Temps critiques #3

Questions à propos de la guerre du Golfe

, par Loïc Debray

La France est en guerre. Penses-tu qu'il était possible d'éviter cette guerre ?

C'est en effet dans cette configuration qu'un pseudo-débat s'est instauré avec des cas de conscience. Un des plus significatifs étant celui de Cohn-Bendit qui déclare : « Je suis déchiré », et réaffirme qu'il est pacifiste mais qu'il peut comprendre qu'il était légitime de faire cette guerre contre Saddam Hussein ; il se sent obligé de se justifier en disant qu' » il faut surtout refuser de nous faire croire que les pacifistes sont moralement malhonnêtes », et il ajoute, à juste titre, « …comme si c'était eux qui avaient livré la technologie nucléaire, les Mirages, les gaz à l'Irak ». Un cran au-dessus, l'identification spontanée de gens, qui se prétendent des militants politiques, à l'État ou au chef de l'État, ou encore au commandement militaire, est frappante : Waechter ou Harlem Désir, qui sont pacifistes, disent qu'il aurait fallu faire un embargo plus long et encore plus strict ; curieuse leçon de pacifisme quand on sait que dans un embargo ce sont principalement les populations civiles qui souffrent. Ce faux débat est, en effet, celui qui est lié à un appareil d'État, comme celui du pcf ou celui des médias. Mais plus fondamentalement cette position résulte d'une conception de la politique liée à l'État qu'il s'agit de gérer, et les prétendants à cette gestion montrent par un effet de sérieux leur objectivité, alors qu'une véritable politique doit, à partir d'une rupture subjective, être antagonique et hétérogène à l'État.

Est-ce qu'on pourrait dire qu'il y a homogénéité des positions pour la guerre alors qu'il y aurait une hétérogénéité des positions contre la guerre ?

Les États sont pour la guerre et cela par nature (ce n'est pas la peine de s'étendre), et les plus forts, en l'occurrence ceux qui décident de tout, tentent de s'approprier un pouvoir moral auquel plus personne ne croit : légitimité des frontières, pseudo-droit international qui entérine les injustices faites aux peuples — Palestiniens, Irlandais, Basques, Kurdes, Tibétains… pour n'en citer que quelques-uns. Toutefois ce pouvoir moral permet à tous les bellicistes bêlants d'affirmer haut et fort qu' » il faut avoir le courage de faire la guerre ». À ceux-là on ne peut que répondre comme l'avait fait cet engagé interrogé par tf1 qui lui demandait s'il était au courant de l'opinion en France : « On nous dit ce qu'on veut nous dire à la radio… on nous dit qu'il y a 78% qui sont pour y aller, ils veulent aller au carton, c'est ce qu'on nous dit… ils ne sont pas ici comme nous, ils n'ont qu'à venir eux pour aller au carton. » Cet engagé a d'ailleurs été radié de l'armée (c'est ce qui pouvait lui arriver de mieux).

Il est touchant de voir tous ces prétendus intellectuels se regrouper courageusement pour soutenir la politique du non moins courageux Mitterrand méprisé en premier lieu par les États-Unis comme l'est un laquais par son maître : « Plus l'oppresseur est vil, plus l'esclave est infâme. » Il y a également ceux qui étaient contre la guerre avant qu'elle n'éclate et qui maintenant souhaitent une victoire rapide des États-Unis. Cela expliquerait le renversement de l'opinion publique qui dans son expression majoritaire est toujours du côté du plus fort. Enfin l'idéologie, du moins du point de vue de son efficacité, n'a pas tant consisté à mettre en avant le droit des peuples ou les droits de l'homme qu'à répéter : « Regardez comme les Américains sont forts ! Regardez comme leur technologie militaire est efficace, performante ; vous n'allez quand même pas parier sur le Tiers-monde. » Parmi ceux qui sont contre la guerre, il y a ceux qui pensent que l'impérialisme français à mieux à faire que de s'engager dans un conflit où il n'y à rien à gagner et qu'il aurait été préférable de refaire le « coup de de Gaulle », servir pourquoi pas de négociateur entre le Nord et le Sud. L'appel des 75, qui comme tout groupement quasi institutionnel favorise dans un premier temps une mobilisation, mais qui finit par l'entraver, donne ainsi à beaucoup de gens l'illusion qu'il existe quelque chose de constitué et que leurs propres initiatives du même coup seraient inefficaces. Cet appel prétend gérer un mouvement — c'est sa limite politique — que cependant il ne contrôle même pas. Il est surtout attentif au nombre de manifestants qu'il peut rassembler et, pour ne pas être déconsidéré, il n'ose pas appeler trop souvent à manifester. De plus, les 75 se présentent eux aussi comme conseillers de Mitterrand et c'est à ce titre qu'ils ont désavoué les propos de « notre ami » Perrault qui sous la chaleur des caméras a prononcé des paroles qui le dépassent : « appel à la désertion et au sabotage ». Il s'est d'ailleurs repris en disant que par sabotage il n'entendait rien saboter du tout (il n'est pas naïf [sic]) mais voulait une grande manifestation de masse pour dire non à la guerre ou oui à la paix ? De nombreux signataires de l'appel des 75 ont bien fait paraître un encart publicitaire dans Le Monde qui exprimait en substance que Gilles Perrault représentait, dans le fracas des bombes, une parole de liberté et qu'ils ne tolèreraient pas de poursuites contre lui, mais ils se sont bien gardés de reprendre à leur compte les paroles inconsidérées de leur ami.

Dans ce mouvement hétérogène, il y a les partis gauchistes qui se retrouvent presque sur les positions du pcf en se limitant à critiquer la social-démocratie. « Non à la guerre, non à la guerre impérialiste. » : ils se contentent de mots d'ordre généraux sans jamais appeler à aucune action concrète. De nombreux petits groupes se sont rencontrés en mettant en avant le mot d'ordre « guerre à la guerre » et en mettant l'accent sur le fait qu'une guerre est toujours une occasion pour l'État d'opprimer davantage les opposants ou les indésirables, les immigrés, devenant des populations à risque, et la police avec le soutien des bonnes âmes peut procéder à des expulsions et ainsi répéter avec les partis politiques, à la suite de Le Pen, qu'il y a un problème immigré. Ces groupes préconisent la désertion, l'insoumission civile et militaire, la grève générale. Malgré ces mots d'ordre justes, comme leur conception de la politique est pédagogique, ils n'arrivent pas pour l'instant à avoir une efficacité pratique, ils se contentent d'attaquer les médias qui mentent, et qui sont sous le contrôle de l'armée ; et ils se placent ainsi plus sur un terrain journalistique que sur un terrain politique. Ce n'est jamais un manque d'informations qui empêche une prise de position politique.

Dans l'état actuel le mouvement contre la guerre est très hétérogène. Je ne fais pas une dénonciation du mouvement, même si sa tendance principale est réformiste, et je crois que même des actions qui ont un caractère symbolique, comme l'appel de certains pacifistes à se réunir tous les soirs sur la place de la République, ne sont pas à mépriser et qu'elles ont le mérite de marquer une continuité dans le refus de la guerre. D'ailleurs, un véritable mouvement pacifiste qui refuserait de collaborer à tout ce qui peut faciliter la guerre pourrait avoir une efficacité certaine dans un premier temps, à condition toutefois de ne pas s'arrêter devant la menace de la répression que l'État tôt ou tard imposera, suivant les modalités qui lui conviendront.

Est-ce que tu penses que ces groupes se retrouvent dans le slogan « ni Bush ni Saddam » ?

Cela, en effet, peut être considéré comme une plate-forme minimale. Certes, en tant qu'hommes d'État, leurs crimes sont à peu près équivalents, mais dans la situation actuelle ce mot d'ordre à l'inconvénient de les placer sur un même plan alors qu'il y a une dissymétrie fondamentale. Il ne s'agit certes pas — tout au moins à l'origine de cette guerre — d'un combat Nord-Sud ou monde occidental-monde arabe, mais d'un enjeu entre deux puissances. L'une essayant de se développer et d'obtenir une position quelque peu hégémonique régionale (position qui était acceptée auparavant par les États-Unis lorsqu'il s'agissait d'attaquer l'Iran), l'autre, dont l'enjeu n'est pas tant un contrôle du Moyen-Orient, affirmant en frappant très fort que ce sont bien eux, les États-Unis, qui sont les maîtres du monde au moment où L'urss s'est mise hors jeu. C'est une mise en garde adressée à tout État qui voudrait tricher avec le nouvel ordre mondial : voyez ce qui vous attend !

On a assisté à deux moments : dans un premier temps, il s'agissait pour l'armée américaine de se rassurer sur le bon fonctionnement de tous leurs gadgets. Les journalistes euphoriquement ont alors inventé le terme de « guerre propre », que toute la Presse, il est vrai sous contrôle militaire, a repris, et avec elle pas mal d'intellectuels de seconde zone. On a vu fleurir des métaphores, telles que « opérations chirurgicales » pour bombardements ciblés, malgré les « effets collatéraux », c'est-à-dire les victimes civiles ; le terme de « chirurgical » pourrait évoquer le sang, mais non, on a crié à la victoire, et, quatre heures après l'engagement, les forces irakiennes étaient totalement détruites. Mais pour expliquer que la guerre continuait on a fait référence à la perversité de Saddam qui avait utilisé des leurres que les braves aviateurs alliés n'avaient su reconnaître (cela est bien un effet du racisme des stratèges américains qui pourtant connaissent, depuis la Seconde Guerre mondiale, le recours aux leurres mais qui ont jugé les Arabes trop bêtes pour l'utiliser). On ne les y reprendra plus : maintenant ils savent que le lait pour bébés est une dangereuse arme chimique et que tout civil désarmé est un dangereux militaire.

Dans un deuxième temps, il s'agissait de détruire le plus possible et que cela se voit, Clausewitz savait déjà que « la bataille principale est la solution la plus sanglante » et « qu'il n'y a pas de généraux victorieux sans effusion de sang ».

Si on ne peut pas renvoyer dos à dos Saddam et Bush, c'est aussi parce que, comme le dit Vergès, s'il y a une dignité dans cette guerre elle est plus à chercher du côté de Bagdad martyrisée. De plus, alors que le commandement américain, pour ne pas parler de ses alliés, se contente sans aucune stratégie de pilonner avec ses bombes (montrant ainsi une nouvelle fois que les États démocratiques sont terroristes et prennent en otage des populations civiles qu'ils massacrent quand bon leur semble), le commandement irakien doit, lui, faire preuve d'innovation pour tenir le plus longtemps possible. D'ailleurs, tous ses ennemis reconnaissent à Saddam Hussein la qualité de fin stratège, ce qui est une preuve de plus de leur bêtise objective.

On a évoqué les difficultés économiques des États-Unis et le problème du contrôle des ressources pétrolières, n'est-ce pas là d'après toi des facteurs qui expliqueraient que les États-Unis vont au-delà du mandat de l'onu en détruisant systématiquement l'Irak ?

Les Américains considèrent l'onu uniquement comme une chambre d'écho pour leurs décisions et en ce sens c'est eux qui interprètent le « libérons le Koweït ». À cet égard les positions de la France sont éloquentes, du « on n'interviendra qu'au Koweït » au « pour intervenir au Koweït il faut bombarder l'Irak », des cibles militaires aux cibles stratégiques (c'est-à-dire incluant des objectifs civils) et enfin des armes conventionnelles aux armes « nouvelles ». Bel euphémisme pour désigner des armes chimiques, biologiques ou nucléaires. La question des difficultés économiques des États-Unis et la question du pétrole sont des questions secondaires, ce sont toujours les questions stratégiques qui priment dans le déclenchement d'une guerre, d'autant plus pour les États-Unis. La fameuse question vitale des États-Unis n'est que celle de la force de leurs armes et de leur capacité à intervenir militairement. Une récession économique ne signifie pas grand chose pour les États-Unis, c'est un peu comme la montée ou la baisse du dollar, et d'ailleurs, pour preuve, les Américains font payer l'Allemagne et le Japon qui ne seront jamais de véritables puissances économiques indépendantes des États-Unis. Quant à la tentative de construction de l'Europe, cette guerre l'a renvoyée à sa nullité.

Comment expliques-tu le soutien apporté par de nombreux Arabes à Saddam Hussein ? Est-ce parce qu'il a attaqué Israël, comme certains le disent ?

Je pense qu'au départ peu d'Arabes éprouvaient de la sympathie pour Saddam Hussein, à l'exception des chefs d'État arabes qui eux, bien sûr, en bons dictateurs qu'ils sont, éprouvaient pour Saddam beaucoup d'estime, imités en cela par de nombreux chefs d'État occidentaux, malgré Israël qui avait beau murmurer qu'il fallait s'en méfier. En tout cas, Saddam Hussein n'avait pas l'estime des militants des pays du Maghreb, il ne s'était jamais soucié des Palestiniens et, en tant que laïque convaincu, Saddam Hussein n'était guère apprécié des religieux. Quant à l'invasion du Koweït, elle ne préoccupe pas plus l'opinion arabe que l'invasion de Monaco par la France ne préoccuperait l'opinion publique allemande. Mais, d'ores et déjà, Saddam Hussein restera dans l'histoire comme un des rares chefs d'État arabes à ne pas s'être couché devant l'impérialisme américain. C'est beaucoup plus cela qui a joué dans le retournement de l'opinion arabe. Les attaques de Scuds sur Israël sont d'ailleurs mis sur le même plan que les attaques sur Riyad, car même si l'État d'Israël ne fait pas partie de la coalition, il est le premier à avoir envisager une guerre préventive contre l'Irak. Quant aux Palestiniens ils sont d'ores et déjà les victimes de cette guerre.

15 février 1991