Temps critiques #12

La vérité en politique : politique en vérité

, par Loïc Debray

Une politique de non-domination, comme je l'ai soutenu à plusieurs reprises, est liée, de façon indissociable, au courage, à la lucidité et s'accompagne d'un processus subjectif singulier antagonique à l'État garant de l'état des choses. Cette politique de non-domination a impliqué une analyse politique de l'individu que j'ai donc faite du point de vue de la domination et en vue de la résistance, de la subversion, de la révolution. J'ai montré qu'il subsistait, la gangue retirée, un triplet (individu, égalité, liberté) dont la force ou la faiblesse dépendait de chacun de ses termes dans leur relation à cet autre triplet (particularité, universalité, singularité).

Cette mise en avant de la politique en y affirmant des thèses essentielles — dont celle de la singularité en politique que j'ai introduite — à toute lutte radicale et subversive, a permis de surcroît d'évaluer des mouvements récents dits sociaux et d'y dénoncer de fausses oppositions, comme celle de l'économie et du social, qui relèvent en fait de la gestion. Or la gestion est l'idéologie actuelle du système, laquelle a des effets matériels catastrophiques sur les individus. La gestion est omniprésente et totalitaire : tout se gère. Ainsi la vérité est-elle convoquée de multiples fois par la politique.

Toute analyse, tout énoncé, et même toute prescription sur et dans une situation, toute thèse politique présupposent qu'il y a de la vérité quoi qu'on entende par vérité. Parler d'idéologie convoque la vérité, parler de courage et de lucidité également. Et il y a un courage de la vérité : une vérité est souvent minoritaire, à contre-courant, elle fait une brèche dans le consensus, dans les savoirs et ne se réduit pas à une accumulation de vrai. Et pourtant une vérité est la même pour tous. La vérité permet en nos temps de confusion, d'incohérence et d'insignifiance de lutter contre les croyances, les superstitions et de faire le partage entre l'essentiel et l'inessentiel, leur indistinction étant le propre de la bêtise. Et qu'est-ce qu'une éthique qui ne se réfère pas à des vérités ? La vérité doit être liée à la pensée, au raisonnement, à la démonstration qui comme telle est antagonique à la croyance et à l'autorité. Mettre en avant la vérité en politique est pertinent, mais il y a des dangers. La vérité libère sous la condition qu'on ne la confonde pas avec ses contrefaçons, ses semblants.

Historiquement l'idée de vérité non seulement n'a que peu compté face à la violence, à la barbarie, mais elle s'est retrouvée souvent du côté du plus fort, et c'est le pouvoir étatique qui a capitalisé les vérités scientifiques. Au nom de la vérité, on a torturé, enfermé, tué. La vérité n'a-t-elle pas fréquenté les tribunaux de toutes sortes, y compris d'exceptions ? Par quelles bouches la vérité n'a-t-elle pas parlé : celles du chef, du bureaucrate, du politicien, du mystique, du religieux, de l'expert, du scientiste, du Parti ? Mais les mensonges, les falsifications, les calomnies, la démagogie, l'absence de vérité, le pragmatisme à courte vue, les opinions criminelles, les réécritures de l'histoire, y compris dans nos chères démocraties capitalo-parlementaires, ont non seulement parlé et parlent par les mêmes bouches, mais sont du côté du pouvoir et le constituent.

Afin de lever toute ambiguïté, tout contresens, disons tout de suite qu'il ne s'agit pas de prétendre que la politique est une science ni même qu'il puisse exister une unification théorique de la politique puisque la politique n'a pas de lieu. Ce serait pour le coup une contre-vérité, une bêtise. Car de sciences, malgré les nombreux prétendants plus ou moins fondés, il n'y en a que deux : la mathématique et la physique, tout au plus trois avec la biologie. Voilà encore une manifestation de la vérité, de sa résistance. On ne peut la manipuler à souhait : il ne suffit pas d'affirmer qu'une discipline est scientifique pour qu'elle le soit. Nous serons attentifs aux différentes figures de la vérité pour les révolutionnaires, qu'ils l'aient revendiquée ou non. Quels en ont été les effets : de sérieux, de résignation, de lutte ? Et qu'en est-il de ceux qui n'ont pas renoncé « à changer le monde ». Je vais établir des correspondances entre les diverses conceptions de la vérité et les différents modes de domination, tout comme j'ai montré1 qu'à une conception de l'individu correspondait un type d'État. Enfin je me propose, en accord avec un de mes axiomes politiques — « si je ne le fais pas, personne ne le fera » — de mettre en évidence qu'à une politique de non-domination dont le seul en commun est l'égalité et la liberté correspond une vérité, qui est vérité d'un événement, comme processus singulier — c'est-à-dire à puissance d'universel — d'une intervention risquée et cohérente dans une fidèle impiété anarchiste.

Les différentes figures de la vérité pour les révolutionnaires

Vérité et falsification
Sous sa forme négative : le mensonge

C'est le mensonge qui a été le plus souvent mis en avant par ceux qui voulaient changer le monde. Le mensonge sous sa forme massive, brutale, qui consiste à faire passer le vrai pour le faux et/ou le faux pour le vrai, et à affirmer que ce qui est n'est pas et/ou que ce qui n'est pas est. Autant la vérité serait complexe, autant le mensonge est simple, évident : le mensonge s'impose.

Ce sont les anarchistes qui ont le plus traqué, dénoncé le mensonge d'où qu'il vienne. Le mensonge proféré surtout pour nuire, le seul que reconnaissait d'ailleurs Rousseau : la calomnie. Cela s'explique : les anarchistes par leur absence de compromission, d'opportunisme, par leur radicalité — ce qui fait toujours un peu peur — ont dû lutter sur tous les fronts. Les attaques, visant à les déconsidérer, qu'ils ont subies et subissent se résument principalement à une seule : « ils ne vont pas dans le sens de l'histoire ». Ce poncif hégélien perdure sous une forme que reprennent volontiers des gauchistes, des ultra-gauches et certains journalistes : « c'était peut-être bon pour le xixe siècle ou pour le début d'une révolte, mais il faut passer aux choses sérieuses » ; entendez, le plus souvent, ne rien faire ou négocier du dérisoire. Si les anarchistes sont patients, ils entendront à coup sûr : c'était peut-être bon pour le xxe siècle, sous la condition que patience et anarchie ne soient plus antinomiques. Mais il faut concéder à leurs ennemis que les ripostes des anarchistes ont été et sont souvent faibles. Ainsi à l'accusation « vous êtes pour le désordre », au lieu d'en faire une condition, si ce n'est une vertu révolutionnaire, ils ont répondu et répondent encore actuellement : « l'anarchie, c'est le véritable ordre », oubliant que c'est à l'ombre de l'ordre que le n'importe quoi s'érige et prolifère. Réponse pour le moins équivoque. Et un anarchisme officiel, celui qui cherche en vain à faire consensus, a d'emblée dénié aux groupes de lutte armée, dans sa précipitation à se démarquer de ces mouvements — alors que personne ne leur demandait rien — tout caractère anarchiste. Il est vrai qu'au même moment et de la même manière, les gauchistes, marxistes, pour s'en démarquer, leur déniaient tout caractère révolutionnaire. En cela ils se retrouvaient tous, la peur laissant la place à des ritournelles, baignées de mauvaise foi et de calomnies en guise d'analyse politique. Bakounine a exhorté « ceux qui se sentaient assez de haine contre le mensonge, l'hypocrisie, l'injustice et la lâcheté de la bourgeoisie pour embrasser sans réserve la cause juste et humaine du prolétariat » ; pour lui, « le démocratisme officiel est le mensonge le plus vil et redoutable qu'ait engendré notre siècle ».

Jean Barué, dans son livre L'Anarchisme aujourd'hui (Spartacus, 1970) où il montre à la fois la méconnaissance et l'actualité de l'anarchie, nous rappelle « qu'à l'égard du rôle des anarchistes dans la révolution russe, dans la révolution espagnole, le mensonge et la calomnie sont de rigueur. » Et il ajoute que « ces falsifications éhontées de l'histoire sont antérieures au stalinisme : Makhno, les marins de Cronstadt. » Daniel Guérin dans son livre L'Anarchisme parle également de méconnaissance, de calomnie, qu'il explique par le fait que « le socialisme autoritaire enfin débarrassé de l'indésirable concurrence libertaire demeura par le monde maître du terrain ». Il souligne dans sa conclusion : « une image de l'anarchie qui n'est pas la vraie  » et propose aux militants anarchistes de « démentir dans sa doctrine comme dans son action les interprétations controuvées dont [l'anarchie] a été trop longtemps l'objet ». Et tout récemment Jean Franklin, dans un texte intitulé Mensonge et falsification en mai 68, relève que « l'analyse de ce qu'on appelle désormais les événements de 68 fait l'objet d'une littérature de falsification où les principaux adversaires du mouvement de mai passent pour ses principaux représentants. » Ainsi, dès qu'il y a enjeu, a fortiori dans des événements révolutionnaires, la calomnie et le mensonge sont omniprésents : du côté de l'État, de ses institutions, des partis, des médias, mais aussi du côté des groupes mêmes informels. Et ces mensonges qui circulent au sein des organisations politiques sont le plus souvent à destination interne en vue de tactiques externes dérisoires. La politique est confrontée au mensonge, et elle l'affronte. Dans son texte Du mensonge en politique où Hannah Arendt analyse les documents du Pentagone rendus publics qui concernent la guerre du Vietnam, documents qui affirment qu'il y a eu dissimulation, falsification, mensonge délibéré, elle remarque que « la véracité n'a jamais figuré au nombre des vertus politiques2 et le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement justifié en politique. » Elle souligne que les mensonges n'étaient pas destinés à abuser l'ennemi, il n'y avait aucun secret militaire dans les documents publiés, mais qu'ils avaient une visée interne. Ces documents sont intéressants non pas tant pour prouver ce que tout le monde sait : que les dirigeants militaires, les politiciens, mentent, mais que la conception de la guerre avec services secrets, espions, propagation de fausses nouvelles pour égarer l'ennemi, pratiques indissociables des deux guerres mondiales, tend à disparaître. Le mensonge est surtout à usage interne et il s'exerce, ce qui est nouveau aussi, à tous les niveaux, y compris dans la hiérarchie politico-militaire, et non plus simplement en direction de l'opinion publique. Cette publication est un bel exemple que d'une masse de faits avérés, on ne peut tirer qu'une démystification du secret. Le secret n'a plus d'intérieur ; il en est réduit à sa forme-secret. Bien plus, les décisions stratégiques les plus importantes ne s'appuyaient pas sur les informations minutieuses recueillies par les services de renseignements. Ce qui renvoie à leur nullité toutes les prétendues théories de la décision. Pour Hannah Arendt « la politique est le lieu privilégié du mensonge  », car elle fait de la politique une sphère séparée. Pour elle, la politique est suturée à l'État et dans le meilleur des cas à la forme de la Cité grecque sous Périclès. Arendt fait du mensonge en politique une composante essentielle qui n'est pas due à une supposée « perversité des hommes d'action », elle en fait une condition quasi ontologique en assimilant le mensonge à la négation de la réalité : « la capacité de mentir, la possibilité de modifier les faits, celle d'agir sont intimement liées. » Ainsi la morale n'y pourra rien (cela on lui accorde !) car la falsification porte « sur une réalité contingente qui n'est pas porteuse d'une vérité intrinsèque et intangible qui ne pourrait être autre que ce qu'elle est. » Sa conception de la vérité s'accorde avec la distinction ontologique des vérités pour Leibniz : les vérités de faits qui sont contingentes et particulières (pour Arendt celles qui permettent le mensonge) et les vérités de raison3 qui, elles, sont nécessaires et universelles.

La vérité comme lutte

Les théoriciens politiques ont plus parlé de connaissance et de science que de vérité. Et ce sont surtout les marxistes qui ont revendiqué la vérité indissociable d'une pratique juste, alors que les anarchistes étaient plus méfiants : certains y voyaient un renforcement du pouvoir, une façon de faire taire les dominés. Mais les uns comme les autres se sont retrouvés pour lutter contre le mensonge, riposter à la calomnie. « Crier la vérité sur l'Espagne, l'imposer à nos détracteurs est un moyen de servir le prolétariat dans sa lutte contre les puissances de réaction coalisées », écrit René Lefeuvre, nous incitant à penser que la vérité n'est pas seulement contre-dépendante du mensonge mais qu'elle requiert un sujet pour manifester sa puissance. Réparer un tort qu'aucune institution n'est prête à dédommager ni même à reconnaître est l'enjeu même de la lutte.

Lors de la répression des Algériens le 17 octobre 1961, les forces de l'ordre avaient reçu comme directive : « quoi qu'il arrive, vous êtes couverts ». Mot d'ordre en effet criminel lorsqu'on le donne à des gens armés. Un tract intitulé Faire aboutir la vérité reprend la déclaration de Jean-Luc Einaudi : « pendant 30 ans ces faits on été totalement occultés par l'État ; ni commission d'enquête, ni poursuite judiciaire ; malgré cette volonté d'étouffement, la vérité des faits resurgit, la vérité progresse. » Dans le contexte de la fin de la guerre d'Algérie, Barthes disait : « la rhétorique officielle a beau entasser les couvertures de la réalité, il y a un moment où les mots lui résistent et l'obligent à révéler sous le mythe l'alternative du mensonge ou de la vérité : l'indépendance est ou n'est pas. » Les comités de soutien aux emprisonnés politiques ont eu aussi ce souci de témoigner du tort qui était commis à l'encontre de révolutionnaires. Notamment pour la Fraction armée rouge appelée « La Bande à Baader-Meinhof » quand il a été dit, y compris par des proches, que Sartre avait été manipulé pour avoir accepté de rencontrer Baader en prison4a. De même, à propos d'Action directe, Henri Lefebvre5 témoignait : « désinformer, transfigurer la réalité, les mensonges de la propagande et les calomnies des médias avides de spectaculaire, tout cela s'exerce à plein quand il s'agit de terrorisme. Et la lutte armée n'est pas une alternative historique ni la déviation de quelques individus malades ou stupides, elle est un élément qui compose de longue date en Europe et dans le monde la tradition révolutionnaire. » En effet, le minimum d'honnêteté intellectuelle consiste à parler d'un groupe en connaissance de cause, donc de se référer non seulement à sa pratique mais aussi à ses écrits afin de ne pas confondre l'analyse et l'exorcisme. Le comité de soutien à Léonard Peltier, Indien sioux Lakota ancien dirigeant de l'aim (American Indian Movement)6 — et l'un des plus anciens prisonniers politiques, réclame la vérité et demande sa libération « entravée par les tactiques puissantes de désinformation, diffamation et criminalisation orchestrées par le fbi ». C'est à peu près en ces mêmes termes que s'exprime le comité de soutien de Mumia, ancien Black Panther qui se trouve toujours dans le couloir de la mort.

Vérité historienne

Les militants conçoivent la vérité comme inscrite dans le passé, et il suffit de lever les obstacles pour la faire advenir. C'est ainsi que souvent les livres politiques ne se différencient que peu des livres d'histoire. Il s'agit d'écrire l'histoire que les historiens bourgeois ou staliniens n'ont pas écrite, ou n'ont pu écrire, ou ont tenté de réécrire.

Ainsi Frank Mintz, dans son livre sur l'autogestion et l'anarcho-syndicalisme7, constate que les descriptions des « communes chinoises », qui étaient un mélange de « naïvetés, de mensonges et de vérités », ressemblaient étrangement aux descriptions des « communes » anarchistes durant la Guerre d'Espagne faites par les anarchistes eux-mêmes : « En 1963, j'ai commencé une étude universitaire sur ce sujet pour chercher la vérité, quelle qu'elle soit […] des collectivités espagnoles durant la guerre civile. » Dans un livre récent sur la Révolution espagnole, Francis Pallarés8 se propose de restituer la vérité sur ce qui s'est réellement passé par-delà toutes les falsifications, surtout staliniennes. Dans les deux cas, ce sont des livres politiques car leurs enjeux sont aussi actuels, quoique différents : révolution ou organisation de la société ? Pour le premier, il s'agit de montrer que l'autogestion9 est possible car elle a été effective ; quant au second, il s'agit de réaffirmer la dignité des combattants antifascistes et révolutionnaires espagnols comme modèles des luttes de toujours. Dans les deux cas cependant, la conception de la vérité reste historienne.

Dans un autre ordre, au niveau étatique, on a pu voir récemment, à l'occasion des débats concernant la responsabilité de l'État français pendant la période de sa collaboration avec les nazis, le président Chirac la reconnaître officiellement, au contraire de tous les présidents précédents, mais en n'incriminant que l'illégitimité de l'État pétainiste… et tout en continuant de rendre hommage à la personne de Pétain, le Pétain « légitime » de la répression meurtrière des soldats mutins de 1917. On dira que Jospin vient de rendre hommage, lui, aux mutins… mais cet acte efface surtout leur dimension subversive : ils sont réduits à de « bons p'tits gars » qui en avaient assez de cette boucherie et revendiquaient de pouvoir la faire dans de bonnes conditions de travail. Une réhabilitation qui n'est attestée que par l'État est aussi une banalisation : c'est la vérité « édulcorée », qui laisse croire que tout conflit, tout antagonisme peuvent être résolus dans l'espace pacifique du débat démocratique où l'État est l'arbitre neutre et impartial, oubliant que c'est lui qui concentre les pouvoirs et en est l'instrument on ne peut plus partial et intéressé dès qu'il y a un enjeu réel. La vérité édulcorée, c'est aussi ces émissions culturelles où différents spécialistes sont convoqués : un savant, le philosophe de service, quelque littérateur ou gestionnaire, un témoin, un « institutionnel », complétez la liste vous-même ; ce qui est assuré, c'est que de ces puits nulle lumière ne jaillira : là règne l'inertie d'opinion, oubliée dès que proférée, ennemie recuite de toute vérité, engluée dans la viscosité de l'universel reportage.

Vérité historique — vérité judiciaire

Dans son livre récent, La Révolution et l'État (Dagorno), Oreste Scalzone met en évidence qu'aujourd'hui d'anciens théoriciens et praticiens de la subversion, dans le cadre du projet de l'État de dissociation politique de la lutte armée, se livrent à « une subtile opération de réécriture déformée de l'histoire à partir d'une reconstruction judiciaire de leurs propres parcours, cultures, pratiques présentés comme étant à une distance astrale de toute logique de lutte armée. » Ainsi Negri réclame un « tribunal de la vérité » auquel participeraient des historiens et des magistrats. On sait qu'à propos de l'affaire Sofri, militant de Lotta Continua accusé d'avoir tué un commissaire de police dans un cadre de lutte armée, un historien, Carlo Ginsburg (spécialiste du Moyen Âge), ayant déclaré : « je n'exclus pas la thèse du complot, mais je m'en tiens à celle de l'erreur », lorsque Negri l'interpella pour dire : « moi aussi, j'ai été victime d'un procès en sorcellerie », il répondit : « Sofri est innocent », et Scalzone de commenter : « Selon le miroir distordu de la vérité judiciaire, ils sont coupables l'un autant que l'autre, mais Carlo Ginsburg, à force de côtoyer l'univers des sorcières a appris l'art magique qui lui permet de percer le secret de la vérité historique ». Scalzone remarque à juste titre que lorsqu'il s'agit du passé n'importe quel historien sérieux situe les faits dans leur contexte, ce que refuse de faire l'appareil judiciaire ; souvent à la recherche méticuleuse et exigeante des preuves, il se contente de substituer un jugement de mœurs : le juge ne cherche plus la vérité dans les faits, mais le délit dans l'accusé. De la même manière, c'est désormais le jugement du tribunal qui va établir la vérité historique. Certains historiens se transforment en experts de tribunaux. Ainsi, progressivement, les vérités politiques se réduisent à des vérités historiques, bientôt elles-mêmes englouties dans la vérité judiciaire, dernier mot de l'État. Évidemment, je ne vise pas ici des gens comme Vidal-Naquet, historien, mais qui est intervenu courageusement pour témoigner contre des pratiques inadmissibles (cf. l'affaire Audin pendant la Guerre d'Algérie ou son livre La Torture sous la République) : il s'agissait alors d'un engagement politique lié à une pensée rigoureuse. Lorsqu'il y a des enjeux politiques qui remettent en question l'État, celui-ci n'est jamais le garant neutre à qui il incomberait de délivrer une vérité.

Vrai/faux

Pour Guy Debord « dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux »10. Le situationniste renverse ainsi la thèse hégélienne : « Le faux est un moment du vrai ». On irait du faux au faux en passant par le vrai : on a là une dialectique du vrai et du faux de type cyclique, sans aucune issue. D'ailleurs, dans ses Commentaires, écrits vingt ans après, il affirme que « le faux est sans réplique ». Le faux est devenu une caractéristique identifiant le système, c'est une tonalité dans un présent indifférencié et perpétuel où toute possibilité critique a été anéantie. « Le devenir-monde de la falsification est un devenir-falsification du monde » et on assiste dorénavant « à la victoire totale du secret, la démission générale des citoyens, la perte complète de la logique et les progrès de la vénalité et de la lâcheté universelle. » Pour un autre situationniste, Sanguinetti, à l'extrême, on assiste à l'assomption généralisée du mensonge étatique : complot américain, les br, représentants inversés de l'État, les combattants de la raf, et le reste à l'avenant… C'est là reconnaître en fait un peu vite — jusqu'au délire paranoïaque — la toute-puissance de l'État.

Vérité comme nom générique de la connaissance avec comme instrument la raison

Telle est la position globale des Lumières, bien représentées par Condorcet : « Le combat de la raison contre les superstitions diffusées par les despotes et les curés pour le plus grand bien des puissants du monde », voilà qui aurait pu être attribué à tout anarchiste. C'est la liberté par le savoir, thème que nombre d'anarchistes ont rallié et qui a traversé l'ensemble du mouvement ouvrier, l'anti-« opium du peuple » : il faut se libérer de la théologie, qui a barré la route du progrès en attaquant frontalement les scientifiques. De plus, il faut reconnaître à Condorcet une grande lucidité lorsqu'il déclarait : « II est essentiel que la nomination de ceux dont l'enseignement a pour but le progrès des sciences soit indépendant de la puissance publique. En général, tout pouvoir, de quelque nature qu'il soit, en quelque main qu'il ait été remis, de quelque manière qu'il ait été conféré, est tout naturellement ennemi des lumières. » Et que de fois Malatesta n'a-t-il pas stigmatisé « l'ignorance [qui] entretient la peur, le respect [des puissants], la superstition [par laquelle] la grande majorité des hommes [sont] abrutis ». Et la peur, pour Malatesta, c'est surtout « la peur de la liberté. » Kropotkine veut faire de « l'Anarchie une science », partageant en cela la vision progressiste et scientiste du xixe siècle. De nombreux anarchistes ont d'ailleurs attaché une grande importance à l'école et fondé la leur pour la soustraire à l'idéologie. Ils ont d'ailleurs assez souvent confondu enseignement et éducation : leur rêve était que l'école produisît des anarchistes. Les débats continuent au sein des groupes anarchistes ; au demeurant, celui récent sur ce que pourrait être une société anarchiste qui a porté sur le contenu de l'école. Mis à part les opinions de circonstance que l'on trouve d'ailleurs dans toute la société, comme « il faut que les jeunes s'épanouissent », il est remarquable que le principal reproche adressé à l'école ait été de négliger l'histoire, mais « la véritable », donc l'histoire de l'anarchie, mais est-ce vraiment l'essentiel ? Enfin, beaucoup voyaient l'école anarchiste effectivement comme un instrument de lutte, où « il fallait apprendre la rhétorique pour déjouer les pièges de l'ennemi ». Il est significatif que leur souci ne soit vraiment pas la vérité : ils se comportent comme les sophistes, pour qui le seul enjeu est de gagner. En oubliant au passage la capacité des sophistes à changer de camp sans préavis. L'utilité de faire des mathématiques, par exemple, pour apprendre à raisonner, les mathématiques étant par excellence le lieu de la démonstration — je ne dis pas la théorie de la démonstration qui est maintenant une branche des mathématiques, à savoir la logique — ne leur est même pas venue à l'idée. Finalement leur conception de la science est proche de celle d'un ministre de l'Éducation démis, Allègre : utilitaire à courte vue… sauf que là où celui-ci, pour qui les mathématiques sont d'un intérêt restreint depuis que les élèves disposent de calculettes, en tient pour les sciences dures, pour lui la minéralogie, eux préféreraient l'idylle aux champs : botanique et cueillette des champignons. Le savoir est aussi vu comme rendant possible une augmentation du nombre des anarchistes, du biais de la conscience historique. Comme le proclamait Barué, « combien de jeunes acclamant les conseils ouvriers, l'autogestion se sont laissé embrigader par des trotskystes qui luttent, paraît-il, contre la bureaucratie la moindre connaissance de Trotsky, ennemi juré des syndicats ouvriers, partisan de la dictature impitoyable du Parti, bourreau de la commune de Cronstadt, aurait empêché ces adhésions inconsidérées. »

La vérité comme lutte est donc le plus souvent rabattue sur sa notion scolastique : adequatio rei et intellectu. Elle consiste dans renonciation adéquate de l'histoire qui est la représentation fidèle de l'ensemble des faits passés vrais et des idéaux dans une langue transparente, leur répétition et réactivation écrite ou orale — qui, le plus souvent, sera une riposte pour annuler le mensonge dans le présent. Assimilées à une accumulation de savoirs ainsi déterminés comme dévoilement et exposition d'une vérité préexistante, subordonnés à la lutte ou à l'idéal de la société future, les vérités historiques se dissoudront dans la Vérité téléologique du règne des Fins.

Vérité ou idéologie ?

L'opposition vérité/idéologie doit être maintenue, mais il y a des pièges, car il existe une idéologie de la vérité, ne serait-ce que parce qu'il n'y a pas de vérité de la vérité. Cette conception de la vérité comme dévoilement, liée à un certain militantisme de l'innovation sociale, a été élaborée le plus systématiquement par C. Castoriadis et R. Lourau11. Dans cette perspective, nous citerons R. Hess : « On dira que l'instituant, c'est ce qui développe une logique de vérité par rapport à ce moment de fondation de l'institution. Quant à l'institué, c'est ce qui développe une logique de dissimulation et de détournement de l'esprit fondateur de l'institution. » De même, pour Bourdieu, il n'y a pas de vérités politiques, les seules vérités étant relatives aux différents champs scientifiques (il faut préciser que pour lui la sociologie, tout du moins la sienne, est une science) et ces vérités peuvent contraindre la politique comme champ séparé et second de la praxis. Dans une intervention publique, il déclara : « La tentative de donner un peu de force politique à des idées vraies est particulièrement difficile et risquée dans un jeu où les puissants ont tendance à mimer la vérité. Ils s'efforcent d'imposer, en matière d'économie notamment, les apparences d'un label de vérité, d'une garantie scientifique […] et ils demandent au peuple de s'en remettre aux plus compétents. » À la remarque d'un auditeur : « chaque fois que la vérité a essayé de s'emparer de la politique, cela a donné le pire », Bourdieu répondit que les interventions des scientifiques ne pouvaient être dangereuses car elles sont négatives, donc critiques. Certes, mais qui fera le tri entre « vrais » scientifiques et charlatans ? L'attitude la plus fréquente des révolutionnaires est de croire que de révéler un mensonge va entraîner une révolte concomitante à une prise de conscience. On connaît les « livres de comptes » chers aux trotskystes… Et au constat « les patrons ont fait des bénéfices et ils licencient », les patrons, les cadres répondent, selon leur innocence ou leur cynisme, référés au rapport de forces supposé : « on licencie tout de suite pour licencier moins demain » ou « en licenciant, on doublera nos bénéfices » ; quant aux hommes politiques, ils répètent à la suite des experts : « ce n'est pas aussi simple qu'on pourrait le croire. » Il est important de révéler les mensonges, les flagrants délits non tant dans l'espoir d'une hypothétique prise de conscience des masses, des citoyens ou d'une autre quelconque entité qui se traduirait par une révolte subversive que pour affaiblir la position arrogante de ceux qui commandent, qui gèrent, en les mettant à découvert.

Il ne s'agit pas de courir après l'actualité en s'investissant de façon journalistique dans les crimes des gestionnaires12, mais, lorsqu'une réalité catastrophique advient, d'en extirper un réel et de le penser. Or, trop souvent, « certains révolutionnaires » ou « penseurs politiques » prennent une attitude blasée, et laissent tomber : « c'est le capitalisme ou sa reproduction ou… », et se font ainsi les complices de l'inadmissible. L'indignation doit être un impératif et elle doit être pensée, au sens du vieux Parménide : « La pensée et l'être, c'est le même ».

Réalité, vérité, idéologies

La réalité est confuse et imprégnée d'idéologies. Comme le dit Rancière : « En inventant l'idéologie, Marx invente pour un temps qui dure encore un régime inouï du vrai et une connexion inédite du vrai au politique. » Ainsi, la vérité n'est plus celle indice d'elle-même, auto référentielle, de la tradition philosophique — verum index sui (Spinoza) ; c'est le faux qui est son indice essentiel.

L'idéologie est principalement une illusion, « l'illusion politique », et pour Marx seul le mouvement vrai de la société fera advenir la vérité qui chassera l'idéologie, qui n'aura plus de raison d'être. L'idéologie est une représentation déformante et déformée de la réalité, « une représentation imaginaire de ce que font les hommes de leurs conditions réelles d'existence ». L'idéologie est une conscience fausse qui, bien qu'incohérente, assure la cohésion sociale en transformant par exemple un despotisme brutal en un pouvoir librement consenti. Le vrai et le faux ne sont plus seuls face à face — le pouvoir s'en mêle. On pourrait formuler à la façon d'Althusser que l'idéologie est une oscillation entre une représentation fausse du réel et une représentation vraie d'un rapport faux à la réalité. Mais il ne faut surtout pas dire que « l'idéologie est à la fois vraie et fausse », ce qui ne peut qu'entretenir la confusion, car s'il y a contradiction, ce n'est pas entre le vrai et le faux, il n'y a pas de dialectique du vrai et du faux mais deux conceptions d'une situation qui s'excluent. Et pourtant les « écoles marxistes » ont ânonné avec Politzer : « L'ouvrier qui est royaliste a ainsi une conscience à la fois vraie et fausse. Vraie parce qu'il veut supprimer la misère qu'il constate, fausse parce qu'il pense qu'un roi peut faire cela ». L'idéologie est un mélange de croyances et d'idées. C'est une vision historique du monde qui se donne pour autre chose qu'elle n'est, notamment pour la science, la raison, la morale ; et qui légitime un pouvoir. Elle fournit du sens plutôt que des vérités, tout en s'exerçant de façon matérielle sur les individus.

SE MÉFIER DE LA VÉRITÉ

Vérités et dangers

On s'est battu à juste titre contre le maître de vérité et de justice qui seul aurait été capable de résister aux effets des pouvoirs et du pouvoir. Nietzsche soupçonnait la vérité et il remplaça l'interrogation : « qu'est-ce que la vérité ? » par : « qui veut la vérité ? ». La vérité recèle une volonté de puissance qui pourrait s'avérer une volonté de pouvoir. J.-F. Lyotard voit dans « la puissance invincible à raconter de petites histoires impies » une riposte des petits, des faibles, des dominés aux grands récits de vérité qui en dernier ressort légitiment la domination. Les anarchistes ont été, encore une fois, les plus lucides quant aux dangers de la vérité, des sciences. Critique qui va au-delà des mauvais usages de la science. « On n'aura que faire, dit Bakounine, du gouvernement des savants ». « II ne peut y avoir de parti qui serait obligatoirement privilégié, qui serait le guide souverain et incontestable qui détient la vérité absolue », dit Proudhon. Quant à Stirner, la Vérité, tout comme les autres grands noms, l'Humanité, Dieu, la Liberté, le Peuple, ne demande qu'une chose, que l'Individu, l'Unique se sacrifie pour elle et « oublie sa [propre] cause. » Les anarchistes ont dénoncé cette conviction de détenir la vérité et de vouloir l'imposer aux autres. On connaît les railleries concernant « les docteurs patentés qui se sont désignés eux-mêmes comme tuteurs de l'humanité ». Ils ont dénoncé toute pratique dogmatique de la politique qui s'autoriserait d'une science pour prescrire ce qu'il faut faire… ou le plus souvent ne pas faire.

Vérité et substance

« Le matérialisme historique a été la plus grande conquête de la pensée scientifique ». Cet énoncé s'est toujours accompagné d'un réalisme qui était soumission plate aux prétendues nécessités, qui sont légion. On reconnaît là le fond de la politique étatique, qui est lui aussi gestion des nécessités. Et même les récents développements sur la communauté du communisme, réalisation du collectif comme Vérité, ne se séparent pas vraiment d'une telle politique étatique. La vérité devient un argument d'autorité ; ce procédé idéologique a été admis et valorisé par les religions et les sectes qui se réfèrent à une Parole ou à un Livre tenus pour sacrés. Pascal s'inquiétait déjà : « ils ont fait de la vérité une idole », et ajoutait : « un énoncé vrai non raisonné vaut moins qu'un jugement faux ». Il stigmatisait ainsi les vérités toutes faites, celles répétées sans être comprises. Dire la vérité équivaut à avoir raison au sens de : « la raison du plus fort est toujours la meilleure ». « Le Duce a toujours raison », ou encore : « Maurice Thorez a toujours raison le premier ». Ces procédés idéologiques consistent en une pragmatique sophistique qui joue avec les différents « jeux de langage ». Un énoncé en situation (une énonciation) est transformé en un énoncé intemporel, hors de tout contexte. Le réfèrent vient en position dénonciateur : le Parti dit, la vérité parle

Le sens comme vérité

La vérité est conçue comme déjà là de toute éternité ou depuis des temps immémoriaux, ce qui implique qu'une connaissance ne peut être qu'une révélation : « c'est ainsi puisqu'il est dit que c'est ainsi ». Le sacré est le véritable réel, la vérité a un lieu, des racines, un socle : l'origine d'une nation, d'un lieu saint. Une origine sans commencement — origine et destination finale sont confondues. Mais le sacré et l'extase peuvent vite se nouer à la terreur. Herméneute, le prêtre ou guide éclairé qui sait interpréter les signes, oracles, présages, scrute les messages obscurs. Quand le dieu a parlé et s'est retiré, il faut bien interpréter tant le Texte est décevant, saturé de niaiseries, de contre-vérités flagrantes. La Vérité aura pourtant été jalousement gardée, et seuls quelques initiés auront pu entrevoir son inaccessibilité. Le sens, tout comme l'opinion, ne peut être réfuté par l'intelligence. C'est ce qui fait l'arrogance de ses bateleurs, renforcée encore par leur sentiment d'invulnérabilité, d'intouchable. Le réel est forclos dans le sacré et le mythe.

« La première constatation fondamentale, c'est que toutes les religions, quelles qu'elles soient, sont à l'origine de guerres, de conflits qui finalement sont beaucoup plus graves que celles purement politiques ou arbitraires des souverains puisque dans les guerres provoquées par la religion (…) la question de la vérité (…) est devenue certitude, l'adversaire devient l'incarnation du Mal, du mensonge, donc il doit être totalement éliminé », disait Jacques Ellul, faisant de la religion le nom générique de toute croyance fusionnelle : la religion de la Patrie, de la Race, de l'Argent, du Socialisme… Ajoutons pour nos contemporains celle toute fraîche de la Nature. Plus généralement, toute autorité institutionnelle qui a le monopole de la révélation de la vérité comme sens sacré originaire et destinal assure le lien social sur le mode de la fusion collective indifférenciée. On peut remarquer que toutes les religions qui ont réussi, c'est-à-dire celles qui ne sont pas restées des sectes, ont eu un brillant avenir étatique. Elles ont même été confondues à tel ou tel moment de leur histoire avec un État ; il en a été de même des grands modes de domination : fascisme, parlementarisme, socialisme.

État sans vérité

Comme disait Marcuse, « dans la tolérance répressive, les prises de positions sont considérées indépendamment d'une quelconque vérité comme des marchandises de différentes marques ». Mais avec ou sans vérité la substance reste. « Le monde tend à devenir la substance d'une administration totale qui enveloppe les administrés eux-mêmes. » Les États à démocratie autoritaire et gestionnaire, qui composent l'Occident pour l'essentiel, ne prétendent à aucune vérité, ils se réfèrent à une norme. La certitude que le système dominant, s'il n'est pas le meilleur, n'en est pas moins le moins mauvais des systèmes possibles, y évacue de plus en plus les doutes. C'est donc le seul qui ait droit à l'existence. C'est une norme vitale.

La raison est devenue instrumentale, unidimensionnelle, pour parler comme Marcuse. Elle est confondue avec une finalité réductrice comme l'utile, le rentable, le performant, le productif, le fonctionnel. Elle n'a plus de capacité critique lui permettant de penser au plus loin. Elle est astreinte à des particularités techniques. Ainsi l'information prend-elle la place des connaissances : « Le critère du vrai, dit Adorno, n'est pas l'immédiate communicabilité à tout un chacun. Ce à quoi il faut résister, c'est à la contrainte presque universelle qui fait confondre la communication de ce qui est connu avec celui-ci et le cas échéant la place plus haut que lui alors qu'actuellement chaque pas vers la communication brade et falsifie la vérité. » Cet énoncé a été dit avant guerre, comme quoi un énoncé vrai, ou plutôt qui contient une vérité, demeure longtemps actuel. Dans son prolongement, Baudrillard avance que « l'information, c'est la production excrémentielle de l'événement (…) c'est la poubelle actuelle de l'histoire. » Déjà Sartre avait bien pointé le danger de perdre la raison dialectique au profit de la raison analytique, maintenant c'est la raison analytique elle-même qui risque de disparaître, en laissant la place à l'empirisme le plus plat assorti d'un pragmatisme dont l'efficacité même est notoirement aléatoire. Il serait bon de réfléchir au fait que les mathématiques, la seule science transmissible en droit, et en théorie intégralement, sans reste, est en pratique la plus difficile à transmettre. Alors que tout ésotérisme13, tenu secret, réservé à des initiés, se propage et transpire bientôt par tous les pores de la société. Une vérité ouverte, accessible à tout un chacun, qui se fonde sur sa puissance à démontrer, est en fait inaccessible. J'avance cette thèse : moins il y a de vérité, plus la transmission des savoirs est aisée. Ainsi pour les sciences : la biologie se transmet mieux que la physique qui elle-même se transmet mieux que les mathématiques. Or les inventions — en Grèce antique — des mathématiques et de la politique comme pensées sont concomitantes, comme leur est concomitante celle de la philosophie dont l'objet est la recherche de la vérité ou plutôt le recueil des vérités, « la vérité sur les vérités », comme le disait Althusser. On a confondu le fait qu'une théorie rationnelle triomphe et soit acceptée par la société et le fait qu'elle soit vraie, « scientifique » ; pourtant, on a vu des théories fausses acceptées, des théories vraies combattues et refusées, comme des théories vraies acceptées d'ailleurs. Il n'est pas anodin que ce soit la biologie, dont la scientificité a toujours été problématique, qui ait été régulièrement enrôlée pour servir des causes catastrophiques, quand ce n'était pas les biologistes eux-mêmes, tel Alexis Carrel, prix Nobel, qui la réquisitionnaient pour étayer des opinions racistes criminelles. Et c'est encore à propos de biologie que le mot d'ordre stalinien « science prolétarienne contre science bourgeoise » a été avancé.

La confusion de la science et des techniques

On a confondu aussi les sciences et les techniques. Les techniques relèvent d'un savoir-faire, d'une finalité à court terme, de la particularité. Elles visent à une meilleure performance. La technique est liée, comme le dit Heidegger, à une volonté de domination (au demeurant, celui-ci confond aussi la technique et la science). « Nous sommes arraisonnés » par la technique. La volonté de maîtrise se retourne en un assujettissement incontrôlable. La confusion entre la science et la technique a été favorisée par la physique des hautes énergies où la preuve de la non-fausseté, comme dirait Popper, est prise en charge par des appareils et des techniques de plus en plus sophistiqués14, les accélérateurs de particules par exemple. Il est vrai que l'armée, grande souteneuse de ces techniques d'avant-garde, n'a jamais pour souci aucune vérité. De même, en biologie, le plus souvent la théorie est très réduite et la pratique consiste en séries d'expériences au petit bonheur la chance. Alors ce sont les laboratoires pharmaceutiques qui les guident pour leur plus grand profit. Une science doit être ordonnée à la vérité, à la preuve, à une meilleure connaissance ; elle est liée à l'universel et à la singularité. Pour le mathématicien René Thom, la science doit avant tout expliquer, elle n'a même pas pour fonction essentielle de prédire. On se souvient de la thèse de Foucault selon laquelle le pouvoir produit des savoirs et même des vérités, thèse qui prenait le contre-pied de celle de la tradition révolutionnaire : le pouvoir, l'État réprime, entrave, empêche ou freine la connaissance. Foucault entend par vérité, en cela proche de Nietzsche, « effets de vérité », voire « rituels de vérité » : « Le discours n'est pas simplement ce qui traduit des luttes et des systèmes de domination mais ce par quoi on lutte, le discours n'est pas un reflet car il est une force au milieu d'autres forces. » Mais cela reste insuffisant pour une politique d'émancipation, il faudrait référer le discours à des vérités singulières, sans quoi tout intrigant ne pourra qu'acquiescer. La politique, bien qu'elle n'ait pas un lieu circonscrit, doit tracer des lignes de démarcation, qui changent selon les situations, et ce sont ces vérités singulières qui permettent et gardent une consistance tendant à empêcher l'opportunisme et les reniements. Il en résultera une éthique non substantielle mais consistante de fidélité à la liberté en situation.

Théorie politique et vérité

Ce sont les marxistes qui se sont le plus souciés de la vérité. On peut périodiser cette constatation. Dans un premier temps, Marx et Engels réfléchissent sur la vérité à partir de Hegel, tout comme Bakounine, Proudhon ou même Stirner. Puis le marxisme, repris et précisé par les révolutionnaires, deviendra idéologie étatique à la suite de la Révolution d'Octobre. Pour finir, il s'est incarné en État et, de ce fait, a été reconnu internationalement, indépendamment de ce qu'il se soit, ou non, transformé, de théorie de l'émancipation, en justification de l'asservissement. Ainsi la légalité étatique du marxisme induisit-elle une légitimité, y compris celle de son étude militaire et universitaire dans les pays anticommunistes. Le marxisme a pu apporter une caution de sérieux : c'était l'époque où « de prétendus révolutionnâmes préféraient entreprendre une longue thèse sur Lukács plutôt que de se laisser influencer tout de suite par Blanqui » comme le disait la R.A.F. La patience historique cohabitait avec la patience du concept.

Vérité implicite, vérité explicite

Début du Manifeste du Parti communiste (traduit en russe par Bakounine) : « L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire des luttes de classes ». Ou encore : « Les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : « abolition de la propriété privée ». Et encore, cette citation de Proudhon : « Les contradictions sociales sont une conséquence du régime de propriété du capitalisme. » Et pour tous : « À bas le salariat ». Dans tous ces exemples, la vérité est implicite et elle concerne autant l'être — ce qui est — que le devoir-être. Alors que Kant fait une distinction entre raison pratique et raison théorique, ce qui implique que d'une description on ne peut déduire une prescription (autrement dit aussi, de la science à la morale la conséquence n'est pas bonne ou, pour parler comme Wittgenstein, « il ne s'agit pas des mêmes jeux de langage »), Marx au contraire affirme : « II s'agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu'il doit faire conformément à son être ».

De la connaissance à l'action, il y a un passage. La vérité est un pont. Comme l'affirmait Henri Lefebvre « la pensée de Marx exclut la distinction entre le fait et la valeur. Qu'est-ce qui les réunit implicitement pour lui ? la vérité. » La théorie du capital exposée par Marx énonce la vérité de sa réalité historique. On pourrait ajouter que la vérité de sa réalité en devenir est la révolution. Lénine, quant à lui, dira : « la vérité est révolutionnaire », « la révolution est vraie » et Guy Debord : « Le caractère inséparable de la théorie de Marx et de la méthode hégélienne est lui-même inséparable du caractère révolutionnaire de cette théorie, c'est-à-dire sa vérité ». Pour Marx, il y a également un être vrai de l'être ensemble qui a pour nom communisme et le communisme sera juste, selon le double sens d'exactitude et de justice, s'il est conforme à cet être vrai.

La théorie analyse une réalité alors que la politique vise à faire agir (les ouvriers pour Marx, les masses pour Mao). Comme nous le disions, l'influence de Hegel a été considérable. Ainsi Bakounine dit : « toutes les choses sont contradictoires en soi, cette propriété exprime l'essence et la vérité des choses » ou encore : « ce que nous jugeons rationnel peut devenir réel ». Bakounine énonce une implication potentielle : rationnel/réel et non une équivalence comme pour Hegel : « tout ce qui est réel est rationnel », car alors, comme l'a souligné Marcuse, on pourrait tout justifier « l'esclavage, l'Inquisition, le travail des enfants, les chambres à gaz, les préparatifs nucléaires ». La conception cumulative de la vérité est également empruntée à Hegel : « Le vrai est le tout ». Ce qui est à la fin est ce qui est en vérité. Et comme je l'ai dit, il ne faut pas tomber dans le piège d'une dialectique du vrai et du faux, qui relève en définitive de l'opinion où il n'y a ni vrai ni faux. Tout au plus pourrait-on voir une dialectique concernant des connaissances, des théories où l'on peut repérer des continuités et des ruptures mais à la condition de la soustraire à l'accumulation car il y a des refontes qui abandonnent des pans entiers du savoir. Un savant peut « être dans le vrai », comme disait Canguilhem, tout en ayant énoncé ponctuellement des choses fausses, qui généralement ont pu être rectifiées plus ou moins facilement.

La connaissance est conçue comme une totalité, mais alors que pour Hegel la contradiction est un moment de la totalité, pour Marx c'est la totalité qui est, dans le meilleur des cas, un moment de la contradiction. La vérité n'est pas référée à la politique car celle-ci relève de la superstructure, donc de l'idéologie. La théorie sera celle de l'infrastructure, c'est-à-dire, pour Marx, l'économie. La théorie marxiste dépend étroitement d'une ontologie15 matérialiste, elle-même inséparable d'une théorie de la connaissance.

Les matérialistes et les idéalistes sont deux camps en conflit16 inséparables de la trame de l'histoire se réclamant respectivement de la matière et de l'esprit. Seuls les matérialistes auraient une connaissance vraie, scientifique.

C'est Lénine qui a insisté le premier sur le fait que la matière est une catégorie qui pose l'antériorité et l'extériorité du monde à la pensée de ce monde. La non-reconnaissance de l'antériorité de la matière, impliquant que la pensée est première, implique aussi qu'existe quelque chose comme un dieu. Pour le marxisme existe donc un réel indépendant de toute pensée mais qui peut être connu : dans ce processus, la chose en soi devient objet pour nous. Et l'instance objective est modifiée par l'instance subjective. La pensée reflète le réel, elle est seconde (« théorie du reflet ») et la connaissance est un processus infini, tendanciel et asymptotique, une approximation infinie. Pour résumer, on peut dire que la vérité est conçue comme une évaluation de la relation entre une instance objective et une instance subjective selon le reflet, en termes d'identité, d'exactitude, et selon l'approximation, en termes de dialectique, de mouvement. La vérité est une dialectique entre vérité relative et vérité absolue, inspirée des thèses de Marx sur Feuerbach.

La connaissance n'est pas une contemplation passive de la vérité, elle doit se prouver par la pratique, qui est transformation du monde, ce qui est homologue à la tâche des communistes. La vérité n'est pas simplement rétrospective, elle est au devant de nous, ce qui nous rapproche de William James que l'on considère comme le fondateur du pragmatisme. Il faut la confronter plus à ses conséquences qu'à ses principes, ce qui est au demeurant la base de l'expérimentation scientifique. Marx a explicitement considéré la vérité dans ses Thèses sur Feuerbach : « La question de savoir s'il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n'est pas une question théorique mais une question pratique, c'est dans la pratique qu'il faut que l'homme prouve la vérité, c'est-à-dire la réalité et la puissance de sa pensée dans ce monde et pour notre temps ». Le critère de la vérité est la pratique, elle permet de discerner le vrai du faux. La vérité n'est pas à trouver, elle est à produire. La vérité comme dévoilement se trouve chez Marx. Ce qui apparaît renvoie à ce qui se cache (exemple : le fétichisme de la marchandise — « un rapport social revêt la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles »). Comme pour Heidegger, la vérité se montre en se dissimulant.

Vérité et action révolutionnaire

L'action révolutionnaire, pour les marxistes, est subordonnée au prolétariat, à la classe ouvrière en lutte et consciente, « la classe pour soi » : « j'ai la confiance des ouvriers parce que je leur dis la vérité (Engels) », « un communiste doit être toujours prêt à défendre la vérité, car toute vérité s'accorde avec l'intérêt du peuple. » (Mao). La vérité explique l'efficacité et non l'inverse comme le veut un certain pragmatisme. « Les idées ne sont pas vraies parce que le prolétariat les fait siennes, mais si le prolétariat se les approprie, c'est parce qu'elles sont vraies (Marx) » et encore, « à l'hypocrisie et aux mensonges des capitalistes, nous opposons la vérité pleine et entière (Lénine) ». Lénine dira également : « La théorie de Marx est toute-puissante17 parce qu'elle est vraie ». On connaît le « sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire » ; c'est que la théorie devait permettre au mouvement révolutionnaire de parer aux tâtonnements, aux erreurs répétées de l'empirisme.

Ainsi, dans une perspective marxiste, on peut objecter : qu'en est-il de l'exactitude du moment où coïncident théorie et pratique (facteurs subjectifs, données objectives) ? La théorie du reflet n'a jamais expliqué aucun mouvement révolutionnaire, quel qu'il fût. En effet, elle s'appuie sur la détermination d'une position de classe reflétant les intérêts de classe, or la position de classe a toujours excédé, dans les situations singulières, toute détermination par le jeu dialectique de l'infrastructure et de la superstructure. Le sujet révolutionnaire n'est pas placé ni engendré selon ces structures, étatiques ou économiques. Ce « sujet révolutionnaire » a toujours divisé les révolutionnaires : les marxistes l'ont pensé à partir d'une conception cumulative de l'histoire, le parti devant recueillir et concentrer en mots d'ordre les expériences du mouvement ouvrier, mais aussi être le miroir dans lequel le sujet révolutionnaire pût se reconnaître et s'identifier. Le sujet a ainsi été rabattu sur le parti. Et la vérité s'est présentée sous la forme du parti. Pour finir, des marxistes ont fait disparaître le sujet révolutionnaire au nom de la science ; seul demeurait un « procès sans sujet ni fin(s) ». Autrement dit, il en en était fini de la révolution. Qui a jamais vu en effet des révolutions sans révolutionnaires ?

Vérité et mathématique : la démonstration

En nos temps de confusion, il est bon de rappeler qu'un raisonnement, une démonstration n'est ni un sentiment ni une croyance. Une démonstration est un enchaînement de vérités selon un processus réglé où toutes les étapes sont explicitement vérifiables. Le raisonnement est une démonstration dont le modèle se trouve en mathématique. La vérité se prouve. Et les démonstrations établissent non seulement la vérité d'énoncés complexes, mais aussi la vérité d'énoncés paraissant vrais, de « façon évidente ». L'évidence elle aussi est questionnée. La rigueur et la sûreté des démonstrations sont à ce prix. Au départ de toute théorie mathématique, il y a des axiomes, qui sont posés comme vrais, desquels on déduit d'autres énoncés vrais, des théorèmes, par une démonstration. Les axiomes relèvent de la libre décision du mathématicien sous la seule contrainte qu'ils ne forment pas un système contradictoire18. La pertinence de ce choix s'évaluera aux possibilités qu'il permettra, donc à l'importance des théorèmes qui pourront être démontrés. La difficulté en mathématique n'est pas de produire des énoncés vrais, mais de produire des théorèmes importants, du vrai essentiel : des vérités. Le noyau élémentaire d'une démonstration reste identique, ce que souligne le mathématicien Dieudonné, membre fondateur de Bourbaki : « Reprenons (…) la façon dont se déroule une démonstration, conçue comme une suite d'inférences : pour prouver une proposition Q, on part du fait qu'une proposition antérieure P a déjà été démontrée (ou est un axiome) et on prouve la proposition : P entraîne Q. » Démontrer (P => Q) équivaut à démontrer que la négation de Q entraîne la négation de P : (non Q => non P). Cette démonstration est à la base du « raisonnement par l'absurde », or, très souvent, dans des argumentations, les politiques croient sans malice que : P => Q est équivalent à (non P => non Q), ce qui revient à déduire du fait que tout homme est mortel que tout chien serait immortel. Toutefois, Bakounine utilise correctement l'inférence quand il raisonne ainsi : « Si Dieu existe, alors l'homme est esclave, or l'homme n'est pas esclave donc Dieu n'existe pas ». Si des religieux connaissent la logique, ils pourront essayer de s'en tirer en disant que Bakounine a énoncé une vérité formelle, mais que son contenu est faux. Mais Bakounine tient bon sur la vérité matérielle : « L'existence de Dieu implique l'abdication de la Raison et l'injustice humaine, cela aboutit nécessairement à l'esclavage non seulement théorique mais pratique ».

Notons également que, alors qu'une équivalence P <=> Q est la conjonction d'une implication (P => Q) et de sa réciproque (Q => P), les sophistes la confondent soit avec la condition suffisante (P => Q), soit avec la condition nécessaire (Q => P). Rappelons enfin que la contradiction : (P et non P), est toujours fausse. Les Grecs ont démontré, et pour toujours, qu'il existe une infinité de nombres premiers (qui sont les nombres entiers qui ne sont divisibles que par 1 et par eux-mêmes). Aucun ordinateur, si puissant soit-il, ne peut prouver un tel résultat. Et de plus, si un laboratoire d'informatique ou une autorité quelconque, prétendait avoir trouvé le plus grand de tous les nombres premiers, on serait certain que c'est faux et qu'il existe même une infinité de nombres premiers plus grands. Une vérité mathématique n'est pas éternelle, elle est produite, elle a donc un commencement mais, une fois démontrée, elle l'est pour toujours. Autrement dit, les vérités en mathématique sont inventées et, une fois prouvées, aucune autorité, aucun pouvoir ne peut faire qu'elles soient démenties. La certitude n'est pas a priori mais a posteriori.

Il y a eu des inventions essentielles, telle la théorie des groupes par Évariste Galois : « la théorie des groupes est en quelque sorte la mathématique dépouillée de sa substance, réduite à sa pure forme », énoncé qui s'applique a fortiori à la théorie des catégories de Grothendieck qui serait la forme mathématique des différentes théories mathématiques (théorie des ensembles, théorie des groupes, topologie, théories logiques, théorie de la mesure, géométrie algébrique…). Ces inventions sont des événements qui ont produit des ruptures dans le champ mathématique. En revanche, à un moindre degré, les géométries non euclidiennes ont suscité des polémiques, y compris parmi les mathématiciens. Et l'on en a déduit un peu vite que les mathématiques ne démontraient pas des vérités absolues. Or elles ont montré en fait que les vérités ne sont pas isolées mais n'existent qu'au sein d'une théorie. De même qu'en politique il n'y a pas de vérités hors de toute situation, hors de tout événement. La pensée de l'infini n'a pu être effective qu'en mathématiques, au sein de la théorie des ensembles. Cantor a délivré l'infini à la fois de la religion et de la métaphysique lorsqu'il a démontré qu'il y avait une infinité19 d'infinis différents.

Pour conclure en mathématique, la vérité est à la fois une production et le produit de la preuve. Une vérité est plus un processus qu'un fait. Une preuve est pour tous, et il y a une égalité devant la preuve (même si une minorité y a accès). Il n'y a pas d'histoire, d'historicité de la vérité. Ce sont au contraire la découverte ou l'établissement des vérités mathématiques qui font qu'il y a une histoire des mathématiques. Les vérités, les événements temporalisent les mathématiques sans qu'il y ait une nécessité de leur advenue : par exemple, la théorie des groupes aurait pu intervenir plus tôt ou plus tard… ou jamais.

Vérité et singularité : politique de non-domination et d'émancipation

J'ai avancé la singularité comme concept d'une politique de non-domination, d'émancipation. Une singularité est un concentré de globalité. Et une globalité n'est pas réductible à un ensemble de localités. Pour Russel, qui est un des penseurs qui a le plus réfléchi de façon rigoureuse sur la vérité, il y a des vérités politiques et il remarque que si elles ne sont pas acceptées comme telles, c'est parce que les gens confondent vérité et précision. En politique on a affaire à des vérités vagues20. Il donne comme exemple la proposition « II y a un certain nombre de personnes réactionnaires dans cette pièce » qui, précise t-il, « n'est pas partiellement vraie mais tout à fait vraie ». Marcuse remarque que certains gestionnaires des relations humaines transforment une vérité en une banalité quotidienne qui en tout état de cause sert les patrons. Ainsi à un ouvrier qui déclare : « les salaires sont trop bas » — ce qui a un contenu général et politique qui remet en cause le salariat et ce qui pointe que la solution ne peut être trouvée au cas par cas — les gestionnaires répondent que cette déclaration est « vague et indéfinie », qu'elle n'a pas de référence objective, et il la transforme en : « En fonction de la maladie de sa femme, les gains actuels de monsieur B sont insuffisants ». Ainsi une revendication, universelle, légitime, est rabattue sur l'acceptation d'une particularité occasionnelle. L'état des choses ne peut être changé. Une vérité en politique est liée à une compréhension globale d'une situation. Boukosky énonce : « Nous avons compris une grande vérité à savoir que ce n'est pas le fusil, ce ne sont pas les chars, ce n'est pas la bombe A qui engendre le pouvoir et le pouvoir naît de la docilité de l'homme du fait qu'il accepte d'obéir ». Cet énoncé est politique puisqu'il porte sur la domination et sur sa reproduction. Il comporte une négation et une affirmation. On peut y ajouter ce que disait Alain « II n'est pas de tyran au monde qui aime la vérité, la vérité n'obéit pas ».

Dans cette déclaration d'André Breton une négation accompagne également une affirmation : « II n'est pas en effet de plus éhonté mensonge que celui qui consiste à soutenir même et surtout en présence de l'irréparable que la rébellion ne sert de rien. La rébellion porte sa justification en elle-même tout à fait indépendamment des chances qu'elle a de modifier ou non l'état de fait qui la détermine ». Dans les deux cas une vérité politique pour advenir doit balayer un mensonge, un état de fait, un préjugé21, une opinion.

On retrouve cette thèse politique que le négatif est la tension critique entre ce qui est — la situation souvent intolérable — et ce qui doit être. Ainsi alors que les réalistes, ceux qui ont sacrifié la raison au raisonnable, les partisans du moindre mal ont pour mot d'ordre, qui est le même que celui de l'État « ce qui est, la réalité nous donne la norme de ce qui doit être et de ce qu'il est possible de faire ». Nous affirmons au contraire que ce qui doit être est d'abord la négation de ce qui est, et quant à ce qu'il est possible de faire, cela ne relève d'aucune analyse, dialectique ou non, car cela excède toute détermination, telle une vérité qui est au-delà des savoirs et même doit s'émanciper de ces savoirs qui l'entravent. Une vérité en politique advient en situation, de même qu'il n'y a de liberté qu'en situation. Et une situation est toujours particulière, avec de nombreuses déterminations, et il y aura une vérité que si cette particularité peut être transformée en une universalité par des individus qui se lieront à une singularité. Il y a singularité si l'universel est immanent à la situation particulière. Autrement l'universel est un faux universel, transcendant où le sens est à la place de la vérité, où l'universel se dilue en une généralité inconsistante formée par la répétition de situations particulières anodines.

La déclaration d'Indépendance du 4 juillet 1776 « considère comme des vérités évidentes par elles-mêmes, que les hommes naissent égaux ». Cette vérité advient en situation lors d'une insurrection et a bien une visée universelle « tous les hommes naissent égaux ». Mais cet universel avait exclu les Indiens d'Amérique qui étaient d'ailleurs considérés comme des bêtes par lès premiers colons. On peut noter qu'on retrouve que vérité et évidence doivent être dissociées, comme en mathématiques. De même la visée universelle prolétaires de tout pays unissez-vous se rabattra sur l'ouvrier russe stakhanoviste. L'énoncé de la déclaration de 1793, la seule qui légitime l'insurrection, affirme « il y a oppression contre le corps social lorsqu'un seul de ses membres est opprimé, il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé ». Il s'agit d'une vérité politique, la vérité du collectif se situe dans une relation réciproque entre l'individu et le collectif.

La vérité est liée à l'événement sous deux formes. Premièrement, la vérité en acte, accompagnée d'un processus sujet22, d'une subjectivation qui ne doit pas être confondue avec un subjectivisme des goûts et des couleurs, où événement et vérité se déterminent réciproquement. Deuxièmement, la vérité comme fidélité à l'événement, au-delà du savoir sur l'événement, est ce qui caractérise l'événement. Ainsi la vérité de mai 1968 ne consiste pas à essayer de tout dire sur mai 1968, tâche impossible et qui n'a aucun intérêt. Comme disait Lacan « la vérité est mi-dite ». Elle n'existe que par les soustractions qu'elle effectue dans le savoir encyclopédique. « La question de savoir, disait Alain, combien le roi Aménophis avait de femme n'intéresse que celui qui en fait gloire, projet ou système. Je n'aimerais donc pas que l'on fit de la vérité totale une sorte d'objet abstrait dont on aimerait également toutes les parties ». Alain en fait une question de préférence, alors que c'est une question nécessaire, une accumulation de vrais ne fait pas une vérité ; bien au contraire c'est ce vrai qui empêche la vérité d'advenir. On sait que la censure peut s'exercer de deux façons : empêcher de dire ce qui est vrai ou alors déverser un flot de faits vrais qui masque l'essentiel et s'apparente à du bruit. Dans les deux cas la censure brouille. En effet, ce qui limite le vrai, ce n'est pas le faux, mais l'insignifiant. Le couple (Vérité/vrai) se trouve en correspondance avec le couple (événement/fait). Une vérité en acte en mai 1968, sur son versant négatif est « La lutte contre tous les pouvoirs, contre toute autorité », et sur son mode affirmatif « La liberté est une libération, ici et maintenant, une prise sur son quotidien pour l'individu ». Il y a eu une visée globale à vouloir du tout autre sans contenu particulier. Et une vérité en subjectivité était : « plus rien ne serait comme avant » et que « la révolution est présente, et elle ne consiste pas en une simple prise de pouvoir ».

Et je soutiens qu'il y a eu une conception politique de l'individu qui n'est ni celle de l'individualisme, l'individu lié à la particularité, ni celle du collectivisme, l'individu sacrifié à la généralité, mais celle de l'individu lié à la singularité. Être fidèle à l'événement 1968, consiste à garder dans de nouvelles situations ces vérités politiques et à en inventer d'autres. Mais que faire, lorsqu'il y a comme dit Jean Baudrillard « une grève de l'événement », les « orgasmes de l'histoire » sont rares, « À nous d'aller dans les lieux extrêmes où vivent et se lèvent les vérités les plus hautes, les plus profondes. » (Nietzsche). Il y n'a pas de vérité de l'individu, et il n'y a ni essence, ni secret à découvrir. J'ai montré que de donner une essence à un individu revenait à lui attribuer un type de domination en l'assignant à un faux générique ou à un faux universel. Il n'y a rien à découvrir au fond d'un individu, même en concédant que « l'inconscient ne ment pas » car il n'y a pas de fond. Un individu est un ensemble de relations, la plupart du temps, peu intéressantes. Il faut penser loin de soi. Toutefois, comme disait Foucault à la fin de sa vie, l'individu peut avoir comme principe régulateur un dire vrai, une parole de vérité, qui ne relève ni de la rhétorique, ni de la pédagogie, ni de la flatterie et qui ouvre un espace de risque, indissociable d'un courage de la vérité. Ainsi les cyniques grecs faisaient de la vérité un scandale permanent. Il est de bon ton de répéter que s'en est fini de l'intellectuel universel qui disait la vérité sur tout : sur la vie, la mort, l'amour, l'art, la science, la morale, la politique… cette « conscience du monde » qui prescrivait comment se comporter en toutes circonstances. Et on a avancé le nom de Sartre un peu vite, car c'est oublier que Sartre a manié l'intempestivité : « en se mêlant de ce qui ne le regarde pas » et qu'il s'est coltiné à des situations bien concrètes et qu'il s'est efforcé de « nuire à la bêtise » comme disait Gilles Deleuze. Nous sommes tous confrontés et menacés par la bêtise, par le sens, par l'État. Se référer à des vérités est une nécessité, les sentiments sont convenus, manipulés s'ils sont étrangers à tout principe. Henri Peña-Ruiz dans son livre sur « la laïcité » nous signale qu'un consensus voudrait nous faire intérioriser que l'on doit respecter des croyances. Il cite l'exemple de « l'église protestante de l'Arkansas (qui) demande que l'on retire Darwin des programmes de l'enseignement ». Il nous met en garde contre le danger de ce retour à l'ordre moral, accompagné du retour des religions, des intégrismes, des superstitions. De plus l'État, en sanctionnant le blasphème, transforme une croyance en loi. Et pourquoi ne pas sanctionner toute déclaration ne respectant pas le communisme ? Enfin Henri Peña-Ruiz rappelle que « la religion n'est pas dépositaire de la vérité, mais du sens ». Et il est toujours bon de questionner le sens, de « le mettre à l'épreuve de ses prétendus fondements ». Pour rendre effective une politique d'émancipation il faut conjoindre éthique et impiété23. Une vérité est impie et il y a « la dimension insensée des vérités » comme dit Alain Badiou.

Défier l'universel

On a vu que les différentes figures de la vérité pour les révolutionnaires recouvrent les différentes conceptions de la vérité qui ont été pensées. Il y a eu des révolutions, des moments révolutionnaires. Des individus ont fait preuve d'une capacité infinie : cette liberté de « changer le monde ». « II y aura une autre, d'autres révolutions, et la révolution est imminente » est un axiome. Et cet axiome est pertinent car c'est lui qui ouvre, politiquement, le plus de possibilités de pensées et d'actions. J'ai avancé qu'un sujet révolutionnaire devait être soustrait : au nombre, à l'accumulation, au lieu, à la représentation, à l'État, donc à toute structure étatique en puissance. Ce sujet révolutionnaire singulier doit être constitué d'individus libres, dans une structure libre où l'égalité soit totale.

De même une vérité singulière est soustraite au nombre, car la vérité qui accorde une place primordiale au nombre, aux statistiques, est la vérité instituée, la vérité étatique. La vérité d'une manifestation, d'une grève, d'une révolte est étrangère au nombre de manifestants, de grévistes, de révoltés ; nombre si cher aux organisateurs, aux gestionnaires. La qualité est hétérogène à la quantité. Et il n'y a pas de « bond qualitatif ». Ainsi Bakounine a opposé au mot d'ordre marxiste « de chacun de ses capacités à chacun selon ses besoins » l'exigence des anarchistes « c'est à chacun selon ses besoins tout de suite ou jamais ». La vérité ne relève ni d'un vote, ni d'un consensus. La vérité n'est pas une valeur, elle est donc étrangère au sacrifice, c'est elle qui, liée à la démonstration, dénonce l'imposture des valeurs, qui d'ailleurs, quelles qu'elles soient, sont bafouées bien souvent par ceux qui les prônent et s'en servent. Une vérité s'adresse librement à tous et chacun est égal devant elle. Une vérité ne se possède pas, elle est étrangère à la possession, à la propriété, aux territoires, à la capitalisation. Une vérité est un défi lancé à l'universel. Une vérité, dans et sur une situation, est en politique une exacerbation de la situation, une clarification. Il n'y a pas à aimer la vérité, mais peut-être existe t-il, en amour, de la vérité, vérité d'une rencontre.

La politique n'est pas un art, les mathématiques non plus, même si les mathématiciens parlent de belles démonstrations. Mais il y a, peut-être, de la vérité en art : « la vérité d'un poème » comme concentré de pensée, vérité qui s'opposerait à toute accumulation culturelle et cultuelle inconsistante. Avant le nazisme, Horkheimer annonçait cette vérité qui, comme toute vérité, est encore actuelle : « De nos jours la pensée est trop souvent obligée de se justifier par son utilité envers quelques groupes établis plutôt que par sa vérité ».

L'autre de la vérité n'est pas l'erreur mais la barbarie.

Notes

1 – « De l'individu à la singularité, du tout autre », Temps critiques, no 6-7

2 – II était de notoriété publique que Mitterrand était menteur, hypocrite, en cela il illustrait assez bien ce que disait Jankélévitch : « le menteur est superficiel et tendu », ce qui ne l'a pas empêché de faire une carrière d'homme d'État. Clinton a juré sur la Bible qu'il n'avait pas eu de rapport sexuel avec Monica, serait-il un lacanien qui s'ignore ? Pour Machiavel, mentir, ne pas tenir ses promesses sont des nécessités intrinsèques à l'« art de gouverner », tout comme d'être cruel à bon escient.

3 – Arendt donne, à juste titre, les mathématiques comme exemplaires des vérités de raison, même si son exemple, 2+2=4, paraît en retrait de celui de Kant qui énonçait lui 5+7=12 dans la Critique de la raison pure.

4 – Pour une analyse politique de la raf, je renvoie à : Anne Steiner, Loïc Debray, Fraction Armée Rouge : guérilla urbaine en Europe occidentale, Paris, Méridien-Klincksieck, 1987.

a – [Note de l'éditeur] Cet ouvrage a été réédité avec les références suivantes : Anne Steiner, Loïc Debray, raf. Guérilla urbaine en Europe occidentale, Paris, L'échappée, coll. « Dans le feu de l'action », 2006.

5 – In Paroles directes. Légitimité, révolte et révolution : Autour d'Action directe, Ed. Acratie.

6 – Je renvoie à ce propos à mon article « Un État mondial vers la domination et l'aliénation généralisée » dans le livre collectif Amérique ? Amerikkka ! un état mondial vers la domination et l'aliénation généralisées, Mauléon, Ed. Acratie, 1991.

7 – Frank Mintz, Autogestion et anarcho-syndicalisme, Ed. cnt-Région parisienne.

8 – Francis Pallarés, La Guerre d'Espagne (Revolución y guerra civil), pemf, 2000.

9 – J'ai déjà souligné l'ambiguïté du mot « autogestion » qui contient le mot « gestion ». Il n'était d'ailleurs pas utilisé durant la guerre d'Espagne : on parlait de « collectivisation ».

10 – G. Debord, La Société du spectacle, Buchet-Chastel,1967.

11 – Leur théorie reprend en partie la distinction opérée par Sartre entre groupe en fusion et groupe réifié dans la Critique de la raison dialectique.

12 – Ceux qui révèlent un crime ou une exaction se trouvent menacés, d'autant plus si les coupables sont puissants.

13 – II y a certainement des ésotérismes « à plusieurs vitesses » : pour les pauvres et les midinettes, l'horoscope très réaliste où les changements sont très minimes et, pour les chefs d'État, y compris dans nos démocraties, les mages.

14 – Il y a certes des appareils qui sont des « théories matérialisées » comme dit Bachelard, c'est-à-dire des appareils qui n'auraient pas pu être inventés sans une théorie mathématique ou physique.

15 – Même si beaucoup de marxistes, y compris Marx lui-même, puis Lukács, n'ont jamais reconnu une ontologie.

16 – II est vrai que c'est fini pour les philosophes médiatiques : par exemple Comte-Sponville se dit matérialiste, Luc Ferry se dit spiritualiste, soit un idéaliste aggravé, mais l'un et l'autre affirment en se congratulant qu'ils sont d'accord sur tout (surtout sur n'importe quoi). Plus rien donc ne porte à conséquence ni n'engage. Restent les ajustements délicats (ou non d'ailleurs) des différences de sensibilité. Adieu la politique !

17 – Lacan cite cette phrase pour la critiquer et lui opposer que « la vérité comme cause efficiente est la magie ».

18 – Si l'un des axiomes, vrai par hypothèse, se révélait la négation d'un autre axiome, vrai, il serait à la fois vrai et faux. Cela serait la confusion totale : tout énoncé serait en effet à la fois vrai et faux.

19 – Giordano Bruno a été brûlé pour moins d'infinis…

20 – « La vérité générale et abstraite est la plus précieuse de tous les biens, c'est l'œil selon raison, c'est par elle que l'homme apprend à se conduire à être ce qu'il doit être, à faire ce qu'il doit faire » Rousseau.

21 – « Un préjugé est plus difficile à désintégrer qu'un atome » Einstein ; « c'est alors que j'ai pris conscience de la force de ce préjugé se croire vertueux et intégrer parce qu'on est esclave », Marius Jacob.

22 – « Appréhender le vrai non comme substance, mais précisément aussi comme sujet », Hegel.

23 – Socrate « le meilleur des hommes » a été condamné pour impiété. Platon pour lutter contre la dictature de l'opinion veut que la politique s'appuie sur des vérités. Mais il retombe, par le biais de la transcendance dans la piété : Et dans les « lois ». Socrate aurait été à nouveau condamné.