Temps critiques #17

La valeur n’est pas une catégorie explicative

, par Jacques Wajnsztejn

Pourquoi partir de Marx quand même aujourd’hui ?

Parce qu’il a une conception d’ensemble du capital comme accroissement de valeur. Le capital peut donc prendre différentes formes qui sont toutes des supports de valeur, sans qu’aucune puisse être laissée de côté. C’est parce qu’il a cette perspective large que Marx peut intégrer parfois des éléments qui ne seront pas au cœur de sa démarche centrale restée en grande partie « classique » malgré son désir d’une critique de l’économie politique. Ainsi, c’est parce qu’il envisage la multiplicité des formes qu’il intègre à sa réflexion la notion de valeur monétaire et qu’il affirme même « la valeur d’échange et le système monétaire, constituent en fait le fondement de l’égalité et de la liberté1 », alors même que sa position principale est de concevoir l’équivalent général comme le produit de l’aliénation des relations sociales des hommes. C’est pourquoi cette idée de valeur monétaire sera absente de ses schémas de reproduction qui se font dans les termes de Ricardo, c’est-à-dire du travail incorporé.

C’est ce qui a autorisé des générations de marxistes à faire naître la valeur à l’intérieur du processus de production parce que reconnaître que la valeur n’existe qu’une fois validée socialement dans la circulation et la consommation conduisait à reconnaître que dans la production la valeur est encore non-valeur et que le travail n’en est pas sa source2. Pourtant, cette possibilité a été envisagée par Marx3, car comment croire que des marchandises non vendues ont une valeur alors que pour qu’il y ait valeur il faut qu’il y ait une estimation et pour que cette estimation survienne il faut qu’il y ait l’espoir d’une possibilité d’échange et donc que les biens ou les services soient dès l’origine conçus dans la perspective de leur mobilité ? À la limite les néo-classiques sont plus cohérents que les marxistes sur ce point puisqu’ils lient valeur et utilité et qu’il n’y a pas de production de choses inutiles, ce qui permet de faire le lien entre offre et demande, entre production et consommation4. Les principes toyotistes, qui ont en partie relayés ceux du fordisme, ainsi que l’économie de flux, qui semblent aujourd’hui prédominer, ne font que confirmer l’importance de la notion de valeur monétaire.

De la même façon, Marx n’intègre pas le crédit bancaire dans ses schémas de la reproduction alors qu’il reconnaît parfois l’existence du capital fictif et son rôle dans la dynamique du capital parce que comme nous venons de le dire, le capital, dans la multiplicité de ses formes peut se dégager de son support physique et préférer temporairement la capitalisation et la virtualisation de la production à la recherche du surproduit et de l’accumulation. Marx ne voit l’argent que dans sa fonction d’équivalent alors qu’il est aussi crée ex nihilo comme moyen de paiement ce qui permet d’expliquer la dynamique du capital (procès de fictivisation). En fait, la fonction d’équivalent ne réapparaît que dans les crises et encore, pas pour tout le monde dans les mêmes proportions. C’est ce qui est demandé aujourd’hui à des pays comme la Grèce. On lui demande de « montrer son équivalent » comme si on était encore à l’époque de l’étalon-or. Mais personne ne demande de faire de même aux États-Unis !

Pour résumer : en période de croissance forte et stable comme pendant les Trente glorieuses, le capital a tendance à se séparer de la forme argent. On peut dire alors que le capital domine la valeur par le contrôle de la demande, que ce soit celle des entreprises ou bien celle des ménages. C’est la période d’expansion du capital fictif. Mais ce qu’on appelle « la crise », depuis le milieu des années 1970, est devenu un nouveau mode de gestion de l’incertitude. En effet, la dynamique du capital qui préside à sa « révolution » est loin d’être entièrement maîtrisée. Restructurations et concentrations sur des marchés hautement concurrentiels et en partie saturés remettent en cause les situations acquises et c’est la rentabilité de court terme ou de moyen terme qui devient le nerf de la guerre (économique). Le capital hésite donc à se séparer de la forme argent et c’est pour cela qu’il privilégie une reproduction rétrécie et une capitalisation différentielle. Le capital n’a plus à dominer la valeur puisque celle-ci s’est faite évanescente. C’est ce que ne comprennent pas tous ceux qui voient dans la financiarisation une autonomisation par rapport à l’économie « réelle ». La domination s’exerce aujourd’hui sur certaines fractions du capital qui occupent une position dominée dans la hiérarchisation en trois niveaux que nous développons par ailleurs ; et bien évidemment, sur le pôle travail, c’est-à-dire les salariés.

Valeur d’usage et valeur d’échange

Cette distinction entre deux formes de valeur n’est valable que dans la domination formelle du capital et encore, car l’existence d’une valeur d’usage suppose l’existence d’une valeur concrète, d’une utilité de la marchandise comme si elle pouvait exister en dehors de la valeur d’échange, c’est-à-dire d’un « système de valeur ». Mais, dans la perspective originelle de Marx, la valeur d’usage semble échapper à l’abstraction de la valeur comme si elle ne participait pas déjà d’une transformation et d’une domination sur la nature extérieure5. Ainsi, elle échapperait au rapport social capitaliste parce que si on en reste à cette seule valeur d’usage, il y a bien travail concret, mais pas encore travail abstrait ; il y a bien déjà marchandise, mais pas encore fétichisme de la marchandise. La valeur d’usage échapperait donc à la détermination historique en étant en quelque sorte la vérité de l’objet, son essence recouverte par l’apparence dans sa valeur d’échange6. De la même façon que sous le travail salarié se cacherait l’activité libre, sous la valeur d’échange se cacherait son utilité. Mais cela bute sur une aporie de taille : même si on s’en tient à la théorie marxiste, comment des valeurs d’usage seraient-elles comparables sans leur valeur d’échange ? Pour essayer de sauver le montage, Marx est obligé d’appeler au secours une théorie des besoins qui va fournir son substrat à l’utilité. « À chacun selon ses besoins » dit Marx. Ce besoin est construit dans le cadre d’un rapport de prédominance de la production matérielle qui inclut une domination sur la nature extérieure7. Mais dans la domination formelle du capital, la valeur d’usage repose déjà sur une fonctionnalité et une rationalité par rapport à quelque chose qui dépasse l’utilité où plutôt quelque chose qui la surplombe, à savoir des rapports sociaux qui ont engendré une « économie ».

À première vue, on peut dire que la fonction d’utilité utilisée par les néo-classiques est plus cohérente quand elle dit que ce qui est consommé n’est pas le produit lui-même, mais son utilité, rendant subjective toute appréciation des besoins. Mais à y regarder de plus près, elle perd sa raison d’être avec la domination réelle quand s’amorce le processus d’unification du capital et que le caractère de représentation de la valeur se confirme. Cela se repère aussi bien au niveau théorique avec la déclaration de Keynes sur le caractère métaphysique des théories de la valeur (c’est comme de discuter du sexe des anges dit-il en substance) qu’avec le développement de la production des nouveaux « besoins » et la mise en place d’un processus de transformation désirs-besoins-objets-marchandises qui rend obsolète la distinction VU/VE puisque la première, en tant qu’elle est d’abord valeur d’usage pour le capital, est englobée dans la seconde. Désormais, tout se vend et tout s’achète. Mais cet accent sur la VE, en fait sur le concept de marchandise, est devenu aujourd’hui une banalité de base de la critique anticapitaliste (« le monde n’est pas une marchandise »). Elle s’accompagne souvent d’une réhabilitation des besoins au nom d’une valeur d’usage « pour la vie » qui fournirait une alternative8. Or, en tendance, il n’y a plus « d’utilité » que dans le cadre de l’usage qu’en fait la société capitalisée. C’est tout le sens de l’attaque contre les services publics dans des pays où ils sont traditionnellement forts comme en France. Il s’agit de transformer tout le monde (élèves, malades, etc.) en usagers de la société capitalisée. Je préfère employer ce dernier terme que celui « d’usager du capital » que nous avons souvent employé à la suite de la revue Invariance parce qu’il me paraît mieux rendre compte des différentes situations et modalités de la symbiose État/capital à l’œuvre. En effet, transformer les individus en usagers ne nécessite pas forcément de les transformer en clients, car la question de la propriété privée n’est plus fondamentale dans la domination réelle du capital. En effet, il n’y a pas que le modèle marchand anglo-saxon qui peut présider à la transformation en cours et d’ailleurs les résistances au fait qu’elle puisse prendre un tour exclusivement marchand sont nombreuses depuis les années 1980, surtout en France, il est vrai.

C’est aussi le sens, dans un autre domaine, de la fabrication d’objets sur la base de « l’obsolescence programmée ». Et c’est enfin le sens d’une course à l’innovation dans les nouvelles technologies de la connexion qui rend redondants beaucoup des nouveaux objets produits (cf. le développement encore en germe des objets multifonctionnels).

Si on assiste parfois à des détournements de l’objet technique hors de sa fonction originelle comme par exemple les actions des hackers dans les NTIC, il faut reconnaître que cela reste des gestes très minoritaires et pour tout dire militants, alors que pour la grande masse il n’y a pas de distance critique vis-à-vis de l’usage de ces nouveaux objets qui simulent échanges et communication alors qu’il sont présentés comme en étant des stimuli.

Le prix domine les valeurs

 Le passage à la société capitalisée poursuit et complète ce processus de dévalorisation de l’usage en rendant de plus en plus artificielle et/ou arbitraire la notion de valeur d’échange à travers les prix administrés, les prix de monopoles ou d’oligopoles, les prix de transfert intra-firmes et même le prix de la force de travail (SMIG, hausse démesurée de certains salaires9 sans rapport avec une quelconque compétence ou productivité de la force de travail, revenu social qui tient une place de plus en plus grande dans le revenu : primes et bonus, stocks options, etc.). Le capital domine concrètement la valeur par l’intermédiaire des prix. Cela rend d’ailleurs caduc le problème insoluble du marxisme qui a consisté à vouloir expliquer la transformation des valeurs en prix. Hilferding, dans son Finanzkapital a été le premier a tenté de résoudre la question de la transformation des valeurs en prix de production… non pas comme Rosa Luxembourg, pourtant sa contemporaine, en retravaillant les schémas de Marx, mais de façon empirique en décrivant le processus de concentration du capital. Toutefois, cette reconnaissance théorique ne sera pas couronnée de succès au niveau politique avec la dérive réformiste des politiques anti-monopolistes des sociaux-démocrates puis des partis communistes orthodoxes.

 Ce sont les luttes de l’ouvrier-masse en Italie qui feront resurgir cette question du rapport entre valeur et prix à travers le concept opéraïste de « salaire politique ». Dans la dernière période fordiste, celle de la fin des Trente glorieuses, les prix de production sont en fait directement conditionnés par les prix de la force de travail à travers les luttes sur le salaire, expression monétaire de la valeur du travail ouvrier. Si à l’époque de Hilferding les entreprises monopolistes font dévier les prix par rapport aux valeurs grâce à leur plus forte composition organique de capital, c’est aujourd’hui la mobilité des capitaux dans des secteurs moins capitalistiques, mais à forte productivité qui permettent de réduire le nombre de travailleurs et augmente le taux de profit donc le rendement des entreprises cotées en Bourse10. Celles-ci peuvent alors licencier, mais pour des raisons inverses de celles des PME. Les premières dégraissent parce qu’elles font des profits, les secondes licencient ou précarisent parce qu’elles n’en font pas ou trop peu. On ne peut mieux décrire ce que Nitzan et Bichler appellent la capitalisation différentielle11.

Le travail nécessaire n’est plus celui de production de valeur d’usage, mais de la seule valorisation du capital, de la capitalisation dirions nous et cela même si ça continue effectivement de passer par la production de marchandises-objets.

Le capital domine la valeur en affirmant ses propres catégories. Le coût de production et le prix12 remplacent la valeur13. Le profit se substitue à la plus-value, la croissance des formes de General intellect (ce que certains appellent maintenant le « capital cognitif ») compense l’augmentation de la composition organique du capital, la création d’argent ex nihilo (capital fictif) résout la question de la disponibilité aléatoire de l’épargne, l’État-réseau se substitue à l’État-nation en se faisant courroie de transmission entre le global, le national et le local. C’est le mouvement d’ensemble du capital (de l’amont à l’aval dans une chaîne où la phase de production n’est plus qu’une phase parmi d’autres et même plutôt moins importante que d’autres comme on le voit par exemple dans la « crise » de la production automobile14) qui crée quand même de la plus-valeur15.

Il n’y a donc pas autonomisation de la valeur. Soutenir cette position conduit d’ailleurs, tôt ou tard, à distinguer économie réelle et finance et à revenir à l’opposition VU/VE avec domination de la VE sur la VU. On retombe alors dans la revendication de l’utilité comme le font en général les moralistes et les anarchistes. Il y a évanescence et désubstantialisation de la valeur. C’est le triomphe de la valeur comme pure représentation.

La valeur n’est pas une « totalité », une réalité englobant tout dont il s’agirait de se défaire, elle est « totalitaire » dans le sens où elle a tendance à tout réduire à elle-même. Comment mieux dire qu’elle est une représentation ? Et alors, comment croire qu’elle peut engendrer autre chose que ses propres contra-dictions (au sens étymologique) dans le discours ? Il faut une bonne dose d’hégélianisme pour cela et penser que le capital réalise la philosophie de Hegel.

Tout le développement d’Anselm Jappe sur « le côté obscur de la valeur16 » ne fait qu’étendre cet aspect totalitaire d’une représentation, à des rapports sociaux qui justement résistent au déterminisme de la marchandisation. Par exemple, toute son analyse sur le travail domestique est victime de cette représentation totalisante et aboutit à faire de l’accès au travail salarié, une revendication féministe17. Comme disait Baudrillard dans Le miroir de la production18, il faut briser le sortilège de la valeur que Marx présente comme un mystère puisqu’il bute sur le fait que la valeur d’usage c’est déjà le monde de la valeur alors qu’il la voit que comme expression quasi naturelle de l’échange dans un mode de production donné fondé en l’espèce sur le travail comme activité vitale et néanmoins séparée. Marx en reste au modèle de Robinson Crusoë qui, séparé du monde extérieur et des rapports sociaux, retrouverait une naturalité des rapports permettant de réaliser le « À chacun selon son travail, à chacun selon ses besoins19 ».

Pour Marx, la valeur est la forme du travail abstrait et ce dernier en est la substance. Or la valeur ne résulte ni de l’utilité néo-classique ni du travail des marxistes orthodoxes, car la valeur n’est pas une propriété intrinsèque des marchandises. Cela apparaît clairement en ce qui concerne les valeurs mobilières. Leur immatérialité empêche déjà toute référence à une quelconque valeur d’usage directe et à une valeur quelconque autre que sa valeur du moment. Certains peuvent bien arguer d’une distorsion entre cette valeur (dite « réelle » ou raisonnable dans le langage boursier) et son prix gonflé par la spéculation, cette valeur « vraie » reste aussi virtuelle que la valeur « fausse », que représenterait sa cotation en Bourse. Cette désubstancialisation de la valeur est bien marquée par le fait que la spéculation sur les valeurs n’est pas une spéculation sur une valeur donnée, mais sur des différences de valeur dans le temps. Il ne s’agit pas de posséder, d’accumuler, mais de capter. Là encore nous sommes en plein dans la description du procès de capitalisation et dans un esprit du capitalisme centré sur les jeux20 de pouvoir en vue de la puissance, dans un contexte de « reproduction rétrécie ».

Il est nécessaire de partir des formes modernes du salaire (monnaie + prestations) et non pas des catégories (les valeurs).

La valeur est représentation du travail social (passé comme présent) et non pas une propriété intrinsèque du produit et sa forme d’expression par excellence est monétaire ce qui inclut non seulement un droit d’achat sur les biens et services, mais un pouvoir de domination sur les hommes. On peut en donner un exemple avec la prétendue valeur de la force de travail censée permettre le calcul de la plus-value. Or précisément, la force de travail n’a pas de valeur intrinsèque, car ce n’est pas une marchandise qui a été produite. Ce n’est qu’une capacité et si elle a bien une valeur d’échange, sa vente ne correspond qu’à une disposition à travailler contre un salaire correspondant à une « évaluation sociale »21 correspondant elle-même à un rapport de force. Le salaire exprime un rapport social comme d’ailleurs les autres prix, mais plus encore. Et hors des prix et d’une comptabilité monétaire, il n’y a plus que des catégories philosophiques. Or une évaluation sociale peut très bien se passer d’une théorie de la valeur. Par exemple en calculant le rapport entre salaire et reproduction sociale à un moment donné.

Ces « catégories » utilisées par Marx sont directement issues des catégories primitives d’Aristote, puis des antinomies kantiennes transformées ensuite en contradictions hégéliennes.

Dans la tradition historique (Aristote et Hegel) des catégories (philosophiques), on sait que celles-ci s’articulent, s’associent, se confrontent, se transforment. Alors justement, en quoi Marx transforme-t-il les valeurs ? La réponse est : en prix de production, ce qu’il ne pourra jamais prouver, car quand on quitte le ciel des formes et catégories pour redescendre sur terre et se pencher sur les structures déterminées historiquement et économiquement, on ne peut que s’apercevoir qu’il n’y a pas de correspondance exacte entre les valeurs et les prix. C’est ce que reconnaîtra Marx au Livre III du Capital, un Livre jamais lu par ceux qui s’arrêtent au chapitre 1 du Livre I et ils sont nombreux à sacrifier à « l’horreur économique ». C’est aussi ce que je reconnais et développe explicitement depuis Après la révolution du capital et le n15 de Temps critiques.

Il est étonnant d’ailleurs que Marx, auteur d’une thèse sur Démocrite n’ait pas perçu toute la justesse de vue de ce prédécesseur d’Aristote qui, avec Empédocle et Parménide, entre autres, considérait qu’il ne faut pas se borner « à considérer seulement les principes immobiles [les catégories donc, Ndlr] dont dérivent les choses », mais qu’il faut porter attention aussi aux « principes moteurs par lesquels se produisent les choses ». Il faut croire que les catégories issues d’Aristote étaient nécessaires à Marx pour cadrer une théorie du capital immuable tout en corrigeant le caractère abstrait des catégories par un recours à Hegel qui lui permettait de rendre mobiles les catégories à travers le mouvement dialectique (thèse-anti-thèse-synthèse) et donc de les rendre historiques. De l’immuable historique en quelque sorte. Quel bel oxymore !

Pour moi nul besoin de ces catégories (de l’idéalisme catégorique devrais-je dire) pour parler aujourd’hui de l’exploitation ou de la domination capitaliste. C’est dans cette voie, je crois, que s’est engagée la revue Temps critiques. Faire un bilan et se pencher sur ce qui avait failli, non seulement le prolétariat et la croyance en le prolétariat, mais aussi la théorie du prolétariat et à sa suite la théorie communiste même si cette dernière n’était pas réductible à la première.

La valeur ne reste « obscure », pour reprendre la formule d’Anselm Jappe, que parce qu’on veut ignorer qu’elle est concrètement coordination d’activités séparées et qu’elle ne peut apparaître que sous la forme de transactions monétaires qui participent non pas d’un marché qui se développerait « naturellement » à partir du développement des échanges, mais d’une institution sociale-historique. Cela est nié par les marxistes parce que ce serait de l’ordre de la superstructure qui est dépendante de l’infrastructure économique, parce que ce serait de l’ordre de la circulation et non de la production alors que justement la dynamique du capital unifie et met en symbiose ces catégories de la séparation quand création de la valeur et réalisation de la valeur sont rabattues l’une sur l’autre, quand travailleurs et consommateurs sont les deux agents d’un même processus d’intégration productive.

Ce sont pourtant ces mouvements monétaires qui sont objectifs et non pas une « valeur objective » que l’on pourrait opposer aux fausses valeurs de la religion et des coutumes.

Par rapport à cette représentation qu’est la valeur, le capital développe son action et ce faisant transforme toute activité en travail tout en tentant de le valoriser sous la forme spécifique non pas du travail abstrait, mais dans la forme du rapport marchand. En effet, le rapport salarial qui normait la domination du travail abstrait dans le fordisme s’avère aujourd’hui un cadre institutionnel trop étroit et la révolution du capital remet en cause des procédures de normalisation et leurs médiations.

Le fétichisme de la marchandise et de l’argent

Comme Baudrillard le disait il y a déjà longtemps22, il fonctionne comme tarte à la crème de l’analyse radicale. Nous en avons pour notre part fait une critique dans L’évanescence de la valeur et aussi dans Après la révolution du capital. Mais ici, restons du côté de la valeur. L’insistance sur le concept de fétichisme signale, à rebours, l’idée de l’existence d’une « fausse conscience » vouée au culte de la valeur d’échange ou à de fausses valeurs ou encore à des valeurs « apparentes », c’est-à-dire superficielles, de l’ordre de l’avoir et non pas de l’être, bref tout un contexte moralisateur et pour tout dire religieux. Face à ce « faux », il faudrait en appeler au « vrai » : la conscience vraie, l’utilité, l’essence, etc.

Si on doit reconnaître l’existence du fétichisme dans la société capitalisée, ce n’est pas celui qui s’exerce vis-à-vis de substances ou des valeurs23, mais par rapport à des codes de branchement de l’ordre du désir même si celui-ci est produit avec une prédominance du sens d’aliénation sur le sens de libération (par exemple, la marque et la marchandise, mais la marque plus que la marchandise). Le fétichisme n’est pas une forme de sacralisation du réel, car la société capitalisée est largement désacralisée, mais une réponse à une logique des rapports sociaux.

Ce qui fascine donc tant dans l’argent aujourd’hui, ce n’est pas le fait d’en avoir besoin dans sa matérialité, mais d’être le symbole de la valeur en général et donc de toutes les valeurs. Une abstraction totale, mais sans mystification. Là encore rien à voir avec le fétichisme « primaire » de l’Avare de Molière ou du Grandet de Balzac24. À la limite, on peut dire que c’est le « système » qui est fétichisé.

En ce sens les anciennes formes de fétichisme conçu comme une force qui vient hanter les individus (vis-à-vis de la marchandise et de l’argent, de l’objet en général) parce que séparée de sa source (le travail dans le marxisme) laissent la place à un fétichisme du signe, mais conscient dans la mesure où il s’assume en tant que désir. Ce n’est pas le produit d’une « fausse conscience ». C’est d’ailleurs l’une des raisons qui amènent certains à revitaliser une valeur d’usage dans le champ des nouvelles technologies de l’information productrices de communication. Elles seraient potentiellement en dehors de la valeur d’échange parce que potentiellement gratuites soit par volontarisme idéologique et politique, soit parce que leur coût de reproduction est proche de zéro. Mais pour briser la logique de la valeur (d’échange) il ne faut pas réintroduire de la valeur (d’usage) ni simplement restaurer de la solidarité et de la réciprocité primitive, mais développer des échanges sous toutes leurs formes.

La valeur : représentation et signification

La valeur est alors d’autant plus une représentation que la société capitalisée réduit la valeur (et les valeurs) à une valeur-signe. Le « travail » de signification supplante en importance le travail productif dans la production d’un objet vidé de sa substance et de son histoire25.

Sur ce point du rapport entre représentation et signification je garde des doutes. C’est que le terme de représentation pose problème. En effet, la théorie de la représentation est dualiste. Elle sous-entend que le monde est peuplé de catégories objectives qui existeraient en dehors de la présence humaine. Par exemple à l’état de purs concepts comme la forme valeur ou le travail abstrait en dehors même d’un procès concret d’abstraïsation du travail. Il vaut donc mieux se situer dans le cadre d’une axiologie, c’est-à-dire d’un système de valeurs, ce que les castoridiens appellent les significations imaginaires sociales (SIS). Cette idée de valeur-signification départit la valeur de toute substantialité.

Ma formule : « la valeur comme représentation de la puissance » est elle aussi ambiguë. Je ne fais ainsi que repousser le problème et alors on pourrait me demander à juste titre : qu’est-ce que la puissance ? Car ma formulation conduit à penser que c’est la puissance cette fois qui est substance (la richesse matérielle par exemple) et on se retrouve dans le même cas de figure qu’avec la valeur.

Si la valeur est évanescente et non substantielle, elle ne peut rien représenter ni être représentée par rien. Elle n’existe que dans le langage social (« dans la tête des gens ») comme convention sociale dominante qui confère de la puissance à certains êtres (cf. les figures idéal-typiques produites par le capital au cours de son développement) ou à certaines classes. Mais quand je parle de la puissance, je ne cherche pas à la substantifier, mais juste à signaler qu’elle est à la source de cette axiologie de la valeur, à travers ses formes souveraines et étatiques. Bref, qu’il y a inhérence entre capital et État26. L’actualité et l’importance des « fonds souverains » sont l’un des signes de cette inhérence entre capital et État.

La richesse sociale n’est pas la substance de la puissance, mais plutôt un des signes de l’inhérence entre État et capital et d’ailleurs dans certaines langues l’association est éclairante. En allemand, on trouve la polysémie du substantif Reich (pouvoir-puissance) et de l’adjectif reich (riche) et du substantif Reichtum (richesse, abondance). En Angleterre, on a wealth à la fois comme richesse et comme puissance (Commonwealth).

Tout cela pour dire que la distinction entre richesse et puissance (une question très importante dans la détermination du pouvoir politique dans la Grèce antique) n’a plus guère de raison d’être dès que les échanges marchands se développent. C’est l’économie politique tout au long du XVIIIe et XIXe siècle qui va à nouveau séparer les deux notions, même si ce n’est pas pour les mêmes raisons.

C’est tout le champ de la signification et de la communication qui est resté extérieur à la vision de Marx, d’abord pour des raisons spécifiques à l’horizon de l’époque (la volonté de transformer l’économie politique en une science économique d’une part, la prédominance de la production matérielle d’autre part), ensuite parce que quand certains éléments en étaient reconnus dans la critique marxiste de l’économie politique, ils étaient rejetés dans le domaine des superstructures comme non déterminants « en dernière instance » pour reprendre le « bon » mot d’Althusser.

 

Notes

1 – K. Marx, Fondements de la critique de l’économie politique (Grundrisse), Anthropos, 1967, vol I, p. 194.

2 – Pour nous la théorie de la valeur-travail est dès le départ simplificatrice et aporétique (cf. Jacques Wajnsztejn, Après la révolution du capital, L’Harmattan, 2007) et elle ne présente plus de valeur politique. En effet, affirmer un travail productif tel qu’il était défini dans le programme n’a plus aucune portée pratique quand tout travail est devenu productif pour le capital. D’ailleurs, pour être juste, cette théorie de la valeur-travail n’a jamais été nécessaire à une théorie de l’exploitation à partir du moment où on ne cherche pas à la mettre en formule en tant que « taux d’exploitation ». Un taux d’exploitation que même les marxistes actuels ne mentionnent plus, bien incapables qu’ils seraient de le calculer. Tout cet argumentaire n’est plus guère soutenu que pour des soucis de cohérence interne de la part des défenseurs de l’invariance du corpus marxiste. Une brèche et tout s’écroule.

3 – Cf. p. 568 et 607, vol 1 des Œuvres, La Pléiade, et aussi un développement complet et technique sur ce point dans l’article de J.-M. Harribey : « Des prix de production au circuit monétaire », disponible sur internet.

4 – J’utilise ici un raccourci qui ne donne pas la mesure de la rupture au sein de la « science économique » que représente, par exemple, l’émergence de l’école marginaliste de la fin du XIXème siècle. Et au-delà, au sein de l’imaginaire capitaliste qui s’en trouve chamboulé par la séparation qui s’établit entre économie et éthique normative. Pour plus de développements, cf. J.-J. Goux : Frivolité de la valeur : essai sur l’imaginaire du capitalisme, Blusson, 2000. Pour ne citer qu’un exemple, chez Walras, la rareté ne repose pas sur le manque (là on est encore dans l’ordre du besoin), mais sur la subjectivité insatisfaite (là on est dans l’ordre du désir). L’économiste Ch. Gide pensait qu’il fallait remplacer le terme d’utilité, trop entachée de normativité par celui de désirabilité.

5 – Dans le même ordre d’idée le travail présenterait un double caractère, quasi naturel en tant que travail concret et donc utile (la référence implicite de Marx est le travail artisanal) et le travail abstrait ne serait que la forme capitaliste de ce travail considéré comme une activité vitale « le premier besoin vital » dit Marx dans les Manuscrits de 1844. Le travail abstrait n’est donc pas considéré aussi comme une forme du travail « en général ».

6 – Pour une critique de cette dialectique de l’essence et de l’apparence, développée par Marx, mais reprise par l’Internationale situationniste, puis par Krisis, cf. JG et JW : L’évanescence de la valeur, L’Harmattan, 2004, p. 96-103.

7 – C’est seulement au XVIIIème siècle que le concept de Nature est isolé comme potentiel de force et non plus comme ensemble de lois. Par exemple, la rationalité grecque est encore fondée sur une conformité à la nature qui la rend incompatible avec la démarche scientifique et la séparation sujet/objet. Nous ne pouvons que faire un parallèle entre cette conception de la nature comme force et celle qui voit l’individu comme force de travail en général. Dans le programme bourgeois, il s’agit de libérer ces deux forces dans un processus de domination qui mêle les deux mouvements. Il en sera de même dans le « socialisme réel » qui érige l’homme en capital le plus précieux (Staline) et soumet la nature à des travaux pharaoniques (Mao) dignes du mode de production asiatique (cf. notre article sur la Chine et le MPA dans le n15).

8 – Cf. par exemple, Michel Henri dans Du communisme au capitalisme.

9 – Prenons un exemple dans le football. On entend dire de partout que les footballeurs sont trop payés (valeur d’échange) par rapport non seulement à d’autres professions, mais par rapport à la valeur du produit-match (valeur d’usage), or cela n’avait un sens, et encore, que dans les débuts du professionnalisme où on cherchait encore des mesures de la valeur, des proportionnalités et qu’on les établissait approximativement à l’aide des théories quantitativistes de la valeur. Mais ça n’a aucun sens aujourd’hui dans le cadre du football spectacle-business, d’où la démesure des salaires. Il en est de même pour les salaires des patrons du CAC40.

10 – Cf. C. Marazzi : Et vogue l’argent, L’Aube, 2003, p. 83.

11 – Cf. Le capital comme pouvoir, Max Milo, 2012 et sa présentation critique par JW dans ce numéro 17.

12 – La globalisation renforce cette tendance dans la mesure où les délocalisations distendent de plus en plus les prix et les coûts de production. Prenons l’exemple d’un soutien-gorge fabriqué en Chine et revendu par Carrefour en France. Voici la décomposition des coûts en euros ; 2,73 pour le fabricant dont 1,64 en matières premières, 0,82 en coût de capital fixe, 0,10 en coût de travail, 0,27 de marge ; 0,74 en coûts de transport + douane, 2,74 pour l’industrie française qui a réalisé la conception. Carrefour achète ça 5,91 euros hors taxe. Dans les rayons le prix atteint 20 euros TTC – 3,28 de TVA, la marge est de 10,81. Deux conclusions à en tirer : 1) la part du producteur dans la formation du prix devient dérisoire y compris au niveau I comme on a pu le voir avec BSN dans son conflit avec Carrefour, niveau qui est censé le mieux rémunérer le producteur ; 2) ce sont les grands distributeurs et non les producteurs qui bénéficient le plus des délocalisations et c’est encore plus vrai pour les produits de luxe. Ce n’est pas pour rien qu’on parle du modèle Walmart ! Le profit s’impose au taux de profit.

13 – Le problème marxiste insoluble de l’explication de la transformation des valeurs en prix de production ne se pose plus premièrement parce que ces valeurs sont validées ex ante, comme les profits d’ailleurs et exprimées directement en prix ; deuxièmement parce que de plus en plus de « valeurs » ne sont pas « transformables » parce que non mesurables.

14 – Il serait nécessaire de donner des précisions plus techniques sur comment est produite cette plus-valeur dans l’exemple de l’automobile. Ce n’est pas négligeable et cela s’avère même nécessaire tant l’entreprise reste une véritable « boîte noire » pour la critique révolutionnaire qui néglige la dimension micro-économique (donc en partie « technique ») des rapports de production au profit d’une dimension macro-économique qui permet de continuer à placer les référents de la doxa puisqu’ils bénéficient d’un flou artistique en dehors de toute vérification empirique.

15 – Pour le choix de ce concept de plus-valeur plutôt que celui de survaleur, cf. nos précisions sur notre blog.

16 – Cf. son article du même titre dans la Revue du MAUSS n34 : « Que faire et que penser de Marx aujourd’hui ? » qui consiste à jongler avec les catégories hégéliennes sans jamais se poser la question du passage de leur statut formel à leur statut réel.

17 – Sur ce point, on peut se reporter à notre critique de la position de Roswita Scholz dans notre complément à L’évanescence de la valeur  : « Division sexuelle de la théorie chez Krisis », disponible sur notre site et à notre développement plus récent dans Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme, Acratie, 2014.

18 – La plupart des communistes radicaux de l’après-1968 ne tinrent pas compte de ses analyses sous prétexte qu’elles étaient « modernistes » au sens où elles constituaient une forme de révision qui se détachait du marxisme. Le même qualificatif fut utilisé pour désigner les thèses d’Invariance, à partir de 1971. Ce ne fut pas mon cas dans la mesure où la lecture de Baudrillard constitua une de mes trois sources (avec celle de Cardan-Castoriadis et celle d’Invariance) de critique des théories de la valeur que j’entamais dès la fin des années 1970 en rompant avec le milieu communiste radical.

19 – Cette vision de la transparence des rapports oublie l’existence de Vendredi ! D’ailleurs cette robinsonnade de Marx correspond bien plus au mythe primitif de l’économie politique libérale, avec la conquête de l’Ouest comme toile de fond, qu’à une idée de socialisme, même inférieur

20 – La théorie des jeux est d’ailleurs utilisée afin de rendre stratégiques les décisions court-termistes d’opportunité.

21 – Cf. P. Naville, Le nouveau Léviathan, Anthropos, vol I, 1957, p 424-431 et La maîtrise du salariat, Anthropos, 1984, p. 133-138 et aussi F. de Lagausie, Les échanges inégaux de temps de travail, Anthropos, 1978.

22 – Par exemple dans La société de consommation, Gallimard, 1974, p. 309 où il dit que la société de consommation supprime toute transcendance, y compris celle qui s’exprimait de façon aliénée dans le fétichisme des objets. Il n’y aurait plus qu’immanence à l’ordre des signes (cf. notre critique de cette dernière affirmation dans notre article sur la consommation).

23 – Toutes tendent à être équivalentes et ainsi à s’annuler en tant que valeurs pour devenir des préférences. Un processus que la théorie néo-classique a bien saisi, mais de façon aussi unilatérale et subjectiviste que la théorie classique quand elle voulu prouver l’objectivité de la valeur.

24 – La figure de « l’avare » est typique d’une période dans laquelle la société est encore peu pénétrée par le capital. L’échange y apparaît comme perte d’argent, car l’argent n’est pas vu comme moyen, mais comme fin (thésaurisation). L’argent y est confondu avec la richesse. C’est l’inverse dans la société du capital où il s’agit de faire circuler l’argent (le triomphe de la « préférence pour la liquidité » théorisée par Keynes), car il n’est qu’un moyen pour autre chose. On peut certes discuter de la valeur de cette autre chose, mais c’est alors d’une toute autre « valeur » dont il s’agit.

25 – La brique de lait, pour les enfants, ne remonte pas jusqu’à la vache.

26 – Cf. dans le volume IV de l’anthologie des textes de la revue : La société capitalisée, L’Harmattan (à paraître mai 2014), mon article sur Marx et la théorie de la dérivation.