social.
On connaît la suite : « Ricardo conquit l’Angleterre comme la Sainte Inquisition l’Espagne » comme l’écrira Keynes dans la Théorie Générale (1936) et effectivement le Royaume-Uni opta pour la croissance capitaliste libérale avec le libre échange, la dérégulation du marché du travail (1834) et l’étalon or… ce qui la différencia de la France très nettement où le capitalisme peina à s’imposer sous cette forme (petite propriété paysanne, Lois Méline protectionnistes).

25 – Dans le développement des forces productives, il arrive un stade où naissent des forces productives et des moyens de circulation qui ne peuvent plus être que néfastes dans le cadre des rapports existants et ne sont plus des forces productives, mais des forces destructrices (le machinisme et l’argent) » (ES, p. 67-68).

26 – « Nous ne devons pas nous vanter trop de nos victoires humaines sur la nature. Pour chacune de ces victoires, la nature se venge sur nous. Il est vrai que chaque victoire nous donne, en première instance, les résultats attendus, mais en deuxième et troisième instance, elle a des effets différents, inattendus qui trop souvent annulent le premier. Les gens qui, en Mésopotamie, Grèce, Asie Mineure et ailleurs, ont détruit les forêts pour obtenir de la terre cultivable, n’ont jamais imaginé qu’en éliminant ensemble avec les forêts les centres de collecte et les réservoirs d’humidité ils ont jeté les bases pour l’état désolé de ces pays » (op. cit., ES, 1968, p. 180-181).

27 – Das Kapital, Livre III, Dietz Verlag, 1960, p. 784 et 820, traduction M. Löwy et p. 828, il ne définit plus le socialisme comme la domination ou le contrôle humain sur la nature, mais plutôt comme contrôle sur les échanges matériels avec la nature. « La seule liberté possible est la régulation rationnelle, par l’être humain socialisé, par les producteurs associés, de leur métabolisme (Stoffwechsel) avec la nature, qu’ils le contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par lui comme par une puissance aveugle ».

28 – Je ne pense pas que ces limites puissent être évaluées à l’aune de chiffres d’ailleurs plus ou moins précis comme Pelletier essaie de le faire, p. 35 et 36 de son Quand la géographie… Ce genre de calcul n’aurait d’importance que dans l’absolu de conditions idéales de reproduction, c’est-à-dire non seulement de fin du capitalisme, de maintien d’une haute productivité sans productivisme et d’une résolution du problème de la concentration urbaine, sans passer par une solution pol-potienne.

29 – Suivant le même principe que celui développé dans notre livre Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme, Acratie, 2014. Par exemple, les réserves de pétrole ne sont épuisables que dans le cadre d’une société énergivore et reposant sur cette forme de combustible.

 

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