Temps critiques #18

La communauté humaine : une société sans argent ?

, par Bruno Signorelli

Positionnement et historique de la question

Définir d’une façon quelque peu précise ce que serait concrètement une société sans domination, sans argent que j’appelle « communauté humaine », a toujours constitué une tâche délicate.

Néanmoins, je vais essayer d’exprimer ce avec quoi je veux rompre pour en finir avec la société capitaliste d’aujourd’hui que je définis par les termes de « société capitalisée1 ». Selon moi les points fondamentaux pour rompre avec la société capitalisée, sont :

  • En finir avec la domination en général et plus particulièrement avec un rapport social basé sur la subordination des non-propriétaires aux propriétaires de capital et la reproduction d’une hiérarchie statutaire et sociale.
  • Retrouver un lien avec la nature qui remette en question la fuite en avant technologique vers l’obsolescence généralisée et un devenir hors nature.
  • Enfin et c’est là-dessus que je centrerais mon intervention ici, en finir avec l’échange marchand et toute idée de valeur en général et donc, concrètement, en finir avec tout équivalent général. En finir donc avec la monnaie comme médiation et l’argent comme symbole

 

Pour commencer, je voudrais citer quelques passages de Moses Hess sur l’argent2 :

  • « Qu’est-ce que l’argent ?

C’est la valeur exprimée en chiffres de l’activité humaine, la valeur d’échange de notre vie.

  • L’activité des hommes peut-elle être exprimée en chiffres ?

L’activité humaine, pas plus que l’homme lui-même n’a de prix, car l’activité humaine est la vie humaine que ne peut compenser aucune somme d’argent, elle est inestimable.

  • Que devons-nous déduire de l’existence de l’argent ?

Nous devons en déduire l’existence de l’esclavage de l’homme ; l’argent est le signe de l’esclavage de l’homme puisqu’il est la valeur de l’homme exprimée en chiffres.

  • Combien de temps les hommes resteront-ils encore esclaves et se vendront-ils avec toutes leurs facultés pour de l’argent ?

Ils le demeureront jusqu’à ce que la société offre et garantisse à chacun les moyens dont il a besoin pour vivre et agir humainement, de telle sorte que l’individu ne soit plus contraint à se procurer ces moyens par sa propre initiative et dans ce but à vendre son activité pour acheter en contrepartie l’activité d’autres hommes. Ce commerce des hommes, cette exploitation réciproque, cette industrie qu’on dit privée, ne peuvent être abolis par aucun décret, ils ne peuvent l’être que par l’instauration de la société communautaire, au sein de laquelle les moyens seront offerts à chacun de développer et d’utiliser ses facultés humaines.

Ceci dénote qu’au XIXe siècle, chez nombre d’éléments que l’on peut qualifier de radicaux pour l’époque, la question de la rupture avec l’argent était cruciale. En outre, on peut aussi citer quelques passages des Manuscrits de 1844 de Marx sur l’argent : « L’argent, du fait qu’il possède la qualité de tout acheter et de s’approprier tous les objets, est l’objet dont la possession est la plus éminente de toutes. L’universalité de sa qualité est la toute-puissance de son essence. Il passe donc pour tout puissant… » (GF-Flammarion, pages 207-208). Afin d’illustrer son propos, il cite aussi des passages de Goethe et Shakespeare sur l’argent.

Aujourd’hui, avec le développement de la valeur et aussi son autonomisation, le « il passe pour... » de Marx n’a plus rien d’une métaphore. L’argent est au centre de notre existence, sa quête perpétuelle conditionne notre survie. L’argent engendre des états de conflits, de concurrence entre les individus dont la frustration par rapport à la pauvreté des relations humaines est compensée par l’envie de consommer. Avec la mercantilisation des activités humaines, les rapports humains ne semblent plus dépendre des hommes mais sont déterminés par un symbole : l’argent.

La révolution retournée

Pour définir le monde auquel j’aspire depuis très longtemps je dirais au premier abord qu’il faut rompre de suite avec le salariat sans passer par une phase de transition qui figurait pourtant dans les canons de l’orthodoxie marxiste et du programme prolétarien. Ce qui pourrait jaillir de ce processus d’abolition du salariat serait un profond changement du rapport social amenant les êtres humains à prendre en charge leur vie et bouleversant les fondements de celle-ci tout en se posant la question des médiations nécessaires à ce mouvement. Quelles sont les perspectives aujourd’hui qui pourraient nous permettre d’envisager un tel dépassement de ce monde. Comment peut-on passer d’une critique essentiellement théorique de ce monde à sa critique pratique ? Une question peu évidente car aujourd’hui, le rapport social capitaliste est bien plus présent et envahissant qu’à l’époque de Hess et de Marx, dans le sens où il tend à capitaliser toutes les activités humaines y compris celles qui y échappaient en partie avant (cf. des activités aussi différentes que la garde d’enfants et la rentabilisation mercantile des découvertes issues des recherches en sciences du vivant). C’est qu’avec la fin des luttes prolétariennes s’inscrivant dans une perspective révolutionnaire, c’est le capital qui se fait révolution en cherchant à réaliser l’unité de son procès (cognitif, productif, commercial et financier). Par le biais de la révolution technologique et particulièrement des NTIC, il a envahi tous les aspects de notre vie, en miniaturisant les forces productives et en les rendant dans le même mouvement des objets techniques à consommer. Toujours le procès de totalisation du capital ! L’adhésion des dominés à ce système s’est confirmée avec le développement du « consumérisme », de la société de consommation. Du New deal aux Trente glorieuses, la vision du capital a été de ne plus considérer principalement le prolétaire en tant que producteur, mais plutôt en tant qu’usager et consommateur dans le passage de la société bourgeoise à la société du capital. L’ère du consumérisme, avec le mode de régulation fordiste des rapports sociaux, s’effectue dans une phase de domination réelle du capital3. Un processus qui va atteindre son plein développement dans la restructuration entrepreneuriale des années 1980. La domination du capital devient totale dans le sens où tendanciellement tout a vocation à devenir capital. Dans cette forme, c’est le capital fixe qui devient dominant à travers, entre autres, l’intégration de la techno-science au procès de production.

Avec l’emprise de la techno-science, le capital devenant « total », il se fait totalitaire au sens où il réduit toutes les activités à une activité de capitalisation alors même qu’il se présente comme la source de nouvelles libertés/possibilités, des plus insignifiantes jusqu’à celles plus fondamentales, qui pourraient conduire à l’utopie d’une sortie de la nature, qu’elle soit extérieure (domination sur la nature) ou intérieure (artificialisation sans limites de l’humain, « seconde nature »).

Le capital se reproduit de plus en plus vite, il devient fictif, virtuel ; il remodèle la nature et l’activité humaine dans tous ses aspects. Financiarisation et fictivisation du capital sont les caractéristiques du mode de fonctionnement actuel du capital. Le capital se présente comme la source de la survaleur : le profit efface la plus-value. Le travail devient inessentiel dans le procès de valorisation, un maillon de la chaîne parmi d’autres du processus d’ensemble. Le capital fictif devient un élément majeur dans l’apport de liquidités et de flux financiers servant à relancer l’économie comme on a pu le voir dans le New Deal hier, dans le financement des nouvelles technologies de l’information et du vivant aujourd’hui. L’ère keynésienne a eu recours au capital fictif provoquant aussi l’endettement des États, des entreprises, des banques d’affaires par rapport aux banques centrales, mais aussi le redémarrage des économies. À partir des années 1980, l’augmentation de la dette des États a été concomitante du développement du capital fictif mais sans atteindre les taux de croissance du niveau de la phase précédente. Dans ce mouvement de financiarisation/fictivisation, la dette des États est un moyen privilégié. Les plus puissants comme les plus faibles adoptent une économie d’endettement. En effet, les plus puissants sur la base de qui est le plus riche peuvent emprunter le plus car ils captent de la richesse externe par ce biais. Les États-Unis en sont un exemple concret, pays le plus endetté parce qu’il est le plus puissant ; les plus faibles parce qu’ils peuvent se gonfler par le recours à une respiration artificielle à faible coût tant qu’une crise d’une certaine ampleur comme celle de 2008 ne se manifeste pas.

Le capital utilise donc le crédit d’une façon structurelle et non plus simplement conjoncturelle comme dans la phase keynésienne précédente

Le capital n’épargne rien, ni personne.

Jacques Camatte à la fin des années 70, parlait d’anthropomorphose du capital, le capital se faisant homme ; et aussi l’homme est « capitalisé ». Cela signifie que la société du capital ne se caractérise par seulement par le fait de « marchandiser », mais aussi par le fait d’imposer ses propres « valeurs » qui ne sont pas uniquement celles de « l’avoir plus en argent » (l’éternelle opposition d’origine religieuse entre l’être et l’avoir, la chair et l’esprit). À titre d’exemple, il ne s’agit pas simplement d’avoir plus d’argent, mais aussi, et surtout, d’avoir plus de puissance. En particulier, pour le capital global, sa puissance se démontre par ses tentatives de gagner en compétitivité et parts de marché grâce à plus de fluidité et rapidité de circulation même s’il doit pour cela faire des coupes dans toutes les activités qui l’immobilise avec pour démonstrations actuelles les constantes délocalisations et la flexibilité du travail. Deux tendances fortes qui accompagnent la mobilité accrue du capital rendant ainsi la force de travail de moins en moins essentielle dans le procès de valorisation.

La nécessaire rupture

Dans la mesure où le capital est tendanciellement « tout » et s’accapare de tout, de quelle façon pourra-t-on entrevoir une rupture avec cette société capitalisée ? Dans l’immédiat, je parlerai en termes de rupture théorique, c’est-à-dire qu’il est important que sur le plan théorique on sache de quelle façon on envisage la rupture. Des mesures radicales sont primordiales pour mettre fin au capitalisme et ceci sans période de transition comme nous le disions en tête d’article, sinon on retombe encore dans les vieux schémas (gestion de la transition, autogestion, bons de travail, bureaucratisation, État du prolétariat) basés sur la centralité du travail ouvrier et de l’usine. Dans cette perspective traditionnelle, un des éléments de cette transition devait consister en une mise au travail productif et ouvrier pour tous, programme commun du « gauchiste » Pannekoek pour la révolution allemande et de Lénine-Trotsky pour l’URSS de la période du communisme de guerre. Programme prolétarien réalisé finalement… par le capital qui a imposé le salariat peu ou prou à l’ensemble de la planète et à hauteur de 85 % de la population active pour les pays les plus « avancés ». Il ne faut toutefois pas confondre extension de la norme salariale et prolétarisation. L’argent a coulé et circulé à flot pendant les Trente glorieuses dans les pays les plus riches et même ensuite, par exemple dans les pays dits émergents où à côté d’une massive prolétarisation d’anciens paysans, des dizaines de millions de salariés ont accédé au statut de classe moyenne eu égard au niveau de vie de leurs pays respectifs. Cela a rendu caduque la thèse défendue par l’économie classique puis par Marx, d’une tendance à une paupérisation absolue puisque la distribution des salaires s’est massifiée et une redistribution des revenus est venue socialiser encore davantage ce salaire.

Par ailleurs, aujourd’hui la diffusion des nouvelles technologies pose les bases d’une mutation anthropologique ouvrant sur un monde basé sur la vitesse et l’immédiateté, sur la virtualité aussi avec la dématérialisation de la monnaie et l’extension du crédit aux ménages. La société du capital est allée au-delà des rapports de consommateurs (achat/vente) en intensifiant les flux de marchandises et de finance à travers le monde, mais aussi les branchements entre individus facilités par la miniaturisation des produits de l’information et de la communication. Les individus sont atomisés, fascinés aussi par un monde virtuel (développement de l’image) où des machines remplacent les humains (développement des robots). Le face à l’écran (télévision, ordinateur ou smartphone) est devenu la troisième activité après le travail et le sommeil.

De la même façon que nous parlons d’une évanescence de la valeur4, nous assistons à une évanescence de société, du « lien social » comme disent les sociologues. La tension individu-communauté semble rompue quand les solidarités organiques mises en place par l’État (protection sociale) suite à la destruction des solidarités mécaniques par l’industrialisation, l’urbanisation et le tout marché ne fonctionnent plus ou mal. Des solidarités qui ne peuvent aujourd’hui être réactivées qu’à la marge (exemple dans les familles pour les solidarités mécaniques) ou dans le bénévolat et l’aide humanitaire (pour les nouvelles formes associatives subventionnées par un État redéployé en une forme réseau).

Ce délitement du lien social nous amène aussi à nous poser la question de ce que serait concrètement une société sans argent, sans domination et orientée vers l’entraide.

Aussi, la communauté humaine auquel j’aspire ne serait selon moi une société de production dans le sens où l’activité humaine serait certes basée sur l’assouvissement de nos besoins alimentaires, mais serait aussi et surtout l’expression de nos créations, au sein de la communauté. L’échange de produits ne serait pas fondamental5. Ce qui est créé n’est pas forcément échangeable (s’il y a échange, je parle d’échange non marchand) mais cependant pourra être utilisé ou pas utilisé en fonction des intentions de chacun.

Avec la fin du rapport marchand disparaît la domination du produit sur la production. Le fait de créer n’entraîne pas de possession sur un objet, l’activité de la communauté humaine ne sera plus basée sur la production/consommation. L’attrait de tel ou tel objet proviendra de sa « nécessité » non pas nécessaire au sens économique, mais répondant à un objectif décidé par la communauté… C’est aussi la disparition du producteur/consommateur. En finir avec l’argent et la domination, c’est aussi en finir avec les séparations qui sectionnent nos vies : producteur ou improductif, chômeur, consommateur ; en finir la notion de temps de travail/temps de loisirs. En étant partie prenante de l’activité humaine, on ne se sentirait ni producteur, ni consommateur, mais acteur dans la transformation de l’activité humaine. Les individus s’associeraient en fonction de leurs affinités, pour des tâches communes sans parcellisation.

En finir avec la domination, c’est en finir avec les antagonismes / rivalités, compétitions entre individus et ouvrir sur l’autre à travers une complémentarité et un enrichissement mutuel. La fin de la domination de l’argent permettra des relations plus fraternelles entre les êtres ou chacun pourra être seul ou avec les autres. Aujourd’hui l’échange, la valeur, le mouvement de reproduction du capital uniformisent nos vies : alimentation aussi « globalisée de par le monde », similarité de l’urbanisme à travers le monde, culture globale, enseignement de plus en plus identique dans différents pays.

À un moment de son histoire, le capitalisme a trouvé en la nation le cadre le plus approprié pour son développement. C’est d’ailleurs dans ce cadre que des millions de dominés ont été mystifiés et sacrifiés par des guerres mondiales, nationalistes ou autres. Cependant aujourd’hui, la situation est toute autre. Le capital tend à se débarrasser de ces caractères nationaux à partir du moment où ils constituent des entraves à sa fluidité, sa propagation, ses réseaux… bref à son caractère global !

La communauté humaine, avec la révolution à titre humain serait donc à la fois universelle puisque comme prémisse elle « profite » de la révolution du capital qui continue à universaliser, mais aussi locale par son mode de vie. Concrètement, on se doit de rompre avec les notions de territoires, de nation et évidemment d’État. La communauté humaine mondiale nous permettrait de nous déplacer où l’on veut sans avoir à présenter de papiers. Il n’y aurait plus de frontières culturelles ou étatiques, les différences entre communautés constitueraient une ouverture vers l’autre.

L’aspiration à la communauté humaine à un monde sans argent pourrait naître de l’envie de vivre d’autres rapports entre les êtres qui ne supporteraient plus d’être réduits à la fonction de producteur ou non-producteur du capital. Les êtres humains ne seraient plus appelés producteurs car la société ne serait plus déterminée par des fonctions sociales. Il y aurait une utilisation collective ou personnelle de ce que produit la communauté. La priorité du partage remplacerait la constante de l’échange. Les êtres humains s’associent pour accomplir telle ou telle action, partager tel plaisir ou telle émotion ou répondre à une aspiration de la communauté sans qu’il y ait une structure hiérarchisée qui régente cela. Avec l’abolition de l’argent et de la marchandise, il existerait un contrôle conscient des êtres humains sur leur propre activité, au travers des relations et interactions existant entre eux et le reste de la nature.

La communauté humaine serait une société où la première richesse résiderait dans les relations humaines basées sur la convivialité et l’entraide.

 

Bruno Signorelli (été 2015-printemps 2016)

 

Notes

1 – Cf. Temps critiques n° 15 et le vol. IV de l’anthologie des textes de la revue : La société capitalisée, L’Harmattan, 2014

2 – Catéchisme communiste.

3 – Quelques mots sur ce concept, la revue Invariance a développé à partir de l’analyse du sixième chapitre inédit du Capital, une analyse des rapports entre domination formelle et domination réelle. Dans la domination formelle, le procès de travail est déjà soumis au procès de valorisation du capital (ce qui n’est pas le cas dans la phase antérieure de la petite production marchande). Le procès de travail est soumis au capital et le capitaliste entre comme dirigeant dans ce procès (Marx, Un chapitre inédit du capital, 10/18, p. 191). Le stade de production y est déjà proprement capitaliste, mais pas encore celui de la reproduction. Dans la phase de la domination réelle, la subordination directe du procès du travail au capital subsiste, mais ce procès de travail perd progressivement sa prédominance au profit d’un procès de plus en plus abstrait et rendu indifférent à toute forme particulière de travail.

4 – Cf. J. Guigou et J. Wajnsztejn, L’évanescence de la valeur, l’Harmattan, 2004

5 – Sur la notion d’échange, dans le courant de la gauche italienne, en particulier Bordiga, la rupture avec cette notion est assez claire : « là où je trouve échange, concurrence, capital, argent j’ai le droit de dire : forme économique bourgeoise, non-socialiste ». Bordiga aborde la communisme en tant que société non mercantile, avec suppression de l’échange et du don car ce dernier serait un échange différé (Bordiga ne l’envisage que sous la forme don/contre don). Il dénonce la production pour la production (contre le développement des forces productives) le but de la société est l’homme non la production.