Temps critiques #13

Immédiatisme antifasciste

, par Jacques Guigou

Le trait principal de ton propos consiste à répéter une forme : celle de l'antifascisme. Tu en déclines les variantes fictionnelles (« le danger représenté par Le Pen », « l'étonnante profusion de propos ouvertement fasciste ou raciste ») et tu en récites les versets du dogme (« n'envoyez pas votre texte aux ouvriers », « les individus les plus fascistes sont dans l'appareil d'État »). À aucun moment tu n'abordes les contenus politiques et historiques en jeu dans ces événements. Tu restes prisonnier de cet actualisme qui te fait dire (sans rire !) que tu as « été agréablement surpris » par la non élection de Le Pen, méconnaissant ce que ton attitude contient à la fois d'automystification et d'adhésion au consensus euro-patriotique. Pas étonnant dès lors qu'avec de telles absences de clairvoyance, celles-la mêmes qui te font écrire cette énormité — qu'un étudiant de première année de sciences politiques hésiterait à proférer ! — selon laquelle « l'électorat fasciste ou “populiste” peut devenir majoritaire », tu t'extasies sur le résultat merveilleux du défilé démo-étatique du 1er mai.

Pas étonnant non plus que tu considères la périodisation de la dynamique social-démocrate du capital qui ouvre Chronique d'une excrétion comme une analyse trop longue et « hors sujet ». Tu plaques sur cette explicitation historique et politique d'anciens slogans antistaliniens (« Le Capital », « Le Travail », des « entités antihistoriques ») sans même t'apercevoir que ces concepts n'existent pas comme tels dans le texte. Je te demandes alors ce que tu as bien pu lire depuis douze ans dans Temps critiques ? Tiens-tu pour négligeable l'effort dans lequel nous avons persévéré pour, précisément, montrer que l'ancienne classe du travail avait été internisée et que le capital n'est pas un automate agi par la lutte des classes, mais qu'il s'est constitué, avec le consentement des individus, comme une société tout entière qui le reproduit ? Il est vrai, qu'obnubilé par ta conception anarcho-gauchiste de l'intervention politique, tu comptes toujours sur l'apparition d'un « sujet révolutionnaire » (puisque c'est « une question de subjectivité ») pour… voir où est « la radicalité ». Et de cela que voyons-nous ? La célébration d'un plébiscite démo-étatique !

Un autre présupposé imprègne ta lettre : celui de l'individualisme. Comme les médias, tu désignes les processus collectifs par le nom de leur leader. Cette posture immédiatiste combinée à ton idéologie anti-fasciste te conduit à des erreurs d'analyse politique sur des phénomènes pourtant assez simples. Par exemple lorsque tu dis que « les fascistes qui sont dans l'appareil d'État […] attendent Le Pen et lui seul « en qui ils ont confiance » et que tu poursuis en disant qu'en revanche ils n'accepteraient pas sa fille ou Megret ; cela relève de la pure fiction1. Non pas que j'ignore ou que je nie l'existence de tels individus à la place où tu les situes, mais le fait que dans une situation électorale comme celle que nous avons connue tu adoptes toi aussi la théorie de l'homme providentiel, puisque tu n'envisages pas qu'il puisse y avoir substitution d'une figure par une autre, dénote une certaine cécité sur la particularisation des individus et de la société d'aujourd'hui. Bien évidemment qu'avec la disparition du simulacre Le Pen, une autre figure équivalente viendrait très vite la remplacer ! Et, en France, ce remplacement se ferait d'autant plus vite qu'il est sans conséquence politique majeure, puisque, contrairement à l'Italie, par exemple, où l'extrême droite n'est pas excommuniée, le consensus social-démocrate domine largement le jeu politicien.

Ton commentaire de notre analyse de l'électorat du Front national, suivi de ton indignation, très prolétarienne, à propos des grévistes de Cellatex montrent à quel point tu restes fixé à une représentation ouvriériste et progressiste des luttes pourtant totalement caduque (affiliation cnt oblige !). Bien sûr que certains ouvriers licenciés de Cellatex, et bien d'autres d'ailleurs, ont voté pour Le Pen. Que tu vois « un ressassement des médias » dans le fait de le constater, pose davantage de questions sur ta croyance aveugle dans le mythe antifasciste que sur un vote qui n'est pas incohérent pour ces salariés licenciés.

Il transparaît dans ta lettre un autre allant de soi, qui mériterait une explicitation. Il s'agit du peu de critique, voire de la complaisance (mais peut-être est-ce un effet de cette insensibilité aux aliénations qui est la conduite attendue de l'individu capitalisé contemporain ?) que tu manifestes parfois vis-à-vis des dimensions mutilées des modes de vie dominants d'aujourd'hui. Je n'ouvrirai pas ici le débat, sur les qualités comparées des modes de vie des individus et des groupes humains à diverses périodes historiques et selon les classes sociales des sociétés de ces différentes époques (dans Les semences hors sol du capital, tu as — peut-être ! — pu lire une mise au point à ce sujet). Mais je te demande seulement si comme la plupart des anarchistes actuels, avides de s'extasier sur les combinatoires identitaires contemporaines (de la « fierté » ceci à la « fierté » cela !), tu n'aurais pas toi aussi complètement oublié (voire occulté) que les discontinuités avec cette société capitalisée impliquent d'autres modes de vie. Encore une question de contenus historiques. Mais cela ne te préoccupe guère, puisque, en adepte fervent de la forme, et principalement de la forme de vie antifasciste (réalisation de ta théorie de « l'individu sans substance » ?), tu ne peux que porter des jugements philosophico-esthétiques sur les événements et t'époumoner contre un ennemi imaginaire.

Ta lettre appellerait d'autres développements, qui, pour beaucoup, se trouvent déjà dans les derniers suppléments et les hors série de Temps critiques de ces deux dernières années. Sur la question de l'intervention politique, de sa portée et de ses limites, y compris dans la revue, tu trouveras ci-joint un texte en forme de bilan rédigé par Jacques W. et moi au début de l'été2.

 

 

Notes

1 – Les derniers scores dans les sondages électoraux (plus de 35 %) de la fille de Le Pen constituent un argument de plus — s'il fallait encore en trouver ! — montrant à quel point tu déréalises.

2 – Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. « Bilan, 1995-2002 », Temps critiques, no 13, hiver 2003, p. 3-21.