Temps critiques #1

La question allemande en France

, par Bodo Schulze

I. Introduction

« Mais les prémisses — la légitimité de cette réunification — ne sont pas totalement limpides.1 » N’est pas non plus totalement limpide la façon dont ce constat irrité ait pu s’égarer dans un article qui, par ailleurs, adopte parfaitement la démarche de la femme d’État dans sa façon de discourir sur la « question allemande ». Depuis le début des grandes manifestations d’automne en rda, Le Monde ne cesse d’assener la leçon : Rien à objecter contre une unification des deux États allemands, à condition qu’elle se fasse dans le cadre de l’intégration ouest-européenne.

Aucune voix critique ne semble troubler cette unanimité béate. Les intellectuels parisiens, si remuant durant « l’automne allemand de 77 », ont la délicatesse de ne souffler mot, s’ils ne s’évertuent pas à chanter la bonne nouvelle. Ainsi Régis Debray salue chaleureusement le retour des nationalismes européens façon xixe siècle et rumine à la manière de Le Pen : « Les groupes humains veulent d’abord être eux-mêmes. » André Glucksmann reconnaît des « raisons nouvelles d’espérer » et Simone Veil déclare que le désir réunificateur des Allemands lui a « toujours paru normal ».

De même, le spécialiste des Allemagnes Joseph Rovan approuve la réunion des tribus allemandes sous un même chef quand il rappelle ses concitoyens à l’ordre : « La méfiance et la crainte devant une nation allemande qui retrouverait son unité seront sans cesse davantage ressenties outre-Rhin comme injurieuses à l’égard d’une démocratie qui a fait ses preuves, au-dedans comme au-dehors, depuis près d’un demi-siècle » Et comme s’il n’était pas vraiment convaincu de la pertinence de son argument il recourt à la thérapie de choc, évoquant l’essor lepéniste, qui pourrait paraître bien étrange aux yeux des Allemands, pour faire taire ceux qui s’inquiéteraient du succès électoral des « républicains » de Schönhuber. Seulement voilà, jamais encore la droite nationale en France n’a su transcender la démocratie parlementaire au seul moyen de ses propres forces.

II. Peuple et Volk

Le désir de normalité se fait si pressant que les idéologues ne songent pas seulement à autre chose qu’à huiler la marche inconsciente de la diplomatie par ce baratin sur le « droit des peuples à l’autodétermination », qu’on ne saurait évidemment refuser aux « Allemands ». Muselière idéologique qui interdit toute réflexion historique, et notamment celle sur la différence spécifique qui sépare le « peuple » français du « Volk » allemand. Une confrontation de Rousseau avec Fichte peut éclairer cet écart.

Alors que « le peuple » a sa réalité première dans la République ; qu’il est, dans le Contrat social de Rousseau, le nom collectif que prennent les associés comme membres du corps politique2 ; qu’il présuppose donc l’existence d’un État territorial aux contours historiquement définis ; Fichte, dans son Quatrième discours à la nation allemande, fonde le « Volk » sur la langue (allemande) en tant que celle-ci serait « la force naturelle commune à tous les contemporains en lesquels elle parle »3 ; définition qui se situe au-delà de la logique territoriale et qui trouve sa prolongation actuelle dans la Loi fondamentale de la rfa où il est question du « Volksdeutscher », de l’Allemand ethnique.

Dans la théorie de Rousseau aussi bien que dans la réalité historique de la France (post-) révolutionnaire, le peuple est le dérivé nominal d’un État territorial qui existe avant que n’intervienne le Contrat social ou la Constituante. Pour Fichte et pour l’Allemagne, il s’agit en revanche de définir une réalité à même de délimiter un futur État-Nation allemand : nominalisme français contre réalisme allemand, voilà ce qui différencie, en dernière analyse, le peuple du Volk. Différence philosophique qui ne tient nullement à l’arbitraire des deux penseurs mais traduit la différence réelle dans la formation historique de la France et de l’Allemagne.

C’est parce que l’histoire de l’État bourgeois allemand ignore cet acte fondateur qu’est la Révolution française que ses origines se perdent dans les ténèbres des temps reculés. L’insondable profondeur de l’âme allemande que l’esprit français, rationaliste et railleur, peut bafouer tient à l’absence d’une rupture violente avec l’ordre pré-bourgeois et précapitaliste, rupture qui serait en même temps constitutrice de l’ordre bourgeois et capitaliste. Contrairement au mythe d’origine de l’acte libérateur de la France républicaine, le mythe national du peuple allemand invoque des forces naturelles qui agissent (en) les allemands, que ce soit la langue de Fichte, la race de Hitler ou, dernière en date, la culture des Verts jusqu’à la droite chrétienne-démocrate4.

Le flou de ces notions censées fonder la réalité du peuple et, partant, de l’État allemand est de méthode ; il autorise l’arbitraire administratif dans la définition de qui est allemand. Ainsi les autorités de la rfa, se trouvant devant la difficulté de décider lesquels des Polonais qui prétendent à la nationalité de la rfa, sont « effectivement » de souche allemande, recourent aux fichiers que les ss avaient établis pendant la Deuxième guerre mondiale en Pologne. Fait divers, dont on ne saurait déduire un caractère fasciste de la rfa, mais qui souligne bien la continuité historique des diverses tentatives de définir le « peuple allemand ».

III. Antisémitisme français et antisémitisme allemand

La différence essentielle entre peuple et Volk informe celle qui sépare l’antisémitisme français de l’antisémitisme allemand. Dans sa généralité, l’antisémitisme joue le concret contre l’abstrait, la richesse matérielle contre l’argent, le pays réel contre le pays légal, l’enracinement contre le cosmopolitisme, la vérité nationale contre la raison universelle, le tout organique contre l’individu égoïste5, le « Juif » incarnant toutes ses puissances abstraites et dissolvantes contre lesquelles les antisémites se révoltent.

Dès lors, la virulence que l’antisémitisme peut prendre dans un pays donné dépend essentiellement du rapport constitutionnel entre ce qui se présente aux yeux des antisémites sous la forme de l’opposition du concret à l’abstrait, du peuple au système légal du droit. C’est parce qu’en France le peuple est tout d’abord peuple de citoyens, qu’il n’est qu’un nom qui désigne les associés dans leur rapport au corps politique ou à la République que la tentative antisémite de mobiliser le peuple des « braves gens » contre le système parlementaire qu’incarnerait le « Juif » à toujours échoué — de Boulanger à Poujade, à l’exception de Vichy, dont la législation anti-juive n’était possible cependant que sur la base de l’occupation nationale-socialiste. Je souligne « possible » parce qu’il ne s’agit pas de nier le zèle vichyssois en la matière mais de mettre en évidence la condition de réalisation de cette législation.

La réalité historique du Volk, conceptualisée par Fichte, est d’une trempe toute à fait différente. Ne reposant sur aucun territoire étatique préalablement circonscrit et suspendu dans les cieux de la langue, le Volk se met à la recherche d’une identité étatique. Autant dire que les frontières de n’importe quel « État allemand » seront à jamais aussi provisoires que l’identité linguistique, raciale ou culturelle est floue. À l’heure actuelle, l’équivoque que Kohl laisse planer sur la ligne Oder-Neiße et le chantage imposé à la Pologne qui, pour obtenir l’aide économique de la rfa, est obligée d’accorder « l’autonomie culturelle » aux Allemands ethniques témoignent à volonté de cette « quête identitaire ». Interminable par définition, celle-ci appelle son terme contraire pour « s’expliquer » pourquoi cette identité n’existe qu’à l’état d’un devenir perpétuel et donc d’une incessante dissolution. Bien entendu, il ne s’agit pas là d’une décomposition et recomposition du contenu de l’identité nationale telle que l’imaginent les antiracistes français quand ils parlent d’une société multiculturelle. Bien au contraire, c’est la forme d’identité même qui est en cause ici. Forme qu’en France la Révolution a institué sous la figure de la République ; forme qui, en Allemagne, n’est pas au sens strict du terme.

Alors la question se pose de savoir quelle est cette puissance qui empêche ceux qui se disent « Allemands » de devenir réellement ce qu’ils imaginent être. Évidemment « le Juif ». Lui est cette force dissolvant l’identité du Volk et face à laquelle celui-ci se voit contraint de se constituer en communauté de nécessité pour (re-) conquérir de haute lutte antisémite cette identité qui n’en est une que par le truchement de l’anti-Volk. Auteur des forces abstraites — argent, droit, esprit —, « le Juif » est en même temps le seul vrai Volk puisque seulement une entité soudée comme l’est le « peuple juif » ou le « judaïsme » est à même d’inventer de pareilles puissances destructrices qui font le malheur du peuple allemand. Aussi « le Juif » se trouve-t-il affectées toutes les qualités qui constituent l’imaginaire völkisch6 et dont la réalisation, pour les Allemands, s’achoppe précisément à « l’existence » de cet anti-Volk qu’ils entendent anéantir pour prendre sa place ; la place d’un Volk identique à lui-même, quoique dépourvu d’un territoire étatique qui lui donnerait consistance et donc constamment en voie d’expansion. Ainsi la notion de Volk aussi bien que la réalité historique qui lui correspond sont intrinsèquement antisémites. L’ennemi du peuple allemand, loin d’être cette contre-révolution royaliste dont l’Action Française se fit le chantre, est cette figure du « Juif » dont les qualités font écho à celles du mythe germanique. Voilà ce qui caractérise la dynamique spécifiquement völkisch du nationalisme allemand — du Wartburgfest en 18177 jusqu’aux derniers propos antisémites de Hans Klein, porte-parole de Kohl, à l’occasion de la visite récente de celui-ci en Pologne8.

IV. À propos de la « culpabilité collective »

On ne sera pas vraiment étonné d’apprendre que les corps diplomatiques ne sauraient s’attarder sur cette façon de couper les concepts en quatre. Dans l’élaboration d’accords internationaux un peuple vaut l’autre Volk — souveraineté oblige. Cependant, même en milieu radical9, on peut provoquer une stupéfaction irritée quand on se prononce contre l’ivresse réunificatrice des Allemands de l’Ouest et de l’Est. S’il est facile de s’entendre sur la nécessité d’abolir tous les États et toutes les nations c’est justement ce principialisme, en soi justifié, qui fait obstacle à une réflexion historique sur le nationalisme völkisch en rfa et en rda.

Paradoxalement le bon sens radical rencontre quelquefois le bon sens citoyen dans l’appréciation selon laquelle le rapport troublé des radicaux allemands à la nation serait dû à un « complexe de culpabilité », lequel se serait imprimé à l’esprit allemand après la dernière guerre et dont les ultimes tenants seraient aujourd’hui ceux qui refusent obstinément de s’accommoder de cette « normalisation » en matière de nation allemande. De surcroît, peut-on entendre, ce genre de conscience historique, qui est souvent prise pour une idiosyncrasie « typiquement allemande », ferait le jeu de la droite conservatrice française et doit donc être interprétée comme une identification coupable à l’agresseur.

Ce serait évidemment déplacé de riposter sur le même ton et de répondre que cette insouciance de nombre de radicaux en France fait le jeu de la droite allemande. Ainsi la réflexion disparaîtrait dans le jeu de miroir des fausses idées reçues de part et d’autre du Rhin, ce qui bétonnerait les malentendus qu’il s’agit de dissiper.

Si dans les discussions sur les événements de Berlin ou plus généralement sur le nationalisme allemand le reproche du « complexe de culpabilité » plane toujours dans l’air, cela révèle tout d’abord le succès de la politique du mea culpa que tous les gouvernements de la rfa ont affichée dans leurs rapports avec l’étranger. Récemment encore, Genscher fournit un exemple de ces gestes de fausse humilité quand, baissant la voix, il soutint qu’en raison d’une histoire coupable le statut de l’Allemagne n’était pas « à la disposition » des Allemands10. Or il n’y a nulle trace de ce « complexe » en rfa sinon dans le discours antisémite qui désignera immédiatement l’auteur de ce « complexe ». « Sur ces entrefaites, même rappeler Auschwitz passe pour être un ressentiment », écrit Adorno en 1950, en pleine période de « complexe ».

Le discours sur la « culpabilité collective » a beaucoup impressionné et notamment en France où l’on perçoit souvent les Allemands comme des êtres affligés qui auraient choisi de passer chaque week-end à Canossa11. Impression que les contemporains allemands ont d’ailleurs dû cautionner puisque la politique officielle à elle seule n’aurait pas pu soutenir cette image de marque si le comportement des citoyens de rfa l’avait dénoncée.

Pourtant, quelle béatitude crédule que celle qui prend cette autopublicité pour de l’argent comptant et ignore la dialectique propre à une « culpabilité collective » ! Comment a-t-on pu se tromper sur le double fond de cet ustensile dont la grande majorité des Allemands aime faire étalage lors des voyages à l’étranger ! Comment méconnaître qu’une « culpabilité » de cet acabit est doublée du ressentiment envers celui qui doit en être l’auteur — « l’étranger » et, en dernier ressort, « le Juif » — puisque celui qui doit endosser une culpabilité collective pour se sentir coupable quand il est coupable signifie par là même qu’il se considère en fait comme innocent !

La rhétorique de la « culpabilité collective » fit la fausse synthèse de deux questions que les acteurs d’Auschwitz auraient dû se poser d’abord séparément pour s’interroger ensuite sur la nature du rapport qui les unit ; la question de la culpabilité individuelle propre à chacun, puisque l’individu seul peut être coupable, et la réflexion historique sur le collectif Volksgemeinschaft12 dont il fait partie. Faute de quoi, la formule collective retenue permit au Volksgenosse13 d’esquiver sa culpabilité individuelle, de préserver l’existence du collectif lors du passage imposé à la démocratie parlementaire et de noyer la réflexion dans des aveux crispés de quatre sous.

Quelque temps après, les plus jeunes s’inventèrent la « grâce de la naissance tardive »14 et tirèrent profit du hasard généalogique, qui leur épargnait d’être directement coupables, pour continuer à la lumière du jour l’œuvre néfaste que leurs prédécesseurs avaient entamée dans l’obscurité de la « culpabilité collective », l’arrêt de cette réflexion. Du fait que le clan allemand se compose désormais de gens non coupables à titre individuel ils concluent à la possibilité de s’identifier naïvement avec ce collectif — identification qui, moyennant la continuité historique de la Volksgemeinschaft, même démocratisée, les fait participer aux méfaits de leurs aïeuls.

Il n’est pas question ici de l’auteur de cette « grâce » providentielle mais des jeunes allemands que de nombreux Français plaignent pour leur rapport déréglé à la nation et auxquels on devrait tout de même accorder le droit — puisqu’ils « ne sont pas coupables » — d’être fiers de leur nation — comme nous le sommes aussi, nous autres Français. Cependant, s’il n’est jamais très raisonnable de s’enorgueillir d’un fait dans lequel on n’est pour rien — en l’occurrence la naissance sur le territoire de tel ou tel État — on peut s’étonner que ces Allemands ne se glorifient point d’être des citoyens de la rfa ou de la rda mais d’être « allemands », d’appartenir au Volk, et donc à quelque chose de bien plus ancien que ne le sont la rfa et la rda. Aussi s’inscrivent-ils dans une tradition dont Auschwitz fera à jamais partie intégrante. « Je suis fier d’être allemand », voilà un slogan qui décore un nombre croissant de voitures et de vêtements de ces ex-coupables collectifs.

V. La méconnaissance d’Auschwitz

Que ces dessous de la nouvelle fierté allemande passent à peu près inaperçus — malgré le rappel rituel de « l’histoire passée » — préfigure le lieu idéologique que l’esprit public en France réserve à la réalité d’Auschwitz. Le baratin sur « l’horreur incomparable » de la machine destructrice des nationaux-socialistes travestit Auschwitz en non-événement diabolique pour justifier le colonialisme français et, en général, la démocratie parlementaire comme le meilleur des mondes possibles. D’autre part, ce détournement contre-historique opéré par l’idéologie antifasciste et résistante incite certains radicaux français à jeter pêle-mêle Auschwitz et Alger dans le même grand pot principaliste des crimes d’État, conclusion en véritable court-circuit qui s’avère aussi anhistorique et bornée que le diabolisme des démocrates. Les uns légitiment le nationalisme français, les autres — même à leur insu — le nationalisme allemand. De plus, ces positions opposées arrachent, toutes les deux, Auschwitz au contexte du nationalisme allemand — le démonisme habituel des antifascistes patentés tout autant que la réduction de l’anéantissement des juifs d’Europe à la fonction que celui-ci occupe dans l’idéologie officielle. Aussi l’histoire disparaît-elle au profit du bavardage intéressé sur l’histoire. Poussé à l’extrême, ce nominalisme jaseur amène certains à trouver quelque intérêt aux « thèses » d’un Faurisson, lorsqu’ils ne les considèrent pas comme avérées. Chose curieuse, le seul fait de déranger le consensus des démocrates cautionne tout et n’importe quoi, comme si l’extrême-droite ne s’opposait pas, elle aussi, à l’ordre démocratique. Bien plus qu’une réflexion rationnelle, c’est le goût de la bohème pour le scandale qui s’exerce ici en terrain inopportun.

Cependant, la méconnaissance de la réalité historique d’Auschwitz ne tient pas uniquement à des raisons d’ordre intérieur mais également à des raisons d’origine internationale. Lorsque le rapprochement franco-allemand s’amorça après la Deuxième Guerre mondiale, les citoyens français furent conviés à accomplir un travail mental d’abstraction d’une ampleur inouïe, sorte de pendant pénible de l’oreiller douillet où reposait la conscience tranquille des coupables collectifs. Les Français, si longtemps sommés à considérer les Allemands comme des ennemis héréditaires, furent invités à apprécier le collectif allemand comme un ami collectif et à faire abstraction en même temps du fait que c’est justement ce collectif qui avait perpétré Auschwitz ; abstraction qui expédia la réalité historique de la destruction des juifs d’Europe au royaume des démons. En décrétant « l’amitié » des collectifs de part et d’autre du Rhin, l’État français et ceux qui s’y reconnaissent refoulèrent Auschwitz, le rayant d’une mémoire autre que commémorative. Ainsi naquit cette ambivalence qui imprime la vision française de l’Allemagne et qui transparaît d’une manière étrangement insaisissable dans la quasi-totalité des discussions que j’ai pu avoir en France. La réconciliation imposée envoya Auschwitz au règne de l’inconscience où il bouillonne depuis en peur mythique.

Pendant toute une époque, cette schizophrénie sociale s’articulait autour des questions économiques. À droite, l’enthousiasme pour la force du deutschemark et la « paix sociale » en rfa retentissait toujours du bruit claquant des bottes des ss, et si la gauche traditionnelle émettait des réserves sur cet silence de mort, elle n’a pas su se soustraire à une certaine fascination que suscitait en elle le pouvoir de négociation du syndicat unique dgb et la performance de la Sécurité sociale en rfa. Divergeant sur le contenu, la droite et la gauche se rencontraient dans la forme de cette oscillation irréfléchie de l’admiration au rejet, du rejet à l’admiration. La nature du rapport intime entre la performance socio-économique des Volksgenossen et les fondements sociaux de cette réussite produits sous le régime national-socialiste ne devait pas être scrutée, puisque cela aurait exigé qu’Auschwitz soit retiré de l’univers anhistorique des soi-disant « vieux démons » et soumis à la critique sociale ; chose « impossible » car le mythe d’origine antifasciste de la Quatrième et de la Cinquième République aussi bien que l’amitié obligatoire avec « les Allemands » n’en seraient pas sortis indemnes.

Vint alors ce 9 novembre qui sera désormais un jour de fête nationale, même officieux. En vérité, c’en était toujours un, puisque la commémoration annuelle du vrai début de la Shoah, le 9 novembre 1938, se fit toujours sous l’appellation nationale-socialiste de « nuit de cristal » qui évoque plutôt les festivités joyeuses qu’elles étaient pour certains, que l’indicible qu’elles annoncèrent. Que les autorités de la rda aient choisi précisément ce jour-là pour ouvrir les frontières, expose finalement au grand jour les raisons non avouées pour lesquelles l’idéologie officielle de ce pays se dirigeait toujours contre le « fascisme » (italien) et non pas contre le national-socialisme (allemand), lequel compte parmi ses éléments constitutifs l’antisémitisme völkisch, à la différence justement d’avec le fascisme italien.

En France, la mise à l’ordre du jour politique de la « question allemande » par les Allemands de l’Est refournit à cette vision ambivalente son thème d’élection. On se réjouissait avec les Berlinois de l’Est et de l’Ouest car, après tout, « qu’est-ce qu’on dirait, nous, si Paris était coupé par un mur » ; mais le lendemain c’était la gueule de bois. « Oui, mais… », pouvait-on entendre dans les conversations de bistrot. Une petite peur diffuse envahissait le pays. Pour acheminer cette inquiétude générale vers les douces contrées rassurantes de la raison d’État, les spécialistes se mirent à bricoler des stratégies de rationalisation, Le Monde en première ligne. Surtout pas émettre des objections ! Surtout pas éveiller la « sensibilité allemande » ! Soyons sereins et gardons le silence ! Vu cette prudence apeurée, tous ces boniments sur la « démocratie qui a fait ses preuves » relèvent de la méthode Coué. Reste la fuite en avant : accélérer l’intégration européenne, perspective dont tout le monde sait qu’elle dépendra précisément de la rfa. Et si l’unité politique de l’Europe occidentale échouait ce serait de la faute de… Mme Thatcher, la chèvre émissaire de la Communauté européenne.

Il n’est pas question ici d’élaborer des scénarios plus ou moins probables pour l’avenir capitaliste de l’Europe ni de poser la fausse question de savoir si une Grande Europe est préférable à une Grande Allemagne. L’important c’est la façon et la tonalité de ce débat public. Les tentatives d’apaisement révèlent en biais que la marche froide de la diplomatie européenne n’épuise guère la dynamique spécifique du nationalisme völkisch. Un commentaire à propos de la visite récente du chancelier Kohl en Pologne dans Le Monde du 14 novembre 1989 peut illustrer à quel point certains se refusent à reconnaître cette spécificité.

À l’occasion d’un changement de calendrier dû au refus du président de la communauté juive allemande Galinsky d’effectuer la visite d’Auschwitz avec Kohl précisément un samedi, Hans Klein, le porte-parole du chancelier, estima que ce report se justifiait par le souci du gouvernement de ménager la sensibilité du « judaïsme international ». Le commentateur releva certes que cette formule était une expression courante de la propagande nationale-socialiste, mais c’est lui-même qui travestit cet antisémitisme en « problème juif », sous-titre courant de son article. Par la suite, il détourna le débat et l’engagea dans les sillons de la diplomatie internationale en expliquant cet incident par le « caractère délicat des relations germano-polonaises ». Aussi le rapport systématique entre le nationalisme allemand, la poussée de celui-ci vers l’Est et l’antisémitisme se trouve-t-il déchiré et remplacé par le couple diplomatie inter-étatique et antinazisme moralisateur. Par ailleurs, cet épisode fut soigneusement coupé du contexte de la « question allemande » et placé dans une case à part.

Pendant toute cette période, Mitterrand essayait de se rassurer lui-même en répétant à chaque occasion qui se présentait qu’il n’avait pas peur de la réunification. Malgré les grands gestes de son chef, la diplomatie française recule. L’esprit de Munich fait le tour. Alors que Dumas tentait, en répétant toujours la même formule, de se persuader que « la réunification n’était pas d’actualité » Kohl prit l’offensive par son silence sur la ligne Oder-Neiße. Et voilà que les commentateurs s’efforcent de l’excuser, en faisant valoir qu’il devait tenir compte des aspirations pangermaniques de son électorat de droite…

Lorsque, peu après ces réactions molles au plan Kohl, le chancelier, « cédant » aux instances de Mitterrand, reconnut de manière fort implicite et très tordue cette frontière avec la Pologne, la diplomatie française fut tellement soulagée qu’elle n’eut plus rien à redire contre le rythme réunificateur des autorités allemandes, le principe n’étant jamais mis en cause.

Depuis la rédaction de ce passage, la polémique au sujet de la ligne Oder-Neiße s’est nettement accentuée. Le chancelier se retranche derrière une position juridique, soutenant que « la fixation définitive des frontières de l’Allemagne doit attendre un règlement de paix pour l’ensemble de l’Allemagne librement négocié »15

II est vrai que, juridiquement, la reconnaissance de la ligne Oder-Neiße par le traité de Varsovie entre la Pologne et la rfa de 1972 n’engage pas une Allemagne unifiée. Cependant, la souveraineté de celle-ci sera nécessairement la prolongation de celle de la rfa, puisque c’est elle qui dirige l’unification et en dicte les modalités.

Alors, pourquoi cette méticulosité juridique qui laisse penser que l’actuelle souveraineté ouest-allemande ne saurait se porter garante des actions de la future Allemagne, lui conservant par là le droit à l’imprévisibilité ? Pourquoi même la motion du Bundestag, adoptée le 8 mars à l’unanimité moins cinq abstentions de la droite chrétienne-démocrate, ne souffle-t-elle mot de la ligne Oder-Neiße, mais se contente de déclarer le droit du peuple polonais à « vivre dans des ( !) frontières sûres »16 et renvoie de nouveau le règlement définitif de cette question au lendemain de l’unification ?

À cela deux raisons s’imposent. Premièrement, Kohl entend tester jusqu’où il peut aller trop loin. Serait-il possible de réaliser l’union sans préalablement reconnaître les frontières de fait, que la position européenne de l’Allemagne s’en trouverait singulièrement renforcée. Cela constituerait un atout pour tout gouvernement allemand futur, quelle que soit sa couleur politique, et c’est pourquoi la spd, après avoir accusé, par la voix de M. Vogel, le chancelier d’être un « risque politique » pour la rfa, a pourtant voté la motion évoquée.

Ce même jour du 8 mars, Willy Brandt a d’ailleurs rencontré M. Mitterrand. De leur entretien aucun commentaire n’a été fait à la presse, mais son contenu ne fait aucun doute. Brandt aura rassuré le président de ce qu’un futur gouvernement social-démocrate reconnaîtra la frontière en question et de ce que la spd soutiendra l’exigence française, rendue public le jour suivant, « qu’un acte juridique soit négocié le plus tôt possible, avant l’unification »17. Ainsi la campagne électorale de la spd jouira du soutien de Mitterrand, et M. Lafontaine, candidat social-démocrate à la chancellerie, pourra jouer sur l’isolement international où la politique de Kohl plongerait la rfa. Quant à Mitterrand, il pourrait tranquillement se rendormir.

La seconde raison pour laquelle l’actuel chancelier refuse de reconnaître la validité des accords de Varsovie concerne la situation juridique proprement dite. Kohl cherche à escamoter ces accords pour revenir au status quo ante, c’est-à-dire à la situation juridique telle qu’elle est définie par les accords de Potsdam. Or là, c’est le tracé même de la ligne Oder-Neiße qui reste dans le flou. En effet, ces accords ne régissent ni la région de Szczecin, située à l’ouest de l’Oder, ni un petit territoire situé à l’extrémité sud de la Neisse, région dite Lausitzzipfel. Aussi le chancelier peut-il à la fois désavouer son ministre des Finances Théo Waigl, qui veut rétablir l’Allemagne dans les frontières de 1937, et ne pas reconnaître le tracé de facto de la ligne Oder-Neiße, reconnu de jure tant par la rfa que par la rda. Dans cette optique, l’Allemagne unifiée se retrouverait avec une frontière Est qui ne serait pas entièrement définie sur le plan juridique. Voilà donc l’objet sur lequel portera la « fixation définitive » dont parle la motion du Bundestag.

Des lors, le chantage qui se dessine est clair : l’octroi de nouveaux crédits contre la cession de ces deux territoires. La cause qui poussera l’Allemagne à réclamer ces pauvres provinces n’est point économique. Elle émane de cette dynamique idéologique, esquissée plus haut, qui se réalisera dès que l’appauvrissement des Allemands, que ne manquera pas de provoquer l’unification, les portera à se dire que, si nous sommes miséreux, nous sommes pourtant allemands, et que pour le devenir véritablement il importe que le corps de la nation, amputé de ses extrémités, soit reconstitué dans son intégralité.

VI. À propos d’une métaphore

La réflexion sur cette exigence du corps völkisch à réapparaître dans toute sa splendeur nous mène tout naturellement à la considération d’une métaphore dont nul ne n’étonna, quoiqu’elle fourmille dans la bouche de tous les hommes d’État de rfa depuis que Willy Brandt l’a inventée, le lendemain du 9 novembre. Aussi peut-on lire dans les extraits du fameux plan Kohl publiés par Le Monde du 30 novembre 1989, après l’énumération des futures « commissions communes » de la rfa et de la rda, cette phrase anodine : « Un tel développement commun s’inscrit dans la continuité de l’histoire allemande. » L’original, lui, dit « Zusammenwachsen ». Il est vrai qu’on a du mal à traduire ce mot qui évoque les progrès d’une cicatrice dont les lèvres se rejoignent. L’organisme qui se reconstitue ici c’est évidemment cette nation allemande que les alliés auraient déchirée en imposant l’ordre artificiel et contre nature de Yalta. Pour trouver l’équivalent français de cette vision organiciste de la nation il faut encore chercher du côté d’un Barrés, dans « l’arbre de M. Taine », chapitre central des Déracinés. Si le romantisme politique est en France l’apanage de la droite nationale, il se place au centre même de l’idéologie officielle en rfa ; ce qui confirme bien la persistance de cette différence franco-allemande qui avait déjà séparé Rousseau et Fichte.

VII. Les intellectuels et leur « nation culturelle »

Par ailleurs, certains intellectuels allemands invoquent la « culture allemande » pour fonder ce qu’ils appellent une « nation culturelle »18. De toute évidence, la culture dont ils parlent est un ensemble de valeurs propres à leur clan, une sorte de chasse gardée spirituelle. Aussi l’esprit, qui, par l’activité séculaire des hommes, s’est arraché aux déterminations particulières, se voit-il réduit à sa forme magique, et assigné la tâche de réconcilier les intellectuels allemands avec la nation qu’ils ont tant critiquée, il n’y a pas si longtemps. L’esprit se trouve diminué de son universalité et devient grégaire, la spiritualisation de la nation débouche sur la nationalisation de l’esprit. Qui ne s’y prête pas est décrié comme « abstrait », comme « suspendu dans l’air », bientôt comme « enjuivé ».

Portés par une bonne volonté incontestable, nombre de commentateurs soutiennent une idée passablement identique. Pour contre-balancer les pages noires de l’histoire allemande, ils font généralement valoir l’« énorme apport (de l’Allemagne) à la culture universelle »19. Il s’agit là d’un paralogisme assez répandu. S’il est vrai que quelques penseurs allemands ont su s’élever à l’universel, ils y réussirent pour avoir dépassé leur origine nationale. L’universalité même de leurs idées démontre qu’ils les ont pensées en tant qu’hommes, non point en tant qu’Allemands. Il y a, en revanche, des penseurs qui font leur la cause de la nation allemande, les mêmes d’ailleurs qui clouent au pilori la pensée universelle, quelle que soit la nationalité du penseur qui la soutienne, parce que l’universalité même leur apparaît comme une trahison à la cause allemande.

Il y a même des esprits biscornus qui hésitent entre leur qualité d’homme et la bassesse nationale. Mais nulle part n’a-t-on encore vu un penseur nommé « Allemagne » qui aie apporté quoi que ce soit.

VIII. L’étrange fin d’une guerre

Vers la fin de la Deuxième guerre mondiale, Himmler proposa à Roosevelt la conclusion d’une paix séparée pour continuer ensemble la guerre contre l’Union soviétique. Quarante années plus tard, Reagan exauça le vœu que son prédécesseur avait décliné. La poignée de main de Kohl et de Reagan sur les tombes des ss à Bitburg scella a posteriori ce pacte, qui signifie que l’Allemagne avait toujours fait partie de l’otan, même avant 45, qu’elle avait guerroyé à ce titre et que les ss n’avaient été que de simples divisions d’armée. Un an plus tard, l’honorable professeur Hillgruber soutint dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, journal conservateur de grand renom, que l’anéantissement des juifs devait être tenu pour quantité négligeable par rapport à la terreur rouge qui menaçait la population allemande sur le front de l’Est. Il fallait encore trois ans pour que l’Allemagne gagne définitivement la guerre et que s’ouvrent à l’Est les grandes perspectives qui avaient déjà animé les projets de l’état-major national-socialiste. À cet égard, la France, joignant ses forces à la grande œuvre de redressement de l’Europe, rejoint, elle aussi, son histoire, celle d’une autre collaboration franco-allemande de triste mémoire.

L’Allemagne a gagné la guerre et la France se réjouit amèrement. Les instances de M. Mitterrand auprès du chancelier Kohl de bien vouloir accepter l’intégration européenne, c’est-à-dire d’accorder à la France une place de choix dans le roll-back économique, évoquent étrangement l’effort du maréchal Pétain d’assoupir le chancelier Hitler. Et qui sera le nouveau Laval ? Celui qui se dégonflera lorsque l’Allemagne unifiée réclamera à la Pologne les deux provinces évoquées plus haut ?

IX. Pour finir

Pour finir, voici une confrontation qu’on n’aura pas tort de méditer :

Quand Le Pen préconise l’éviction des immigrés pour prévenir la naissance du racisme, on comprend généralement la démagogie.

Quand un commentateur met le lecteur en garde contre toute critique du désir unificateur des Allemands parce qu’elle pourrait déclencher le nationalisme allemand, on loue généralement sa sagesse.

Notes

1 – Claire Tréan, « La France, l’Allemagne et l’autruche », in Le Monde du 14 octobre 1989.

2Cf. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris, éd. sociales, 1971, chap. vi, p. 69.

3 – Johann Gottlieb Fichte, Reden an die deutsche Nation [Discours à la nation allemande], Hambourg, éd. Meiner, 1978, § 123, p. 63. La philosophie nationale de Fichte fait penser à Barrès qui, dans Scènes et doctrines du nationalisme, affirme que « nous sommes le produit d’une collectivité qui parle en nous » (cité par Zeev Sternhel, Maurice Barrès et le nationalisme français, Bruxelles, éds. complexe, 1985, p. 289).

4Cf. Le rêve allemand de la national-socialdémocratie, dans ce numéro.

5Cf. Moishe Postone, « Anti-Semitism and National Socialism », in Anson Rabinbach et Jack Zipes (eds.), Germans and Jews Since the Holocaust : the Changing Situation in West Germany, New York/London, Homes & Meier, 1986, pp. 302-314. Une version allemande, légèrement différente, est parue, sous le titre « Logik des Antisemitismus » in Dan Diner (ed.), Zivilisationsbruch. Denken nach Auschwitz, Francfort, Fischer Verlag, 1988, pp. 242-254. La traduction française est en cours.

6 – Adjectif dérivé de « Volk ».

7 – Première grande manifestation antijuive et antifrançaise après la « libération » que Fichte avait appelée de ses vœux et où le Code Napoléon fut brûlé.

8Cf. ci-dessous.

9 – Appellation non contrôlée qui comprend les ultra-gauches, les anarchismes et les post-situationnismes.

10Le Monde du 14 octobre 1989. Depuis, la tonalité a remarquablement changé.

11 – Une des figures rhétoriques préférées du chef du nouveau parti d’extrême droite « les Républicains » Schönhuber est précisément : « Le guichet pour Canossa est désormais fermé. »

12 – Terme national-socialiste forgé de Volk (peuple) et de Gemeinschaft (communauté).

13 – Terme national-socialiste forgé de Volk et de Genosse (camarade), désignant l’homme particule de la Volksgemeinschaft.

14 – Formule prononcée par Kohl devant la Knesset lors d’un voyage en Israël.

15Le Monde du 19 janvier 1990.

16Le Monde du 10 mars 1990.

17Le Monde du 11-12 mars 1990.

18 – Forgée par le philosophe Johann Godfried Herder (1744-1803), cette notion fut remise en circulation par l’écrivain Gunter Grass, en vue d’embellir l’image de l’Allemagne à l’étranger. (Cf. Gunter Grass, Deutscher Lastenausgleich. Wider das dumpfe Einheitsgebot. Reden und Gespräche, Francfort, coll. « Luchterhand », 1990, pp. 35, 50). Il n’est pas sans intérêt de constater que Grass lança ce concept du romantisme politique à l’époque du premier sursaut national en rfa, lors du mouvement pour la paix. Cf. à ce sujet : « Le rêve allemand de la national-socialdémocratie », dans ce volume.

19 – André Fontaine, Le Monde du 13 février 1990.