Temps critiques #15

Les Nostalgiques de la Cité Grecque

, par Jacques Guigou

1 – L’impossible réactivation de la politique comme sphère séparée

Une méprise traverse cette proposition1. Alors que la visée se veut une « alternative à la barbarie techno-capitaliste » à travers « l’auto-institution de sociétés autonomes », l’essentiel de l’argumentation repose sur la nécessité d’instaurer (ou de réinstaurer) une sphère particulière de la politique dans la vie collective des hommes.

Autrement dit, penser qu’il est encore possible de démocratiser la politique en créant des « communautés » pour y réaliser une « praxis », un « agir ensemble », une sorte de nouvelle démocratie directe, n’est-ce pas vouloir ignorer que l’auto-référence, l’autonomie, l’auto-institution sont devenus des opérateurs majeurs de la capitalisation des activités humaines. La barbarie capitaliste d’aujourd’hui s’est généralisée aussi au nom de l’autonomie et de toutes ses variantes « plurielles » (autogestions, auto-évaluation, culte du moi, du « choix personnel », du goût2, de la « fierté » des particularismes, etc.).

En s’imposant comme communauté-société, le capital a supprimé la politique comme sphère séparée de la vie collective ; il a internisé l’ancien espace-temps de la politique dans l’imagerie de la politique, dans la virtualisation de la politique. On peut repérer cet englobement de la politique par la capitalisation des rapports sociaux dans les périodes qui ont suivi les deux moments révolutionnaires du xxe siècle, celui de 1917-21 et celui de 1967-74.

Deux moments d’englobement de la politique comme sphère séparée

L’État démo-républicain de la société bourgeoise a combattu le premier grand assaut prolétarien mondial (celui des années 1917-21) en réimposant de manière forcenée la sphère séparée de la politique, celle de la représentation parlementaire, du pluralisme idéologique, du règne des partis, etc. Le nazisme et le fascisme ont permis au capitalisme de commencer à s’affranchir de la politique séparée en pratiquant l’interclassisme et « l’esprit national », en réprimant toutes les actions internationalistes. Le second assaut révolutionnaire, celui de la fin des années 60 et du début des années 70, a comporté deux faces. Il a éprouvé3 la fin du cycle des révolutions prolétariennes, de la dialectique des classes, du sujet historique de la révolution, etc. ; il a ouvert un cycle historique dans lequel nous sommes encore : une révolution à titre humain (« l’espèce humaine et la croûte terrestre » disait Bordiga en 1952). Dans la société capitalisée d’aujourd’hui la politique n’a pas disparu, elle est englobée, impliquée dans la vie quotidienne des individus et dans leurs relations. Cela ne signifie pas que « tout est politique » comme le proclamaient les gauchistes du début des années 70 en niant les individualités et les singularités au nom du futur parti prolétarien à rebâtir ; cela signifie que la politique est internisée, subjectivisée et qu’elle est aussi rendue abstraite, objectivée et globalisée. La sphère autonome et spécifique de l’action politique et des institutions politiques a été dissoute. En prendre acte ce n’est pas abandonner tout projet d’intervention sur le cours des choses ; c’est ne pas dépenser vainement de l’énergie pour réactiver un ordre qui a trop servi les despotismes et les dominations de la société bourgeoise et de son État démo-républicain.

Les nostalgiques de la Cité-État grecque

Dans la lignée des philosophies politiques antitotalitaires du xxe siècle (Arendt, Orwell, Ellul, mais aussi le Castoriadis d’après 1968 qui n’est pas cité, mais qui est présent4) cette proposition repose sur un présupposé non analysé, celui qui affirme qu’un « espace public » doit être constitué et que cet espace « commun » sera celui où l’on « fait de la politique » et que faire de la politique, c’est « décider à plusieurs dans quel monde on veut vivre ». Exercer ce pouvoir collectif ne serait rien d’autre qu’une expression de la liberté qui serait au fondement de la politique. Le capitalisme mondialisé aurait dépossédé les hommes de ce pouvoir ; il aurait fait disparaître le domaine de la politique et « avec lui, la liberté ». Bref, il n’y aurait plus de démocratie et il serait urgent de la réinventer.

Il n’est pas étonnant que cette conception d’un espace commun spécifique (« une assemblée d’égaux ») dans lequel « la parole et l’agir politique(s ?) » doivent se déployer trouve son modèle dans la Cité-État de la Grèce ancienne. Comme Marx, comme Nietzsche, comme Debord et tant d’autres5, la démocratie grecque est ici exaltée, célébrée. Certes, on reconnaît que si la polis a été possible c’est grâce à l’exploitation du travail des esclaves qui a « libéré les citoyens grecs du règne de « la nécessité ». Il est cependant passé sous silence le fait qu’à Athènes, seule une minorité d’individus étaient membres de l’assemblée : les propriétaires, les soldats (les hoplites) et le clergé. Ni les femmes, ni les paysans, ni les artisans, ni les esclaves n’étaient admis dans cette sphère de la politique, autant dire la majorité de la société.

Le mythe démocratique des Cités-États de la Grèce ancienne a été bien souvent réactivé par les mouvements révolutionnaires de l’époque moderne occidentale. C’est toujours le libre débat dans l’assemblée qui a été donné comme le modèle pur et jamais l’État qui en constituait pourtant le fondement. Rien de surprenant à cela puisque forts rares furent les révolutions modernes qui cherchèrent à dissoudre l’État ; bien au contraire, il s’agissait de s’emparer de l’État pour le convertir à ses intérêts de classe et de parti. Reconnaître cela n’implique pas pour autant que la question de l’État est aujourd’hui dépassée. Cela n’implique pas cependant que les alternatives qui cherchent à créer un autre mode de vie en commun sont vaines, bien au contraire. Cela indique une différence entre les diverses formes de communautés de vie (historiques6 et actuelles) et ce qui est visé ici sous le nom de « communautés politiques » comme réactivation d’une sphère séparée de la politique. Imaginer des « communautés politiques » qui contribueraient à réinventer une sphère de la politique peut-il conduire à autre chose qu’une errance entre le Charybde du parti politique et le Sylla de la secte ?

2- De l’État-nation à l’État-réseau

Affirmer qu’aujourd’hui « le pouvoir n’est plus dans l’État » et que « la prise de l’État est donc sans objet » (p. 1), c’est ignorer les transformations que le capital a fait subir à l’État. Dans les bouleversements révolutionnaires des années 64-74, les institutions de l’État-nation bourgeois ont été contestées et en partie vidées de leur contenu historique de classe. Leur pouvoir de médiation dans la reproduction des rapports sociaux s’est fortement affaibli. Soumis aux exigences des restructurations et de la globalisation, l’État s’est mis en réseau ; il associe les « partenaires sociaux », les associations, les groupes de pression à son action politique ; il abandonne le gouvernement au profit de « la gouvernance ».

L’État s’est intériorisé dans chaque individu et de cette subjectivisation il en tire un pouvoir objectif comme opérateur dans les flux mondiaux de capitaux et de puissance7. La société capitalisée d’aujourd’hui n’est pas une société étatisée comme celles de l’Europe de la modernité. Contrairement aux prévisions de Marx sur la dissolution de l’État dans la révolution prolétarienne, l’État n’a pas été dissout, il est toujours l’État du capital mais il exerce sa domination en se faisant « social », « participatif », en « négociant », en « libérant la créativité des individus », en « dynamisant les réseaux », etc.

Comment ces « communautés politiques » dont il est question dans le texte pourraient-elles vivre sans être confrontées à l’État-réseau d’aujourd’hui, voilà une question centrale qui n’est qu’à peine effleurée dans le texte. Car aucun espace n’échappe désormais au contrôle soft (et parfois hard comme à La Picharlarié8 en juillet 2007) de l’État-réseau puisqu’il tend à se confondre avec la société tout entière. Il s’agit d’une totalisation non totalitaire. Il n’y a donc plus de « base arrière » possible comme cela fut le cas dans les luttes de classes où les résistants trouvaient des ressources dans les quartiers situés derrière les barricades ou encore dans les maquis en montagne. Pas plus au fond des Cévennes qu’au centre de l’Afrique, il n’est aujourd’hui possible d’installer des « bases arrière ». Les communautés humaines (et non « politiques ») établies dans les Cévennes au début des années 70 ont été les dernières à croire qu’elles pouvaient échapper quelque peu à l’État9.

3- Une réalité en devenir : des communautés de lutte ?

Poursuivant sur la lancée du modèle autonomiste et auto-référentiel, le texte en vient à poser « l’autonomie économique » comme « le premier choix à travers lequel s’exerce la liberté ». Les Grecs ne sont pas loin, là encore, puisqu’ils n’ont fait qu’élargir et intensifier le mouvement de la valeur qui avait déjà pris naissance dans les royaumes du Nord de la Mésopotamie dès le viiie siècle (Cf. la Lydie et le roi Crésus). La naissance de l’économie comme domaine séparé consacré à l’accroissement des richesses et de la puissance ne s’est réalisée dans les Cités-États grecques qu’à partir du moment où une classe du travail (les esclaves) a pu être exploitée dans la transformation des ressources naturelles et dans la circulation des marchandises. L’oïkos n’est pas seulement le domaine de l’administration de la vie matérielle et domestique, comme le définit l’auteur, il est surtout l’institution d’un domaine spécifique et particulier dans la société, celui où se réalise production des marchandises et circulation des capitaux : l’économie. L’autonomisation de l’économie a été un moment décisif dans le développement des puissances étatiques de l’antiquité.

À l’époque moderne, l’économie s’incarne dans une classe sociale, celle des marchands puis celle des bourgeois. Elle trouve sa légitimité théorique dans l’économie politique, puis dans la science économique. De ce point de vue, la modernité s’achève. Nous ne sommes plus des « modernes » comme l’affirme l’auteur car cela lui permet de se mettre en continuité avec la « démocratie grecque ».

Nous ne sommes plus dans cette dynamique historique. Dans la crise, le chaos et la barbarie, le capital a quasiment supprimé le travail humain productif10, il cherche à devenir homme ; il a englobé la valeur11. L’économie tend à être dissoute comme réalité matérielle séparée des activités humaines : ces activités considérées, il y a encore peu de temps, comme « non-économiques ». Elle subsiste comme puissance idéologique, comme morale du travail.

Comme l’autonomie politique, l’autonomie de l’économie dans la société a été englobée. C’est ce que nous avons décrit comme la capitalisation de la société. « L’autonomie économique » attendue dans cet écrit comme fondement de la liberté est une fiction car elle comporte le plus souvent une contre-dépendance à la puissance du capital.

Dans cette perspective, on pourrait avancer que seules les solidarités qui se nouent dans les luttes manifestent parfois cette aspiration à communiser les rapports sociaux et les relations interindividuelles.

Ce qui est recherché dans les communautés de luttes actuelles, c’est davantage une indépendance pratique du mouvement réalisée dans tous les aspects de la vie quotidienne. Certains moments forts du récent mouvement contre le cpe12 ont comporté embryonnairement cette dimension.

Notes

1Cf. « Proposition pour une communauté politique ». Ce texte a circulé dans les milieux alternatifs du sud de la France en 2008. À ma connaissance, il est resté inédit.

2Cf. Wajnstejn J., Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût, éd. L’Harmattan, 2002.

3 – Au double sens de fait la preuve de… et d’endurer.

4 – Nous avons analysé l’impasse théorique de l’autonomisme chez Castoriadis dans Guigou (Jacques), « L’institution résorbée », Temps critiques, no 12, hiver 2001, p. 34-44. Texte disponible sur le site de l’auteur :
www.editions-harmattan.fr/mi...
Ou bien à : tempscritiques.free.fr/spip.php ?article103

5Cf. « La Cité-État grecque contre le communisme », une réponse de Jacques Guigou à Jean-Pierre Courty, 1997.
Adresse : www.harmattan.fr/minisites/i...

6 – Et parmi tant et tant, on se souviendra des communautés anarchistes et communistes américaines du xixe siècle et de la premières moitié du xxe bien décrites par Ronald Creagh dans Laboratoires de l’utopie, éd. Payot, 1983.

7Cf. revue Temps critiques, « L’État-réseau et l’individu démocratique », no 13, hiver 2003, p. 53-64.

8Cf. le site « Cévennes en lutte ». Adresse :
www.lapicharlerie.internetdo...

9 – On peut lire une intéressante démystification de cette illusion dans le journal tenu au début des années 70 par certains membres d’une communauté en milieu rural ; Cf. Hervieu-Leger Danièle et Hervieu Bertrand, Retour à la nature. Au fond de la forêt… l’État, éd. L’Aube, rééd. 2005.

10Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J., (dir.), La valeur sans le travail, L’Harmattan, 1999.

11Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J., L’évanescence de la valeur, L’Harmattan, 2004.

12Cf. « Hard blocking », Temps critiques, no 14, hiver 2006.